Agir avec les images, créer l’espace public

Apporter une note conclusive à un colloque est un exercice dont la difficulté est inversement proportionnelle à la qualité des interventions qui le composent1. La tâche sera donc aisée: je salue l’excellence de contributions dont la variété documente avec brio la jeune pousse que constitue l’histoire visuelle.

Collection d’études de cas, celle-ci se tient à bonne distance des visual studies et de leur goût pour l’abstraction. Elle se nourrit au contraire du questionnement concret que les jeunes générations adressent volontiers à l’univers contemporain, peuplé de formes et de symboles, de rites et de figures, dans une proportion qui ne paraît moindre en comparaison d’âges plus anciens que parce que notre connaissance en est encore incomplète.

Tel est en effet le paradoxe qu’impose l’étude des usages visuels de la période contemporaine : alors que ceux-ci se multiplient sur une échelle qui invite à parler d’une Société du spectacle, les instruments de conservation et d’archivage des nouvelles sources sont loin d’accompagner cette progression. L’épisode malheureux du microfilmage de l’édition illustrée conduira même au résultat inverse, rendant à peu près impraticable son étude visuelle, tout en condamnant l’accès aux originaux. Sans parler des innombrables documents de la culture matérielle inlassablement disséminés par les industries culturelles que l’archive n’a jamais connu – comme le continent des formes publicitaires, emballages décorés, vignettes, calendriers, manuels, etc.2 – qui dessinent l’horizon d’une histoire déjà en grande partie irrécupérable.

Ces regrets, qui feraient sourire un antiquisant, ne doivent pas cacher le problème plus complexe qui a conduit à exclure pendant longtemps une partie de l’expression formelle du champ des objets observables, alors même que le petit nombre de documents légués par des périodes plus reculées encourageait à préserver une vision d’ensemble. Rien de tel pour les deux siècles les plus proches de nous, lorsque les bibliothèques retiraient les suppléments ou les pages de publicité des publications périodiques, considérés comme sans valeur documentaire.

Alors que les études de genre redécouvrent la mine d’informations que recèlent les sources publicitaires, il n’est pas sans signification que notre colloque n’y ait qu’à peine recouru, au profit des documents plus légitimes de la tradition politique. Derrière cette césure se cache un impensé des plus considérables, soit l’abandon de pans entiers de l’activité humaine au secteur marchand, volontiers perçu comme exclu des circulations culturelles.

Dans ces conditions, on conçoit qu’il puisse être difficile de reconstituer une grille d’enquête qui prenne en compte la globalité des productions visuelles de la société. L’exploration du continent des images ne réclame pas seulement des moyens qui paraissent hors de portée des pauvres ressources des sciences humaines et sociales, limitant de fait l’analyse à des cas isolés, elle manque aussi d’outils théoriques adaptés, qui permettraient de mettre ses résultats en perspective.

Pour comprendre les activités humaines, la science historique reste définie par l’étude de ses traces documentaires spontanées. C’est pourquoi elle perçoit l’archive visuelle comme un document plutôt que comme un agent des évolutions observées.

La forme la plus caricaturale de cette approche a été illustrée par l’épreuve d’étude critique de documents en histoire lors de la session 2015 du baccalauréat des séries littéraires et économiques. A partir d’une photographie du salut au drapeau d’un astronaute, décrite comme «prise par l’Américain Neil Armstrong, commandant de la mission de la Nasa Apollo 11 (nuit du 20 au 21 juillet 1969)», les candidats devaient commenter la présentation des États-Unis comme «puissance à l’échelle mondiale à la fin des années 1960».

Non seulement  l’image reproduite était en réalité celle de Gene Cernan, exécutée par Harrison Schmitt le 13 décembre 1972, à l’occasion du dernier, et non du premier vol lunaire effectué par l’administration américaine, mais les examinateurs ignoraient que la question des symboles nationaux avait fait l’objet de longues discussions préparatoires aux missions spatiales, compte tenu de l’objectif assigné par John Kennedy de faire de l’exploration lunaire une entreprise de paix. Le traité de l’espace du 27 janvier 1967 précise que la pose du drapeau est un geste symbolique de fierté nationale et ne doit pas être interprété comme une proclamation de souveraineté.

Associée à la question de la représentation de la puissance, le choix d’une image de salut au drapeau américain représente par conséquent un contresens. Il suggère que les examinateurs, plutôt que de proposer une véritable analyse documentaire, ont procédé à une lecture métaphorique de l’image, en souhaitant que les candidats reproduisent le même exercice.

Jugera-t-on cet exemple excessif? Il est au contraire significatif. L’Education nationale tient à affirmer que l’étude des formes visuelles fait désormais partie de l’enseignement en histoire. Mais l’approche strictement illustrative de l’image témoigne de la difficulté à sortir d’un schéma qui empêche précisément toute analyse du document visuel.

Le paradoxe qui retient les professeurs d’histoire d’apercevoir une erreur dans leur interprétation du salut d’Apollo 11 (ou 17) n’est autre que la tradition d’emblématisation des images qui charpente toute l’histoire populaire, de peinture d’histoire en manuels illustrés. Car si l’histoire savante a très tôt refusé le piège iconographique, ses formes vulgarisées alimentent au contraire une culture qui nourrit également la publicité et l’image de presse. Camouflé par l’usage de la photographie, la production de stéréotypes visuels, qui pourrait offrir à l’analyse historienne un passionnant terrain d’observation, passe inaperçue ou se voit au contraire validée par une exégèse qui, singeant l’histoire de l’art, établit la légitimité d’une icône en l’installant dans une généalogie d’œuvres d’art ou de précédents fameux.

Le rapprochement d’une étudiante de mai 68 et de la “Liberté guidant le peuple“, d’une mère algérienne en pleurs et d’une pieta, ou encore d’un petit réfugié noyé sur une plage et de la fillette vietnamienne fuyant le napalm, ne relève en aucune manière de l’analyse iconographique, mais participe à l’opération rhétorique qui isole une photographie de presse du flux de l’information, et la recontextualise en lui appliquant la grille de lecture imitée de la critique d’art.

La difficulté de reconnaître le processus d’iconisation comme le résultat même de la volonté de faire histoire empêche l’approche historienne d’apercevoir l’image-emblème comme l’un des agents les plus efficaces de la naturalisation des messages sociaux.

Engagé par Danielle Tartakowsky sous le signe de la mobilisation des stéréotypes, ce colloque aura donné lieu à une exploration, moins des images elles-mêmes que de leurs usages et de leur réception. Cette approche au second degré des formes visuelles à partir de leurs effets constatés était imposée par le choix de l’examen des mouvements sociaux et de leur mobilisation utilitaire des images comme supports de messages ou de projections.

L’exemple canonique de cette tradition, le plus cité tout au long de ces journées, est le célèbre tableau de 1831 “La Liberté guidant le peuple” de Delacroix. Ce tableau présente deux caractéristiques remarquables. La première, alors même que le style romantique privilégiait  le réalisme, est de recourir au vieux fonds mythologique de l’allégorie et de la langue des symboles. La deuxième est que sa renommée est tout entière une reconstruction de la réception, fruit d’une recontextualisation par la IIIe République d’une œuvre dont les connotations historiques gênaient la monarchie de Juillet3. La figure républicaine incarnée par un stéréotype se prêtant à l’appropriation est une construction du récit et du contexte, qui préfigure les images-emblèmes de l’ère médiatique.

Celles-ci requièrent une autre lecture que l’approche inspirée de l’histoire de l’art jadis mobilisée par Maurice Agulhon, ou sa version modernisée par Tom Mitchell, lorsque celui-ci interrogeait les composantes formelles d’une affiche de recrutement, sans tenir compte de ses traits pragmatiques4. La forme même de la manifestation, figure privilégiée de notre colloque, fournit le modèle d’une action tout à la fois allégorique et performative, qui manipule des images mais surtout en produit, par son recours à une action collective qui mime la violence révolutionnaire, à une scénographie de l’engagement associant représentations visuelles et mémorielles, incarnation et symboles.

Agent de l’histoire, l’action manifestante indique le type d’approche requise par l’étude historique des usages visuels. Je retiendrai pour ma part trois leçons de méthode de notre examen des mobilisations militantes. La première est que l’agentivité des images opère avant tout au niveau symbolique. La deuxième est que la raison fondamentale du recours à l’image est son caractère appropriable, à la fois du point de vue de la recontextualisation du message, de la mobilisation de la forme, et de la capacité de projection de la réception.

La non-hiérarchisation de l’information des formes visuelles et l’ambiguïté qu’elle favorise fait de l’exercice interprétatif la dimension fondamentale du rapport à l’image. Cette caractéristique retire toute objectivité à sa lecture, qui doit être définie comme un travail projectif par associations, à la manière exemplifiée par le punctum de Roland Barthes, exercice d’interprétation sauvage.

En conséquence, l’herméneutique des formes visuelles proposée par l’histoire de l’art doit céder la place à une analyse au second degré des commentaires ou des effets de réception constatés des formes visuelles, seule susceptible de restituer une objectivité à l’analyse.

Enfin, l’espace public comme espace de l’actualisation et du partage des représentations, dont la signification est constamment reconfigurée par l’interprétation et le contexte, que l’on peut également identifier à l’espace médiatique, constitue une aire autonome, aux logiques distinctes de l’art, qui dépend de mécanismes et de dispositifs spécifiques, clé des effets observés et du pouvoir volontiers attribué aux images, en particulier en termes de capital social. Le travail de reconstitution des logiques complexes qui structurent cet espace est encore en grande partie devant nous.

A un moment où nous apercevons une évolution majeure des dynamiques de mobilisation, que les outils en ligne rendent ponctuelles et individualisables, le recours aux formes symboliques et aux stéréotypes reste à l’évidence un ressort essentiel du passage au collectif. Si ce recours doit désormais cohabiter avec les formes individualisées de l’appropriation, qui sont autant de signaux de l’installation d’un rapport autonome au potlatch culturel, l’exigence d’un espace public partagé profitera encore longtemps à l’usage des images, efficaces ouvrières de sa constitution.

 

jesuischarlie

 

  1. Ce texte est une version rédigée de mon intervention au colloque “Quand l’image (dé)mobilise”, Namur, mars 2014. []
  2. Nathalie Sebayashi, De la matérialité dans les usages des images. La pratique de l’album factice, mémoire de master, EHESS, 2015. []
  3. Nicos Hadjinicolaou, «« La liberté guidant le peuple » de Delacroix devant son premier public», Actes de la recherche en sciences sociales, 1979, vol. 28/1, p. 3-26. []
  4. Maurice Agulhon, Marianne au combat. L’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880, Paris, Flammarion, 1979; W. J. T. Mitchell, «Que veulent les pictions?», Que veulent les images? Une critique de la culture visuelle (2005), Dijon, Presses du réel, 2014, p. 47-73. []

2 réflexions au sujet de « Agir avec les images, créer l’espace public »

  1. Vous avez montre « La liberte guidant le peuple » en expliquant son contexte, j’ai appris de choses (merci) mais que fait ici le photo-montage montrant les femen? J’avoue que je suis un peu choque de voir cote-a-cote un tableau d’inspiration libertaire (si tant est que l’adjectif ne soit pas trop anachronique) et un montage dont l’esthetique s’apparente aux pubs pour une marque de pull-over en synthetique, et mettant en scene une operation probablement aidee par les services secrets, en tout cas completement au service de la domination et des puissants.

  2. @Laurent Fournier: Le photomontage de Combo explicite la référence à l’imagerie de la Marianne aux seins nus, volontairement exploitée par les Femen. Outre sa reproduction sur les billets de banque, le tableau de Delacroix a servi a d’innombrables citations et remixes, y compris publicitaires…

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