Abrégé de géographie et d’histoire de la bourgeoisie parisienne, le cimetière du Père Lachaise est un espace de la présentation de soi qui en résume les règles élémentaires: l’idéalisation et la synthèse, ainsi que la priorité de la manifestation du statut social, exprimé ici par la taille et la richesse du monument.
Les règles de la monumentalisation sont des règles narratives: comment extraire de la complexité d’une vie une image et une seule, sinon en évacuant tout ce qui n’est pas essentiel? Le portrait funéraire, dont le cimetière nous rappelle que le prototype est la statue, est ce symbole par excellence d’une existence réduite à un unique vestige, dont la mission est d’affronter l’éternité.
En offrant une vision multipliée de soi, la photographie est venue bousculer la fonction funéraire du portrait, dont la rareté faisait la valeur. Quelle n’a pas été ma surprise, en me promenant l’autre jour dans les allées du Père Lachaise, de constater que le portrait narratif1, nouvelle norme de la présentation de soi imposée par Facebook et sa collection de profile pic2, avait contaminé l’espace puissamment synthétique du cimetière.
Au lieu de l’image unique habituellement retenue, la tombe du chanteur Frank Alamo (1941-2012, alias Jean-François Grandin) propose trois (voire quatre) portraits échelonnés dans le temps, restituant en particulier la fougueuse jeunesse du chanteur yéyé (“Biche, ma biche”, 1963; “Allo Maillot 38 37”, 1964).
On peut penser que le domaine professionnel que souhaite remémorer le monument joue un rôle dans ce choix inhabituel. L’espace médiatique, creuset de la visibilité, est par essence un espace narratif travaillé par la répétition des images – c’est pourquoi une vedette de la chanson peut se présenter par une déclinaison de portraits. Pourrait-on, dans la même veine, imaginer un monument funéraire comportant un ou des extraits vidéos? Sous réserve de la résistance du dispositif dans la durée, cette possibilité n’est plus à exclure.
- Dans la lignée de mes usages de l’identité narrative, je propose d’étendre au portrait sa caractérisation ricœurienne, pour souligner son mode de composition désormais itératif, pluriel et historique, voir “Le portrait numérique”. [↩]
- Fatima Aziz, “Transactions visuelles. Facebook, ressource de la rencontre amoureuse”, Etudes photographiques, n° 31, printemps 2014. [↩]
5 réflexions au sujet de « Le portrait narratif entre au cimetière »
– il me semble que l’introduction de la photographie sur les monuments a d’abord opéré un changement majeur dans le portrait funéraire : une photographie est forcément prise du vivant de l’auteur, une sculpture peut être (et le plus souvent est) posthume. De fait, pour la statue, l’idéalisation est recherchée dès sa création. Pour la photo, c’est le choix du cliché, voire de la date de la photo (correspondant à un âge d’or du disparu ?) qui est déterminant.
– concernant la tombe de Franck Alamo, il y a bien quatre portraits si on en croit l’évolution de la tombe présentée ici : http://www.landrucimetieres.fr/spip/spip.php?article3551
– à noter que la photo ne fait pas seule la narration : voir la biche représentée au sommet de la tombe (qui correspond d’ailleurs assez bien au sommet de la carrière du défunt).
Il est (au cimetière Montmartre, vers le haut, côté rue Damrémont) la tombe de Dalida (contemporaine de ce Franki-là) qui elle n’utilise pas (il me semble me souvenir) de photo mais une statue magnifique et impressionante (noir et or si mes rêves sont bien en accord avec la réalité) de la diva (?) en pied…
@Mickaël W.: Changement majeur ou mineur? La discussion est ouverte, sachant que l’usage funéraire du portrait photographique correspond à une recontextualisation forcément posthume, par les proches du défunt… Pour ma part, je soulignerai une autre étape non négligeable: le passage au portrait en couleur.
Merci pour le signalement de l’étonnante évolution de la tombe du chanteur, qui confirme que la narrativisation s’est emparée du monument! (oui, la biche est une allégorisation complémentaire, qui reprend les codes plus traditionnels de la représentation funéraire…).
Les statues meurent aussi… Certains caveaux appellent seulement, en outre(-tombe), un dépôt de coquillages ou de galets.
En plus des vidéos, on pourrait aussi envisager des « spectacles vivants » (représentés à la date anniversaire de la mort) avec des saynettes retraçant, surtout s’il s’agit d’acteurs ou d’actrices de théâtre, les pièces dans lesquelles ils ou elles se sont illustrées.
Pour les acteurs de cinéma, on tendrait un drap (je ne veux pas dire un linceul) servant d’écran, où l’on projetterait (la nuit) les films-phare du défunt ou de la défunte.
Des « Drive-in » seraient aménagés pour les spectateurs en voiture, ou l’on se contenterait de chaises longues comme pour certaines séances de ciné en plein air.
@ PCH : oui, cette statue dorée de Dalida est impressionnante. Dommage que certaines de ses chansons ne soient pas diffusée par la bouche même de la chanteuse !
Le numérique a du mal à rentrer dans les cimetières. Faut savoir que les épitaphes sont soumises à autorisation. Voir à ce sujet la question écrite au gouvernement concernant les QR codes http://www.senat.fr/questions/base/2014/qSEQ140411151.html
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