Nous y sommes. En retenant une photographie stylisée de John Stanmeyer, le World Press Photo faisait en 2014 un premier pas visible, mais pas encore tout à fait assumé, vers une réécriture des problématiques du journalisme visuel. Répétant cette année ce choix, appuyé sur une composition elle aussi très graphique du danois Mads Nissen, l’institution l’accompagne d’un discours tranché marquant l’éloignement avec LE modèle majeur du photojournalisme depuis le début du XXe siècle: la photographie de guerre et de catastrophes.
Lorsqu’on se rend en septembre au festival de Perpignan, gardien de l’orthodoxie, on est frappé par l’extraordinaire stabilité stylistique du photojournalisme depuis cinquante ans (du moins celui sélectionné par le filtre Visa). En écoutant un morceau de musique des années 1970, ou 1980, ou 1990, on identifiera la plupart du temps sans hésitation la période dont il est issu. On aura beaucoup plus de mal, indépendamment des indications contextuelles fournies par le sujet de l’image, à situer dans le temps une photo de news, noyée dans une permanence qu’aucun point de repère ne vient scander.
Hors festival, la réalité est bien sûr plus complexe, mais le WPP prend fermement position contre la vision perpignanaise, et admet pour la première fois l’existence d’une querelle des Anciens et des Modernes, comme l’analyse Jérôme Huffer sur Our Age Is 13. Patrick Baz, membre du jury et directeur photo de l’AFP pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord explique que «La décision a été unanime. J’ai défendu cette image pour montrer que le photojournalisme ne traite pas seulement de la guerre et qu’on peut trouver une bonne histoire juste de l’autre côté de la rue». «Le métier va nous tomber dessus, c’est sûr, mais on s’y attend et on assume totalement notre choix».
S’agit-il d’un faux débat, comme le suggère Slate, en se demandant «que nous apprend réellement cette image de la souffrance des homosexuels et de l’homophobie en Russie?» Pas grand chose, en effet – mais la photo de guerre nous en apprenait-elle plus, ou bien ne faisait-elle qu’entretenir elle aussi nos préjugés et nos stéréotypes?
En réalité, l’opposition des Anciens et des Modernes est bien redoublée par la mise en exergue d’un thème, l’homophobie, qui n’a pas manqué de susciter l’irritation d’une profession encore très masculine, et qui perçoit comme une provocation le choix d’un sujet de société de préférence à la légitimité journalistique que la guerre a toujours apporté à la photographie.
«A croire que ces dames et messieurs du World Press Photo ont souhaité donner un argument de plus à Poutine pour alimenter ses diatribes sur la dégénérescence de l’Occident, affirme Michel Puech sur son blog. Entendons-nous, je n’ai rien contre les homosexuels mâles, femelles ou transgenres. J’ai autant d’intérêt pour la sexualité de mes contemporains que pour leurs religions. Rien à foutre! Qu’ils prient ou baisent qui bon leur semble, c’est leur affaire. L’humanité misérable a d’autres soucis!»
Parmi ces autres soucis, comme l’explique le journaliste, il y a bel et bien celui de l’afflux de jeunes candidats à la notoriété photojournalistique sur le théâtre des conflits armés, dans des conditions généralement précaires, qui se traduit mécaniquement par l’augmentation du nombre de journalistes tués ou blessés. «La guerre en Syrie avec ses décapitations de journalistes a fait réfléchir les rédactions. Cela se traduit par une plus grande prudence des éditeurs. Il est très difficile aujourd’hui pour un apprenti reporter de placer ses photos s’il est parti sans accréditation, et il est encore plus difficile d’en décrocher une!»
Du côté de l’analyse formelle, outre les habituelles plaintes contre l’excès de retouche ou de post-production, on retrouve l’immanquable référence picturale pour expliquer la qualité de l’image. Selon Le Monde: «Les poses, le clair-obscur et le décor (le drapé d’un rideau)» du premier prix du WPP renvoient «à la peinture hollandaise». On pourrait discuter cette association, en observant que le sujet de la photo a plus à voir avec la statuaire antique, ou que le traitement de la lumière rappelle la peinture du Caravage, mais ce qui est surtout étrange, c’est de considérer que le comble de l’éloge pour une photo est d’être rapportée à un modèle pictural.
Entre peinture et retouche, ce vocabulaire étriqué confirme surtout l’absence d’une intelligence esthétique du photojournalisme, toujours repoussée dans les limbes par la revendication de l’objectivité du document. Or, la référence picturale peut s’analyser ici comme une manière de souligner trois traits spécifiques, que réunissent les deux derniers prix du World Press Photo: le dépouillement de l’arrière-plan, qui accentue la lisibilité et contribue à isoler le motif; le choix d’une relative obscurité de la scène, qui fait penser à la technique du clair-obscur, renforce les volumes et distingue là aussi le sujet; enfin un traitement qui tend vers le monochrome, qui déréalise la scène tout en lui conférant un puissant aspect graphique.
Certains de ces traits sont liés aux aspects les plus modernes de la technique photographique, en particulier l’augmentation de sensibilité apportée par les technologies numériques, qui permet de photographier en basse lumière, ou les corrections de post-production, qui autorisent à jouer avec les équilibres chromatiques de manière subtile. On peut également considérer que, dans un univers visuel concurrentiel, la clarté et la lisibilité de l’image, qui ont toujours constitué un objectif du langage journalistique, ont sensiblement progressé dans la période récente.
Plutôt que la peinture d’histoire, qui a longtemps constitué l’horizon des formes les plus légitimes du photojournalisme1, c’est désormais l’écriture graphique qui constitue la référence la plus immédiate – quoiqu’apparemment paradoxale – de l’image fixe. En privilégiant cette stylistique, le World Press Photo l’ancre dans la référence à l’art photographique contemporain, tout en sobriété et en retenue expressive, marqué par les jeux de lumière et de formes plutôt que par la restitution réaliste des sujets. Les deux premiers prix du WPP pourraient être accrochés sans difficulté aux cimaises d’une galerie.
La beauté de l’image de l’actualité a toujours constitué un paradoxe, sur lequel se sont penché des essayistes comme Susan Sontag2. Les prix de photojournalisme naviguent à vue en essayant d’équilibrer la réussite stylistique avec la pertinence du sujet, mais ne peuvent échapper à l’attraction de la forme. Ce n’est donc pas la beauté des dernières élues du WPP qui les distingue, mais bien l’écart volontaire avec une tradition que ce choix ringardise. Nul doute que l’affrontement ne sera pas réglé d’un trait de plume, mais on pourra vérifier grâce à d’autres indicateurs, comme les sélections de Perpignan, si le signal envoyé par le World Press Photo marque le tournant de la reconnaissance de l’évolution en cours.
- Lire la suite: “La retouche et le photojournalisme imaginaire”, 12/03/2015.
11 réflexions au sujet de « Le World Press Photo redessine le photojournalisme »
En voyant l’image et en ignorant sa légende, on pouvait dire sans hésiter que c’était une image pour le WPP. J’ai quand même le sentiment que ça fait un bon moment que l’on est dans l’écriture graphique.
Lorsque j’ai découvert la légende, ce qui m’a surpris ce n’est pas que l’image traite de l’homophobie, mais qu’elle traite de l’homophobie alors que l’on a très peu entendu parler en 2014 de la souffrance des homosexuels et de l’homophobie en Russie.
Est-ce que ce tournant dans le photojournalisme ne serait pas la conséquence de ce que la photographie de guerre et de catastrophe est de plus en plus souvent réalisée par des photographes locaux que ce soit pour des questions de coût ou de sécurité? Lorsque Patrick Baz énonce : « Je défend cette image qui montre que le photojournalisme n’est pas uniquement sur la guerre et qu’une bonne histoire peut se trouver de l’autre coté de la rue », est-ce que ce n’est pas parce que le modèle occidental du grand reporter photographe a vécu et que du coup il essaie de se réinventer entre le photographe humaniste de l’après guerre et le photographe plasticien d’aujourd’hui?
Surtout que comme l’analyse Jérôme Huffer sur Our Age Is 13, c’est aussi un nouveau modèle économique qui est en train d’essayer de se mettre en place.
Que veux-tu dire par « On peut également considérer que, dans un univers visuel concurrentiel, la clarté et la lisibilité de l’image, qui ont toujours constitué un objectif du langage journalistique, ont sensiblement progressé dans la période récente. »
Ce qui est étonnant dans cette photo, c’est son aspect « posé », « pictural »… et pour tout dire « studio ». C’est du Harcourt (pas du hardcore) mis en scène à Moscou, mais quelle information – à part la légende – nous apporte cette image ?
Les rideaux sont finalement symboliques : on écarte le voile sur des homos (on ne sait si l’un console l’autre qui souffre), avant de rapidement le refermer, comme l’obturateur de l’appareil du photographe.
On obtient une sorte de photo de mode, au final, elle aurait pu faire partie d’une campagne de pub d’YSL.
@Thierry: L’homophobie en Russie est devenue un sujet international à l’hiver 2013-2014 avec les jeux olympiques de Sotchi. Poutine a prononcé quelques mémorables déclarations homophobes, auxquelles ont répondu de nombreuses manifestations dénonçant la loi russe anti-gays en février 2014.
Le photojournalisme ne porte-t-il que sur la guerre? La sélection opérée à Perpignan, si elle représente une vision conforme à la mythologie, ignore une grande partie de l’activité journalistique. Il ne me paraît pas mauvais qu’un prix prestigieux comme le WPP revendique une ouverture à des sujets plus modernes. Ce faisant, ce qu’il abandonne est avant tout une source de légitimité. La guerre était le sujet par excellence permettant de conférer une dignité au journalisme visuel. Que celui-ci n’ait plus besoin de ce soutien très artificiel me paraît plutôt une bonne nouvelle.
A propos de ta dernière question, la simplification du motif, objectif toujours revendiqué, n’est toutefois pas facile à obtenir en photographie dans les conditions de la prise de vue sur le vif, où cet objectif entre en contradiction avec les contraintes de l’enregistrement et le réalisme de la représentation. Il me semble qu’au cours des vingt dernières années, les progrès des usages illustratifs de la photo ont amené les professionnels à une maîtrise de plus en plus grande des conditions de prise de vue, produisant une image de plus en plus “propre” et lisible. Ce processus doit être replacé dans le contexte général des évolutions des formes médiatiques, avec par exemple l’essor de l’infographie, souvent très efficace, qui peut expliquer des choix qui s’effectuent au détriment du réalisme de la photo.
@Dominique Hasselmann: Une vision plus complète du reportage « Homophobia in Russia », qui a été distingué par de nombreux prix et mentions http://www.madsnissen.com/homophobia-russia/ montre que le choix du jury du WPP a isolé l’image peut-être la plus “picturale” de la série.
@ André Gunthert : merci pour cette précision qui relativise mon jugement sur la seule photo récompensée !
Sur la simplification du motif est-ce qu’il ne faudrait pas prendre en compte la nécessité de se différencier de la photographie amateur à un moment où, comme tu l’as souvent écrit, la photographie professionnelle a cessé d’être la seule référence?
Ce qui irait dans le sens d’une image toujours plus picturale respectant les canons de la peinture du XIX ème, ce vers quoi tendaient et tendent l’essentiel des « règles » (de cadrage mais pas seulement) énoncées en matière de photographie ?
Pour ce qui est de la simplification du motif je pense que l’on retrouve également l’argument technique. Dans la dialectique entre les intentions esthétiques du photographe et les contraintes technique liées au média, tant l’augmentation de la sensibilité que la maîtrise de la température de couleur ont considérablement réduits l’empêchement technique.
Tu veux dire la peinture académique? Non, je crois que ces canons-là sont justement très différents de la photo. La comparaison avec la peinture est toujours forcée, elle vient d’un déficit d’un vocabulaire esthétique autonome du photojournalisme, alors que ses codes sont au contraire très marqués – mais jamais formulés…
Je te rejoins en revanche pour penser que les évolutions techniques jouent un rôle essentiel dans l’esthétique photographique…
…l’opposition des Anciens et des Modernes… En récompensant une photographie digne du …Caravage ? Qui est de plus défendue sur son sujet, non visible, mais explicité en légende ?
World Press, oui, mais… il commence a y avoir beaucoup de « clichés » copiant des modèles culturels iconiques historiques, répétitifs.
C’est peut-être aussi preuve, finalement, d’une éducation visuelle de tout un chacun. Reprise à l’envi, par les fabricants d’images, par les commanditaires et financiers de « l’information », par leurs sujets qui se mettent en scène pour partager leur message et par les lecteurs, spectateurs, consommateurs, qui veulent voir et revoir (une « originalité », attendue, adoubée, reconnue).
Je ne comprends pas ce que les évolutions techniques, viennent faire ici dans cette « révolution » de l’ esthétique photographique…?
Il y a deux parties dans ce billet, la première pour commenter le signal “politique” envoyé par le WPP, la seconde pour discuter les aspects formels et critiquer la pauvreté du vocabulaire esthétique, systématiquement ramené à la peinture lorsqu’il s’agit des fameuses “icônes”, alors même que ceux qui usent de cette référence connaissent encore moins la peinture que la photographie. Je ne parlerai pas d’une “révolution” de l’esthétique photographique, au mieux d’une évolution stylistique du photojournalisme. Cette évolution n’a qu’un lien indirect avec la confrontation Anciens/Modernes, qui joue plutôt sur des hiérarchies de valeurs, comme l’opposition photo de guerre/sujet de société.
Je ne suis pas convaincu par l’idée d’une “éducation” généralisée à l’image. Il y a une grande différence entre les formations spécialisées et le savoir des professionnels, d’une part, et la “culture visuelle”, d’autre part, très hétérogène, car celle-ci ne fait précisément l’objet d’aucun apprentissage. A mon avis, les efforts de simplification et de lisibilité de la part des professionnels répondent justement au caractère sommaire des distinctions maîtrisées par le grand public.
Selon une source proche, une certaine lassitude aurait gagné les membres du jury WWP devant l’extrême répétition des sujets et des traitements soumis : guerre, violence, troubles, … Peut-être que la production gigantesque atteinte et permise par la photo numérique provoque-t-elle une surabondance des sujets photo-journalistiques classiques, cette overdose poussant le jury à un choix radical. Ce-dernier ne trahirait donc pas une évolution d’ensemble des canons de la photo de presse, mais au contraire une rupture voulue par certains professionnels face à une production devenue industrielle des clichés classiques qui triomphent encore, en quantité tout au moins.
@Lauzun: Merci pour l’info! A noter toutefois que cette surabondance doit également impacter les autres institutions du domaine dans les mêmes proportions, or il ne m’a pas semblé apercevoir d’inflexion très sensible l’an dernier à Perpignan. Quoiqu’il en soit, il n’en reste pas moins inévitable que les choix du WPP soient décryptés comme un message à l’intention de la profession comme du grand public – il s’agit après tout du rôle que s’est forgé le concours…
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