Un entretien avec Marie Turcan pour Les Inrockuptibles.
Dans L’image partagée (2015), le chercheur André Gunthert revient sur ce qu’il considère être le premier cycle de la révolution de l’image numérique, de la diffusion des clichés d’Abou Ghraib (2004) jusqu’à l’avénement des selfies (2014). Entretien.
Pourquoi n’avez-vous pas abordé dans votre livre L’Image partagée la révolution numérique d’un point de vue technologique ?
André Gunthert. – J’aurais pu faire un livre sur l’histoire technique de la numérisation, raconter des histoires de scanners… On raconte souvent l’histoire des technologies, de l’ordinateur, de l’internet, sous un angle de l’histoire des techniques, de l’innovation. Ma chronologie est culturelle : c’est pour ça que je prends comme point de départ les événements d’Abou Ghraib, et pas l’invention du photocapteur ! Je regarde les changements qui sont ceux de l’espace public.
Qu’est-ce qui donne tant d’importance à Abou Ghraib, ces photos de soldats américains en train de torturer des prisonniers irakiens diffusées par la presse en 2004?
C’est la première fois que l’on raconte qu’on est “passé au numérique”, et que ça se voit dans les images. Les photos qui sont publiées dans la presse sont des fichiers 1,5 million de pixels, ce sont les premières photos qu’on peut faire avec les compacts grand public. Ces photos n’ont évidemment jamais été faites pour êtres agrandies et mises être en Une de Libération ! Donc on a dû raconter que ces photos étaient des photos numériques.
Dans votre livre, vous dites que l’on savait que c’était des photos numériques, et pourtant le public n’a pas contesté leur authenticité… Pourquoi?
Parce que ces photos apparaissent alors dans le cadre d’une enquête judiciaire. Les journalistes qui les publient sont en contact avec la justice américaine.
Cela veut dire que le travail journalistique ne suffit pas?
Les choses se seraient passées différemment s’il n’y avait pas eu la puissance de l’attestation judiciaire. Si un journaliste avait trouvé ces photos tout seul, on lui aurait forcément dit que c’était des photos truquées. C’est comme la photo du petit Aylan. Elle a été utilisée car on disposait de beaucoup d’informations: on sait qu’il est syrien, que sa famille a fui Daesh, etc. La qualité de l’information est vraiment déterminante dans l’histoire de ces photos.
Quels changements a apportés l’image numérique dans ce genre de photos?
Il y a de plus en plus de photos iconiques. Avant on en avait une tous les 4-5 ans, là on en a quasiment tous les 6 mois, donc on voit que le processus s’accélère. Mais ça pour moi, c’est un processus médiatique, comme pour la photo du petit Aylan.
Vous ne rapprochez pas la viralité de la photo avec l’existence de la photo numérique?
Là, en l’occurrence, ça ne joue pas. Mais évidemment, la photo circule sur les réseaux sociaux, comme toutes les images. Aujourd’hui, les photos iconiques dans le journalisme sont validées par leur reprise sur les réseaux sociaux, et en particulier sur Twitter. Alors qu’en 1997 pour la Madone de Bentalha, ce qui validait son caractère iconique était le nombre de Unes de journaux qu’elle avait fait [soit près de 750, ndlr]. La photo du petit Aylan quant à elle, a été reprise sur une vingtaine de Unes, mais elle a été énormément partagée sur Twitter.
Comment vous expliquez cette révolution “invisible”?
Un des paradoxes de la révolution numérique, c’est qu’au début elle ne se voit pas. Une révolution invisible, c’est étrange. Ce n’est pas facile à vendre, ni à raconter. Dans l’histoire des technologies visuelles, c’est la première fois que cela se passe comme ça. En général, quand on a une nouvelle technologie (cinéma, télévision), on fait la promotion de la nouveauté. On essaie de vendre une nouvelle technologie en lui inventant un nouveau design, parce que rien que ça, ça lui donne de la valeur.
Avec les appareils photos numériques, on voit que les fabricants reprennent les mêmes formats des vieux appareils photo… Alors que les nouveaux auraient pu avoir n’importe quelle forme ! On a essayé de minimiser ou camoufler une transformation qui est profonde, pour ne pas effrayer le public, probablement pour conserver un marché. Les professionnels se sont servis très vite du numérique, dès que les appareils sont sortis, ils ont utilisé ces outils. Mais ils ne savent pas comment les intégrer dans un récit, dans une tradition, dans une culture.
Pourquoi le livre sort maintenant?
Ce n’est pas un hasard si ce livre sort maintenant et non il y a cinq ans. Quand on est proche, dans le temps, du moment de la révolution, on reste dans une chronologie technique. Aujourd’hui encore, ce que les journaux publient, ce sont des articles sur Instagram, Snapchat, qui sont des applications technologiques. On ne voit pas un article sur ce que la photo numérique a changé dans la pratique du tourisme, par exemple. Alors que ça a changé plein de choses ! Ce livre est ainsi une autre approche, qui n’est pas seulement technologique, mais culturelle.
Vous avez jugé qu’assez de temps avait passé?
Oui. Quand il y a eu l’avénement du selfie en 2013, je me suis dit que c’était la fin d’un cycle. Le selfie est un phénomène déterminant. On a une certaine logique, d’Abou Ghraib au selfie : les soldats américains ne prenaient pas de selfie, mais presque. C’était des militaires qui se prenaient en photo “en situation”…
Si un cycle se termine, à quoi va ressembler l’ère “post-selfie”?
Tout va très très vite. Premièrement en termes techniques, il y a une évolution très marquante depuis deux ans : on est en train de passer de l’image fixe à l’image animée. Selon plein de modalités (les GIF animés, les Vine), qui sont des formats très intéressants…
Oui, le retour des GIF est assez fascinant…
Et l’explosion de l’inventivité sur ce format! Maintenant, l’innovation est sur la vidéo. Prenez les stories sur Snapchat, les jeunes les utilisent énormément!
Quel serait le second changement “post-selfie”?
C’est le passage d’un univers ouvert à un univers fermé. En gros, de Flickr à Tinder. Flickr avait été accueilli avec des cris d’enthousiasme de la part des gourous du web 2.0, parce que c’était une application ouverte, accessible. Et la croyance que voulaient défendre à l’époque les “maitres du web”, c’était cette ouverture ; c’est ça qui devait être la norme, on devait pouvoir tout partager.
Mais maintenant on est train de sortir de ça…
En premier, Facebook a créé ce dynamisme de bulle. Et puis maintenant, il y a les applications de rencontres, dont la croissance explose. On y utilise d’ailleurs beaucoup l’image: c’est un élément essentiel du dialogue, mais d’une façon très utilitaire, et surtout d’une manière fermée. On passe d’un monde de conversations accessibles à des conversations privées. En fait, on revient au privé. Souvenez-vous il y a encore 5 ans, sur Facebook, on disait qu’il fallait faire attention, se protéger car les conversations privées était en train de devenir publiques. En fait, ça se fait tout seul.
Quelle application incarne le mieux ça?
Snapchat a très bien compris ça. C’est une application géniale ; vous pouvez tout paramétrer, à plusieurs étages, tout le temps. C’est tellement facile à faire, dans l’ergonomie. Google+ avait essayé de faire ça avec ses “cercles”, mais c’était beaucoup trop compliqué. Là chez Snapchat, ils ont raisonné avec une logique de fermeture en disant “en priorité, on se parle comme dans une messagerie, et puis on peut ouvrir progressivement”.
Pourquoi ce désintérêt des applications “publiques” ? C’est plus rassurant, de fonctionner en cercle restreint?
Oui. Vous n’avez simplement pas le même type de communications. Regardez Instagram, c’est encore une application qui rêve d’une ouverture complète. Le résultat, c’est que vous y trouvez de la jolie image, une image qu’on peut montrer en public. Exactement comme les albums de famille, que critiquait Bourdieu. Ce que vous montrez en public c’est toujours plus conventionnel, plus neutre, moins engageant que ce que vous allez utiliser en privé. Sur Snapchat, on raconte une autre histoire, on communique de façon plus étroite.
Ces deux types d’applications peuvent-elles cohabiter?
Les mêmes utilisateurs ont souvent des comptes sur les deux applications. Mais évidemment, ils n’y postent pas les mêmes images et n’y tiennent pas les mêmes conversations. Instagram, c’est l’espace public, c’est le théâtre. On va garder ce type d’espaces, de présentation publique, c’est important. Mais il se passera plein de choses derrière, à un niveau plus secret, qui devient beaucoup plus difficile à observer. D’ailleurs, Snapchat, c’est super compliqué pour un chercheur! Comment faire, avec une application dont les images disparaissent au bout de 24h ?
Dans ce paysage, où se positionnent les Tinder, Happn…?
Ce qui est caractéristique de ces applications de rencontre, c’est la géolocalisation. C’est un séisme dans l’univers des réseaux sociaux. Ce sont des applis pour agir, pas seulement pour montrer. Les anciens réseaux sociaux sont de “théâtre”. Ici, on a complètement changé d’univers et de système de pensée, de par le caractère utilitaire… Facebook, à l’inverse, est un outil de mise en communication des gens à distance. Un magnifique outil, mais qui est pensé comme un outil de télécommunication.
Comment voyez-vous le rapport des utilisateurs de ces applications à l’image, qui y est quand même prépondérante?
Avec Tinder vous ne pouvez pas tricher, ou alors pas longtemps. C’est d’ailleurs un des gros sujets de discussion quand on parle de ces applis de rencontre : les gens se plaignent toujours que l’image est trompeuse, ce qui est magnifique ! Pour moi, l’image est toujours trompeuse, je ne crois pas en la vérité de la photographie. Bien sûr que la photographie triche! Et, là les gens sont en train de s’en apercevoir. Pourquoi? Parce que vous pouvez tout de suite vérifier. Là, la photo n’est plus qu’un élément, passager, une information qui n’est pas vouée à rester.
Est-ce qu’on prend trop de photos?
On documente aujourd’hui un événement avec 100 photos alors qu’autrefois on en aurait pris qu’une ou deux. Ça change forcément la mémoire des choses. Beaucoup de gens vous diront que ce n’est pas bien, le flot des photos, parce qu’”on est submergés”… Moi je ne suis pas d’accord du tout. Je trouve que c’est bien, d’avoir plus d’images. J’en ai fait l’expérience récemment : je suis revenu de vacances avec 1 800 photos pour 3 semaines. Et cette fois-ci j’ai tout gardé, je me suis dit que je n’allais pas faire la sélection.
Après, je suis allé regarder les photos numériques les plus anciennes que j’avais, qui dataient de 2004. Cela faisait longtemps que je n’étais pas retourné les voir. Là, je tombe sur l’anniversaire d’un de mes enfants, documenté avec seulement 4 photos. Et je me suis dit que c’était fou! Ça aurait été mieux d’en avoir vingt, au moins. Là, ça me manque. Alors certes, on fait plus de photos, mais en fait je vous jure qu’on en a besoin ; c’est une qualité de documentation. Par contre je suis sûr qu’on va avoir un problème de gestion de notre mémoire visuelle.
C’est-à-dire?
Déjà aujourd’hui, on doit impérativement passer par un dispositif de lecture : vous ne pouvez pas visionner une image sans un ordinateur ou un écran.. Ce sont des dispositifs qui changent : on va sentir la perte de l’accessibilité de notre stock d’images. Regardez les gens qui sont sur Apple et qui sont passés récemment sur Yosemite, certains ont perdu toutes leurs iPhotos. Imaginez 50 000 photos, toute leur mémoire familiale…
Le selfie n’a jamais été autant critiqué, et pourtant plus il est critiqué plus il est populaire : comment l’expliquer?
C’est ça, la bonne question qu’il faut se poser sur le selfie, plutôt que de se demander si c’est le reflet du narcissisme ou pas. Le fait est que l’inefficacité de la critique du selfie remet en question l’autorité des élites. Le selfie est un phénomène fondamentalement appropriatif. Ce livre, j’ai voulu l’appeler L’appropriation des images. Ce n’est pas un bon titre, mais c’est ça l’histoire. L’histoire, c’est l’appropriation par les gens de quelque chose qui, avant, leur était inaccessible, parce que protégé (par des droits d’auteur ou physiquement, comme dans un musée).
Après, on peut comprendre que l’exercice semble un peu vain.
Je comprends bien que le selfie puisse énerver pas mal de gens. Pour moi, la différence de perception du selfie se fait par la pratique. Si vous avez pratiqué les réseaux sociaux, alors vous savez que ce qui est important dans ces images, ce n’est pas que ce qu’il y a dans le cadre mais ce qu’il y a autour (avant, après, la conversation, le contexte). Vous ne pouvez pas avoir une vision du selfie uniquement narcissique. Parce que cette vision là vient du fait que vous regardez juste ce qu’il y a dans l’image. La critique du selfie, c’est l’ancienne manière de regarder les images, comme au musée, en disant “je ne regarde que ce qu’il y a dans le cadre, je vois un visage, donc forcément c’est narcissique“. C’est une conclusion logique selon l’ancienne vision des images. Sauf que cette vision ne s’applique plus : les images conversationnelles, ce sont des images prises en réseau, des images sociales, qui sont des outils d’interaction.
Il y a aussi les gens qui utilisent beaucoup les réseaux sociaux qui critiquent les selfies…
Là ce qui joue, de manière massive et très simple, c’est vraiment un dédain pour la culture populaire. C’est Bourdieu qui le disait très bien : le fait d’appartenir à une élite, vous le construisez en vous distinguant, donc en critiquant la culture populaire. La façon la plus simple de montrer que vous appartenez à l’élite, c’est de critiquer Kim Kardashian.
Les commentaires sont fermés.