Inspirée par les méthodes de l’histoire de l’art, l’analyse iconographique reste une approche centrée sur le primat du motif et de la composition visuelle. Pourtant, une majorité d’images qui suscitent le débat dans l’espace public ne relèvent pas d’une construction iconique élaborée. Un exemple éloquent de ce décalage a été proposé l’été dernier par le canular de la tranche de chorizo, prise pour une photographie de l’étoile Proxima du Centaure sur la foi d’un tweet d’Etienne Klein.
Le physicien ne faisait pourtant que reprendre un mème connu des milieux scientifiques, lancé en 2018 à l’occasion d’une éclipse de lune, et repris la veille du message de Klein par un tweet de l’astrophysicien Peter Coles. Aucun de ces clins d’œil n’avait suscité de polémique. A l’inverse des poissons d’avril, qui recherchent la vraisemblance dans le but de tromper le destinataire, le ressort de la plaisanterie repose sur l’évidence d’un rapprochement absurde. La confrontation d’un objet aussi familier qu’une tranche de saucisson avec un phénomène astronomique n’est censée tromper personne.
Comment expliquer que cette blague potache ait pu être prise au sérieux par une partie du public? Sur le plan iconographique, on peut noter que quelques corrections ont été apportées à la photo du chorizo, atténuant les brillances et gommant le bord de la tranche, ce qui complique son identification et accentue la proximité avec une vue d’étoile. Mais l’essentiel de la confusion est produit par un effet de contexte. Daté du 31 juillet, le tweet d’Etienne Klein s’inscrit en effet dans le sillage des très nombreuses réactions qui saluent avec enthousiasme le déploiement du nouveau télescope spatial James-Webb, destiné à remplacer le vétéran Hubble, et dont les premières images sont largement relayées sur les réseaux sociaux.
C’est précisément cet emballement pour des vues spectaculaires, mais dont l’interprétation n’est pas à la portée du premier venu, qui suscite l’ironie d’Etienne Klein. Comme plusieurs autres journalistes, l’éditorialiste politique de BFMTV Ulysse Gosset ne perçoit pas la mise à distance du physicien et tombe dans le piège du canular qu’il retweete au premier degré. A sa décharge, l’énonciation pince-sans-rire de Klein, qui multiplie les précisions astronomiques, n’a rien pour éveiller la méfiance du non-spécialiste. Après plusieurs messages agacés, le scientifique finira par s’excuser d’avoir favorisé un malentendu, qui n’est pourtant qu’une conséquence de l’effet bien connu de décontextualisation favorisé par la perméabilité des réseaux sociaux. Pour quiconque disposant de quelques éléments de connaissance astronomique, il n’est tout simplement pas possible de prendre au sérieux la proposition du mème – la distance qui nous sépare de Proxima ne permettant pas de produire, même de loin, une iconographie approchante.
Roland Barthes l’affirmait: «Dans la photographie, je ne puis jamais nier que la chose a été là». J’ai déjà commenté à plusieurs reprises cette formule, tout à la fois pertinente sur la référentialité de l’image d’enregistrement, et trop rapide sur la question de l’identification de «la chose». Le cas du chorizo fournit un exemple vertigineux de dyslexie d’une image pourtant bel et bien référentielle. A partir de quelques conditions simples – la proximité visuelle de deux objets appartenant à des univers différents, un contexte d’ivresse scientifique appuyée sur la monstration d’une iconographie aussi spectaculaire que mystérieuse, et le sérieux d’une énonciation savante rendue crédible par un émetteur légitime –, il a été possible de prendre un banal aliment pour un objet stellaire. Le basculement d’échelle qui autorise la confusion a quelque chose de sidérant. Il montre que, dans la plupart des cas, nous avons besoin, à côté de l’image, d’une information fiable pour comprendre et situer ce que nous voyons. L’analyse d’un média visuel requiert donc de ne pas se limiter à ce qui se passe à l’intérieur du cadre, mais d’interroger aussi les conditions de la visibilité de l’image.
3 réflexions au sujet de « Ce que montre le chorizo »
Bonjour,
Je vous trouve un peu injuste avec l’émission d’Arte « Le Dessous des images » quand vous dites que l’analyse de la photo de Thibaud Moritz reste très largement centrée sur la question du motif et de la composition visuelle… Certes c’est ce par quoi commence l’analyse, mais n’est-ce pas légitime de commencer par décrire au mieux l’image avant de l’interpréter? Et surtout, une bonne part de la vidéo est consacrée à la question de l’interprétation en contexte, ce qui va complètement dans le sens de votre analyse du caractère indéfectible de la relation entre interprétation et contextualisation (puisque de la décontextualisation naît l’erreur, comique, d’interprétation…).
@Fievre: Je me réjouis bien sûr de la création d’une émission d’analyse des images, que nous n’avons que trop attendu et dont les premiers épisodes montrent de grandes qualités! Le bref commentaire ci-dessus relève d’une discussion spécialisée, qui n’est peut-être pas tout à fait inutile, ainsi qu’en témoigne votre réaction.
Evidemment, le mot « contexte », qui recouvre toute information utile à la lecture de l’image, peut s’étendre très largement à toute forme de commentaire. Je résumerai mon point de vue en disant que les différents angles présentés par le 1er épisode du « Dessous des images » relèvent tous d’une approche iconographique, centrée sur l’image. Cette approche n’est pas nouvelle: elle a été solidement installée dans la critique médiatique par Alain Korkos, à l’époque de sa chronique pour Arrêt sur images (dont le premier épisode de DDI reprend d’ailleurs plusieurs éléments, comme la comparaison avec La Chute d’Icare de Brueghel l’Ancien: https://www.arretsurimages.net/articles/la-photo-la-plus-controversee-du-11-septembre)
Le contre-exemple du chorizo me permet de développer une approche différente, qui n’est pas centrée sur les caractères formels de l’image ou les intentions du producteur (on ne sait pas qui a pris la photo du chorizo!), mais qui montre que le succès de ce mème s’explique par un contexte particulier de réception. A la différence de DDI, je n’analyse pas une « image », mais une occurrence éditoriale située dans l’espace médiatique (la même image pourrait provoquer une lecture complètement différente dans un autre contexte): c’est cela que je nomme ici « contextualisation », par opposition à l’approche iconographique.
Je tente depuis longtemps d’expliquer les bénéfices de cette approche, qui permet non seulement d’analyser les images conversationnelles, mais aussi les images médiatiques (soumises à une publication située) ainsi que de nombreuses productions ignorées par l’histoire de l’art, parce que leur contenu iconographique paraît plus pauvre. DDI restera-t-il confiné au best-of des meilleures photos d’actualité, à la manière du World Press Photo, ou bien va-t-il s’intéresser aussi à la tranche de chorizo? Il va sans dire que je milite pour la deuxième hypothèse! :)
J’avais vu le tweet d’Etienne Klein dans le substack de Robert Malone, et j’aimais beaucoup la conclusion de Klein:
« Apprenons à nous méfier des arguments d’autorité autant que de l’éloquence spontanée de certaines images…. »
Votre analyse fascinante, et votre recherche sur les antecedents qui montre comment en quelque sorte, le concept s’est progressivement condense en sa forme essentielle en l’espace de 4 ans et 3 tweets, explique en somme, dans les details, pourquoi la conclusion rapide d’Etienne Klein est entierement correcte ! C’est a dire, en quoi « l’eloquence spontanee » est liee a l’argument d’autorite :
« nous avons besoin, à côté de l’image, d’une information fiable pour comprendre et situer ce que nous voyons ».
Tout l’art du P.R. (Public Relation) et de la propagande repose sur cette realite basique, qui nous fait croire aux images. Et il est important d’etre capable de croire aux images. Mais savoir identifier ce qui, dans notre relation aux images, releve de la croyance, est vital.
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