Le meurtre de l’ambassadeur, comme au cinéma?

Parmi la séquence meurtrière du lundi 19 décembre, une image se détache – pas forcément pour de bonnes raisons. L’assassinat de l’ambassadeur russe, Andreï Karlov, par un jeune policier turc, dans une galerie d’art d’Ankara, rappelle à certains l’attentat de Sarajavo, décrit comme le prélude à la Première guerre mondiale.

Du coup, plus encore que la vidéo qui a enregistré toute la scène, largement rediffusée par les chaînes d’information, les photos de l’événement frappent l’imagination. Réalisées quelques secondes après le meurtre par le photographe Burhan Ozbilici, témoin du drame, dont le professionnalisme lui a permis de reprendre le dessus, ces images montrent un homme en costume, le pistolet à la main, hurlant face au public, le doigt pointé dans un geste menaçant.

L’une d’entre elles, sélectionnée par Associated Press et diffusée sur son compte Facebook, sera choisie le lendemain comme illustration de Une par de nombreux quotidiens. Sur les réseaux sociaux, elle fait l’objet de jugements élogieux: « Tragic story but this is one of the greatest news photos I’ve ever seen » (Andy Abbott). « Cette photo restera dans l’histoire: le cadavre de l’ambassadeur russe en Turquie et son assassin cravaté« , estime de son côté Pierre Haski.

Les propriétés qui suscitent le commentaire et rendent cette image virale relèvent pourtant d’un espace ambigu. Rarement prise au cœur de l’action, la photographie documentaire en montre plus souvent les conséquences et les prolongements. Ici, le sang-froid du photographe permet de disposer d’une image exceptionnelle, qui décrit l’immédiat après-coup d’un attentat, dévoilant le visage de l’assassin, encore muni de son arme, mais aussi le corps de sa victime. Le fond blanc des cimaises confère à la scène un degré de lisibilité qui n’est généralement proposé que par les compositions du roman-photo. Pour couronner le tout, le costume-cravate, la posture et le pistolet du meurtrier évoquent également l’univers cinématographique, en particulier la célèbre séquence dite du « gun barrel » sur laquelle s’ouvrent tous les James Bond.

L’enregistrement vidéo donne une image moins glamour de l’événement. Les coups de feu, les cris de terreur du public, les hurlements du forcené, le corps de la victime à terre glacent le sang. Comme l’expriment quelques commentateurs, choqués par les éloges du cliché d’Associated Press: « You are all bloody crazy taking MORE notice of the way the photograph has been taken THAN the death of the Russian Ambassador for Turkey in Ankara ». Dans ce cas très particulier, on peut en effet considérer que les qualités iconiques de la photo tiennent du malentendu. Il y a des images qui ne méritent peut-être pas de rester dans l’histoire.

Photo Yavuz Alatan (AFP/Getty Images).

MàJ. Deux autres photographes étaient présents et ont également enregistré la scène: Yavuz Alatan (voir ci-dessus) et Hasim Kilic (lire: “Three Photographers Witnessed an Assassination. One Photo Went Viral« ).

11 réflexions au sujet de « Le meurtre de l’ambassadeur, comme au cinéma? »

  1. J’ai pensé qu’au contraire cette image allait rester dans l’histoire. Peut-être plus encore que celle de l’assassinat d’Oswald par Ruby ou celle de l’assassinat d’un prisonnier par le chef de la police du Sud Vietnam à Saïgon. http://imagesociale.fr/124 .
    Lorsque je l’ai découverte, ce n’est pas à Holywood que j’ai pensé mais au récit national cher à Fillon. Il n’y a pas je pense de malentendu. L’assassin a voulu entrer dans un récit national turque encore en train de s’écrire et il y est parvenu. (L’histoire n’est d’ailleurs pas terminée. Sera-t-il jugé puis exécuté, emprisonné puis libéré, assassiné dans des circonstances mystérieuses?)
    Est-ce que l’on en gardera la version muette ou sonorisée? Ca dépendra je suppose de qui aura écrit le récit.

  2. @Thierry: L’assassin a été tué par les policiers. Je n’ai pas dit que cette image n’allait pas passer à l’histoire. En fait, c’est bien parti pour. J’exprime simplement un avis personnel, qui est réservé. L’image est moins en cause que sa réception. La photo est tout à fait remarquable, et le photographe n’y est pour rien si le meurtrier s’est costumé en garde du corps. En revanche, ce que j’ai perçu de la réception me laisse dubitatif. Comme la photo de Beyrouth de Spencer Platt (elle aussi très lisible et très belle), on l’apprécie pour de mauvaises raisons: pour ce qu’elle évoque plutôt que pour que pour ce qu’elle montre.

  3. Cette image est un aboutissement de l’iconographie rêvée par certains groupes terroristes. L’absence de sang et de visage, le cadrage et les références « pop culture », l’incertitude quant à l’auteur du geste – peut-être pas affilié à un quelconque extrême dans l’absolu puisqu’alors qu’il en avait le loisir il n’a buté ni la presse, ni d’autres autorités présentes – l’image saisit ce désir de son sujet de se revendiquer comme ‘révolté’ et non comme barbare, mais on ne sait pas quels intérêts elle sert, ni quelles adhésions recherchaient son sujet, qui, selon toutes probabilités, se savait photographié.

    Ce n’est pas une image pour « faire peur » mais une image en quête d’adhésion. J’étais assez certaine que vous alliez réagir pour remettre cette image à sa place, cliché d’une époque qui ferait aussi bien d’arrêter son show.

  4. Merci pour cet article intéressant malgré les circonstances d’une lourdeur terrible.

    Ce sont également les suites de l’événement qui donneront sa force et sa postérité à l’image, bien plus que sa reprise sur les réseaux sociaux le jour même, m’est avis. Car de la même manière, la gravure célèbre de l’assassinat de Sarajevo est restée dans les annales parce que l’événement est considéré comme le déclencheur de la première guerre mondiale, et donc présente dans tous les livres d’histoire à ce titre.
    Considérant cela on ne peut qu’espérer que cette photo ne reste pas dans les mémoires.

  5. Glaçant de constater comment une image devient simultanément à fois histoire et Histoire. On ne peut que saluer le sang froid du photographe qui a continué à mitrailler alors que celui de la victime n’était pas encore refroidi … Et je profite de ce 1er commentaire que je vous laisse pour vous remercier pour votre travail d’analyse toujours fin, et fort à propos.

  6. Pourquoi profite-on de regarder de ces images? C’est pour ça qu’on a besoin de les analyser?
    Pourquoi on ne nous horrifions pas de regarder la mort en HD en temps réel?

    C’est une folie comme la réalité a défini les images du cinema, mais encore plus comme aujourd’hui les images du cinéma redéfinissent la réalité. Et pire encore, comme on profite ça. C’est un bon temps pour les images, pour les créateurs d’images, mais qui reste pour l’humanité, pour la valeur de la vie?

    (pardon mon français, je suis argentine)

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