Animaliser le genre?

Dans le pays qui dit chérir la liberté de caricature, un simple dessin a fait hurler les partisans de l’ordre. Représenter un homme enceint pour une affiche du Planning familial constituait manifestement une insupportable atteinte à la dignité des transphobes. On aurait pu s’attendre à ce que Charlie Hebdo, porte-étendard de la liberté d’expression et du refus du blasphème, vole au secours du dessinateur et militant trans Laurier The Fox, immédiatement menacé de mort sur les réseaux sociaux. Mais son rédacteur en chef Gérard Biard a préféré se moquer avec l’extrême-droite de cette minorité «qui doit représenter 0,000001 % des cas que le Planning est amené à traiter» – et qu’on peut donc ridiculiser impunément.

Pourtant, l’exemple le plus burlesque est venu de Marianne, avec une tribune transphobe signée par deux autrices revendiquant un étrange féminisme «biologique», magnifiant à grand renfort de vocabulaire animalier les «mammifères» ou la «femelle» qui se cache derrière toute fillette impatiente d’ovuler. La réponse des spécialistes en biologie était déjà prête, renvoyant le pseudo-scientisme de la tribune au rang d’argumentaire de la Manif pour tous («Seules les femmes, c’est-à-dire les femelles adultes humaines peuvent être enceintes. Un homme, c’est-à-dire un mâle ne pourra jamais l’être. Affirmer le contraire est scientifiquement parlant un mensonge»). Car non seulement la biologie moderne affirme à peu près l’inverse de ce positivisme suranné, mais l’instrumentalisation d’un ordre prétendument «naturel» pour fonder l’ordre social fait partie des principales mythologies précisément dévoilées par le féminisme et la «théorie du genre».

J’écris dans ce contexte «théorie du genre» entre guillemets, car cette expression est utilisée de manière injurieuse par les réactionnaires pour discréditer ce qui est présenté comme une vision abstraite, «théorique», et donc par définition viciée d’un ordre naturel mobilisé pour imposer la norme. Mais pour un chercheur, le terme «théorie» n’a évidemment rien d’un gros mot. La théorie de la sélection naturelle de Darwin ou la théorie de la relativité d’Einstein, qui comptent parmi les modèles scientifiques les plus illustres et les mieux établis, constituent autant d’exemples pour montrer qu’une théorie est très exactement ce que la science produit pour décrire le monde. Non pas la simple observation des faits, mais l’organisation d’hypothèses et de modèles proposant une explication causale de phénomènes souvent passés inaperçus.

Associée à l’évocation trompeuse des sciences exactes, la diabolisation (et l’ignorance) des sciences sociales va de pair avec l’instrumentalisation de modèles empruntés à une «nature» de pacotille. Pour ceux qui en appellent à la rationalité scientifique, cette exclusion a des allures de nouvel obscurantisme. Car les études de genre, qui font se rejoindre les ressources de l’anthropologie, de la sociologie, de la philosophie et de l’histoire, comptent parmi les plus belles avancées de la compréhension de la réalité sociale. Loin du naturalisme fallacieux des réactionnaires, cette approche a démontré de manière éclatante l’entrecroisement de l’imaginaire avec les déterminismes biologiques. Abritée derrière la mécanique sexuelle, la construction des normes de genre  est un des exemples les plus indiscutables de naturalisation de l’ordre établi.

Préférer l’animalisation pour assurer un label 100% biologique aux «femelles humaines» est un sacré retour en arrière, caractéristique de la régression transphobe. On peut se déclarer hostile aux études de genre, comme on peut préférer le créationnisme à la théorie darwinienne. Mais une telle posture ne peut en aucune façon se cacher derrière le masque de la science.

12 réflexions au sujet de « Animaliser le genre? »

  1. Vous avez bien sûr raison sur ce qu’est une théorie, et sur le fait que le genre est une construction. Mais la tribune de Marianne n’est pas caricaturale, et affirme une chose importante : « On n’est pas né dans le mauvais corps ». On peut être d’accord ou pas d’accord sur le fait de qualifier le désir de changer de genre « une maladie » (personnellement je trouve arrogant de décider à la place d’un adulte s’il est malade ou pas) mais la tribune de Marianne est beaucoup plus nuancée que vous la décrivez.

    En particulier, elle affirme que l’identité n’est pas prisonnière du sexe. Il y a là une question qui vaut plus que la caricature.

    Ce qu’il faudrait savoir, c’est le but de la campagne du planning familial. S’ils voulaient polariser des questions subtiles, ils ont réussi.

  2. Je vous renvoie à la tribune publiée par Le Monde que je cite ci-dessus:
    https://www.adheos.org/genre-il-est-inadmissible-dinstrumentaliser-la-biologie/
    qui énonce clairement que «les connaissances scientifiques issues de la biologie actuelle ne nous permettent en aucun cas de dégager un quelconque “ordre naturel” en ce qui concerne les comportements hommes-femmes ou les orientations et les identités sexuelles.»

    «Naître dans le mauvais corps» est encore une formulation incorrecte, appuyée sur le primat de l’unité biologique. On peut parfaitement naître dans la mauvaise identité sexuelle, puisque celle-ci est constituée par plusieurs marqueurs (organes sexuels, chromosomes, hormones…), qui peuvent se contredire. En la matière le mieux est de prendre connaissance de l’avis et des témoignages des concerné·e·s, comme celui d’Arnaud Vauhallan:
    https://www.lignes-de-cretes.org/pro-choix-avec-le-planning-familial-contre-la-transphobie-et-lislamophobie/
    Marianne a également publié une seconde tribune par Olivia Ciappa pour élargir son prisme: « Aucune personne trans ne veut faire croire qu’elle change de corps biologique »
    https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/aucune-personne-trans-ne-veut-faire-croire-quelle-change-de-corps-biologique

  3. Très déçu de vous voir adhérer vous aussi à la rhétorique misogyne des fanatiques trans.
    Il paraît que si on ne peut pas définir objectivement les termes hommes et femmes, le féminisme se retrouve vidée de toute substance réelle.

  4. Voir du fanatisme dans un dessin plein de tendresse ne peut malheureusement s’expliquer que par la phobie.

  5. Bonjour André,
    merci pour cet article, comme toujours. Je ne suis pas sur Twitter où je vous lis quand même, et donc, sur l’affaire des paroles de Macron (et un peu en lien avec cet article) sur l’Algérie (crime contre l’humanité vs histoire d’amour), je suggère la formulation suivante, pour mettre tout le monde d’accord : « Entre la France et l’Algérie, c’était un crime passionnel » :-D
    Amitiés.

  6. (commentaire également posté sur Twitter). Est-ce qu’au delà de l’offensive transphobe en cours, on ne pourrait pas dire qu’être « de droite » c’est naturaliser (depuis le 19ème : biologiser) l’ordre en place qui est donc immuable – toute tentative de changement étant « contre-nature ». Être « de gauche » c’est historiciser, c’est à dire dénaturaliser : le féminisme dénature l’ordre hétérosexiste, le décolonialisme dénature l’ordre racial, le Marxisme a dénaturé – différemment – l’ordre social (PS : c’est aussi le projet de toute l’œuvre de Foucault). La dénaturalisation est la première étape de l’action : ce qui a une histoire peut être changé.
    Le souvenir de la WWII s’éloignant, intéressant de noter que les contre-révolutions en cours utilisent à nouveau la biologie pour fonder les catégories politiques liée au genre et de façon minoritaire à la race (QI et gènes). La doxa raciste est plutôt au « civilisationnel », c’est la doctrine Huntington : « progressisme » blanc contre « archaïsmes » du sud global – à éduquer avec des missiles Hellfire au niveau global et des expulsions/lois au niveau local.

  7. @Walter: Oui, ça paraît une façon efficace de caractériser l’antagonisme conservatisme / progressisme, qui marche bien avec le sexisme ou le racisme. Avec toutefois des nuances, puisque le paradoxe est que l’approche biologique la plus récente contredit la description binaire des sexes, au profit d’une compréhension plus ouverte et plus fluide, et d’une articulation plus fine entre sexe et genre. En fait, derrière l’argument naturaliste se joue aussi l’assimilation des sciences aux sciences naturelles et le rejet des sciences sociales, qui est un réflexe populiste plutôt qu’une vision scientifique. Attention également à l’instrumentalisation de l’histoire par les conservateurs, comme dans la thèse complotiste du grand remplacement, ou la vision qui privilégie le christianisme sur l’islam au nom de l’ordre établi.

  8. « Voir du fanatisme dans un dessin plein de tendresse ne peut malheureusement s’expliquer que par la phobie. »
    Merci pour cette brillante analyse psychologisante qui enrichit le débat.

    Un mensonge plein de tendresse reste un mensonge. Comment expliqueriez vous à un petit garçon qui verrait cette affiche et vous dirait : « Moi aussi, je veux être enceint », que certes les hommes peuvent être enceints mais pas lui ?
    Et surtout sans lui laisser entendre qu’il n’est finalement pas vraiment un homme puisqu’il ne peut pas être enceint?

    Au delà de ça, le fanatisme n’est pas tant dans cette affiche que dans la volonté de redéfinir le sens des mots homme et femme pour ensuite traiter de transphobe, voire de fasciste tous les gens, notamment les femmes, qui expriment leur rejet de ce coup de force au profit d’une infime minorité.

  9. @Thomas: Femmes, racisés, homosexuels, handicapés, etc…: les sociétés occidentales ont longtemps fait peu de cas de leurs minorités. On ne peut que se réjouir de l’évolution qui encourage un plus grand respect des points de vue minoritaires. S’abriter derrière la nécessité éducative pour préserver les stéréotypes ne vaut pas mieux que la naturalisation des « vrais hommes » ou des « vraies femmes » par une biologie de carnaval. Ce qu’il faut enseigner aux enfants, c’est plutôt la diversité, la tolérance, et le respect précisément dû aux minorités en raison des discriminations auxquelles elles sont exposées. On éviterait ainsi de faire de l’institution scolaire un des lieux privilégiés du harcèlement et de la culture de la norme majoritaire.

  10. Un point positif des LGBTQ+ etc. etc. c’est qu’on peut « dénaturaliser » l’hétérosexualité aussi (ce qui a été fait depuis toujours par tous les poètes) et redécouvrir comment elle est, fondamentalement et essentiellement, en tant qu’hétérosexualité, tout aussi « progressiste » et « culturellement construite » que les autres minorités ;) Mais enfin, attention à l’enfermement dans l’identité « sexuelle » ou « raciale »… guillemets car accepter que ces catégories sont culturellement construites permet de reconnaitre que ces catégories ne sont PAS notre identité. En d’autres termes, il n’y a pas d’identité sexuelle. (au sens de Lacan, mais encore plus vrai je pense, que quand il disait qu’il n’y a pas de relation sexuelle – c’est a dire que la relation n’est pas sexuelle). Mais ne soyons pas extrémistes, ne devenons pas les talibans du constructionisme absolu, car il y a tout de même deux éléments qui découlent logiquement de l’acceptation des catégories sexuelles comme culturellement construites: 1) Ce sont des éléments du langage, du vocabulaire, et en tant que tels il nous faut bien reconnaître que nous nous en sommes servis pour arriver où nous sommes et les transformer vraiment est plus difficile que de simplement les déclarer obsolètes, car cela ne fera que les faire rentrer par la fenêtre après les avoir éjectés par la porte, se laisser prendre au piège du conservatisme même que l’on fait mine de nier, et 2) face à l’oppression culturelle, qui fait partie du lot et ne peut être séparée d’un coup de plume ou par une déclaration, de la liberté individuelle, car cela demande un immense travail, face à cette oppression donc, la relation personnelle avec la nature est libératrice et désaliénante, et non pas oppressive. C’est pas pour rien que les protecteurs de la nature sont la catégorie de personnes la plus victime d’assassinats dans le monde, avant les journalistes. Le pouvoir de créer cette relation personnelle avec la nature, nature en nous et nature à l’extérieur de nous, fait de nous des humains, et la manière personnelle de créer cette relation est bien notre identité inviolable.
    Mais cela n’est pas vraiment du goût de ceux qui voudraient rationaliser la gestion les « troupeaux humains » en renforçant les soi-disant « identités » sexuelles ou raciales.

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