Le petit livre Pourquoi sourit-on en photographie? est paru aux éditions 2051! Merci à mon collègue Vivien Philizot pour avoir accueilli dans la belle collection Milieux cette enquête en culture visuelle, dont un premier volet avait été publié en 2022 dans la revue Transbordeur. C’est l’occasion de faire le point sur une recherche atypique, mais pleine d’enseignements.
Autant le dire d’emblée: le sourire photographique ne fait pas encore partie des savoirs établis. Il a même paru longtemps superflu de questionner son émergence. Depuis une vingtaine d’années, plusieurs travaux ont exploré diverses pistes pour expliquer une expansion visible à partir du début du 20e siècle. L’hypothèse des progrès de la dentisterie ne fait plus recette. On attribue désormais volontiers à la firme Kodak le rôle de vecteur de l’attitude souriante, à travers le marketing de ses appareils.
Je propose pour ma part une explication liée aux innovations de la culture visuelle. En reproduisant la convention qui veut qu’on maîtrise ses émotions en public, le portrait au 19e siècle impose un air sérieux. Ce qu’il faut rechercher, ce sont les conditions susceptibles de modifier la perception de l’expressivité en société. La démarche historique s’avère ici profitable: les sources des années 1920-1930 indiquent clairement la piste du cinéma. L’essor du spectacle cinématographique au début du 20e siècle s’est produit avec une contrainte spécifique. Comment raconter des histoires à un large public sans recourir au langage? Les acteurs développent le recours à la pantomime ou à l’hyperexpressivité faciale, et les réalisateurs inventent des techniques comme le gros plan ou l’usage des éclairages combinés pour augmenter la visibilité des mimiques. Ce n’est pas seulement le sourire, mais toute une gamme d’expressions stylisées que le cinéma surexpose, grâce au pouvoir de l’image-mouvement.
L’efficacité de ce nouveau langage affecte tous les médias visuels. A partir des années 1930, la photographie se rapproche à son tour du visage et adopte les techniques d’éclairage du cinéma pour exploiter cette narration sans paroles. C’est aussi pendant cette décennie que l’on note la multiplication des réactions, positives ou négatives, des contemporains. Dans un contexte de renouvellement des formes visuelles, l’extension de la culture de l’expressivité à la photographie ou au dessin animé achève de lui donner sa légitimité.
La corrélation de ces facteurs me paraît suffisamment robuste pour proposer de situer au début des années 1930 l’étape décisive de l’évolution des conventions de la présentation de soi, dont le sourire constitue la trace la plus visible. Plusieurs autres phénomènes confirment cette chronologie, comme la redéfinition même de la mimique, qui inclut à partir de cette période le sourire «à pleines dents», autrefois identifié comme un rire.
Sur le plan des méthodes, il est significatif de constater qu’un phénomène relevant de la culture visuelle a pu s’installer au point de devenir un standard presque invisible (voir ci-dessus le visuel proposé par Lorenzo Green, qui a imaginé de reconstituer grâce aux images générées par IA une série de selfies à travers l’histoire). Mais la recherche historique, lorsqu’elle pose les bonnes questions, peut toutefois retrouver des traces ou des échos de ces événements. L’interrogation des sources donne de précieuses indications chronologiques, et permet de comprendre la perception des contemporains. Non, avant que la mimique ne s’impose comme une nouvelle norme, il n’était justement pas « normal » de sourire en photographie.
Quelle que soit l’hypothèse retenue, tous les auteurs tombent d’accord pour interpréter l’expansion du sourire comme un effet de l’influence des images. Mais l’explication doit aller plus loin qu’un simple phénomène d’imitation, qui ne résout pas la question de savoir ce qui l’a motivé. On peut à mon avis souligner deux points. Le premier est que la visibilité des émotions, multipliée sur tous les supports, démontre très précisément la reconnaissance publique d’une expressivité qui relevait autrefois du domaine privé. L’iconographie préfigure ainsi l’évolution de la norme.
Le second point est que l’adoption de la narration expressive dans les médias visuels repose sur un gain d’intelligibilité. Or, l’évolution de la présentation de soi correspond elle aussi à une revendication moderniste de lisibilité sociale. Il s’agit bien d’un passionnant problème d’histoire visuelle, qui manifeste la nouvelle place de la médiation par l’image. On pourrait dire que nous avons en quelque sorte imité des solutions graphiques, qui paraissaient utiles pour raconter des histoires sans paroles.
Ce billet s’inspire de ma présentation de l’ouvrage au Centre Marc-Bloch de Berlin, le 6 novembre 2023. Je remercie Serge Reubi pour son amicale et stimulante contribution à cette réflexion.
- Mise à jour du 25/12/2023: « Pourquoi sourit-on sur les photos? » (42 min.), entretien avec Serge Reubi, Radio Marc Bloch, Centre Marc Bloch, Berlin.
- André Gunthert, Pourquoi sourit-on en photographie?, Lyon, éd. Deux-cent-cinq, 2023, 10,5 x 16,5 cm, 80 p., 12 €. [↩]
3 réflexions au sujet de « Du sourire en photographie. Enquête en culture visuelle »
Intéressante question et réponses! Inversement, on peut trivialement se demander pourquoi les portraits peints des siècles précédents étaient empreints d’expressions sérieuses, sans sourire, commes des photos d’identité d’aujourd’hui. Cela tient sans doute aux conventions sociales de l’époque, à l’expression classique du prestige et de l’autorité que les Impressionnistes bousculeront dans la seconde moitié du XXe siècle en s’intéressant notamment aux instants de plaisir bourgeois. La longueur des fastidieuses séances de pauses y était peut-être aussi pour quelque chose. Car, certes, les artistes peintres avaient bien la capacité de restituer une scène de genre de mémoire, mais le sourire de La Joconde était inusité et pas vraiment franc du collier!
Les premiers daguerréotypes des années 1838-40 nécessitaient encore une quinzaine de minutes de temps de pose et ce n’est qu’avec l’apparition de la photographie instantanée, vers 1875-80, que la captation de l’expression faciale à l’instant T devient possible (voir André Gunthert: https://journals.openedition.org/imagesrevues/743). Sourire devant l’objectif devient alors un jeu d’enfant…
@Christian Aubry: Merci! Non, ce n’est pas une question de temps de pose. Le sourire est une mimique qui peut être tenue dans la durée, raison pour laquelle on rencontre cette expression dès l’époque du daguerréotype (les temps de pose que vous citez sont ceux des grands formats, pas ceux des portraits, plus petits, qui sont de l’ordre de la minute). Mais seulement dans des cas particuliers, comme par exemple la photographie érotique. Ce qui prouve qu’il s’agit, comme en peinture, d’une convention sociale: le portrait reproduit les codes de la présentation de soi. L’expansion du sourire au XXe siècle documente une évolution de cette norme, la question est donc de savoir ce qui permet cette mutation — qui n’est pas une petite affaire…
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