Peu avant Noël décédait le dessinateur Angelo Di Marco (1927-2016), célèbre pour sa contribution à l’illustration du fait divers dans la presse populaire, notamment dans Radar ou Détective (voir le bon résumé biographique de BDZoom).
Deux traits me frappent dans une production pléthorique, marquée par le travail de l’expressivité faciale, mais aussi par la maladresse délibérée de perspectives improbables, signature stylistique d’un dessin gouverné par l’hypervisibilité de l’action.
Le premier est bien sûr ce qui justifiait sa contribution dans l’univers du fait divers: l’absence d’une trace visuelle de l’événement, contrainte la plus fréquente du journalisme d’investigation, à laquelle le dessinateur substitue un composé imaginaire de stéréotypes, où la bouche ouverte sur un cri de terreur, de préférence féminin (l’illustration de Di Marco est une mine pour confirmer le caractère genré de la violence sociale), fait office de symbole tout-terrain.
Le second est précisément le choix de la visibilité du moment crucial de l’action – moment le plus souvent invisible, comme le suggère la réception du meurtre de l’ambassadeur, qui range du côté de la fiction une scène improbable par excès de réalisme.
Ce que montre le destin de l’image à la Di Marco, reléguée dans l’espace discrédité de la presse populaire «à sensations», c’est qu’au contraire de toutes les revendications de transparence du photojournalisme, ou de la condamnation réflexe d’une «société du spectacle», ce qui caractérise la presse mainstream est l’impératif de décence, qui se traduit par une monstration toujours atténuée de l’actualité la plus brutale, à laquelle le lecteur n’est confronté qu’à travers de nombreux filtres.
Indécent, le dessin de Di Marco l’est parce qu’il se situe au cœur de l’action, au comble de la violence – choix revendiqué d’une presse qui exploite précisément la pornographie de l’horreur (j’entends ici le mot “pornographie” dans son sens clinique d’exhibition complaisante d’un spectacle qui fait l’objet d’une condamnation morale) – mais stigmatisé partout ailleurs.
Le fond de l’affaire, c’est que l’indécence n’est pas une question d’image, mais une question de classe. Montrer l’horreur sans se préoccuper de morale est un attribut des classes défavorisées, quand l’impératif de décence est au contraire un critère essentiel du maintien bourgeois. Le dessin volontairement maladroit de Di Marco porte fièrement cette marque de fabrique de l’espace populaire.
7 réflexions au sujet de « Di Marco, l’image indécente »
Si ce journal est « à sensations », ça veut dire que les autres ne le sont pas ? :°))
Cette (in)décence (ou cette pornographie) est aussi à l’oeuvre dans les photos dites de paparazzi – gros grain, zoom improbable, espionnage, lunettes de soleil ou nudité (un peu comme la photo de JF Copé dans la piscine de Takedine – qui est plus une fuite, je suppose (les mots sont retors, hein)) etc. qui trouvent sans doute leur limite dans celles de l’accident funeste de Diana Spencer – dite Lady D – incise qui infère sans doute que la plus pure (violente, proscrite) des indécences est celle de la monstration – ou de la vue – du sang. Il se peut (l’idée me vient, là, tout à coup) que la photo du petit Aylan ait eu un tel retentissement du fait, justement, de l’absence de ce sang qu’on ne saurait montrer ou voir…
PdB: (In)décence de la monstration: il est à noter que la complaisance dans l’exhibition n’appartient pas qu’au registre visuel. Dans Détective, les articles sont longs et détaillent à plaisir les aspects les plus scabreux du crime. L’image ne fait ici que s’aligner sur un régime narratif qui est celui du magazine.
Oui, bien sûr, les photos du petit Aylan ont été sélectionnées parce qu’elles filtrent la violence, comme je l’expliquais à l’époque, notamment en ne montrant pas le visage de l’enfant (alors que celui de son frère, lui aussi décédé par noyade, était exposé de face).
Dans pratiquement toutes les illustrations, le moment choisi et représenté correspond toujours à l’instant d’avant, avant l’étranglement, avant le coup de feu, avant d’être écrasé, c’est au lecteur de poursuivre la narration dans l’horreur. Le lecteur est souvent mis, par les cadrages et les angles de vue, en position d' »accompagnateur ». Et c’est vrai qu’il y a quelque chose de « pornographique », dans le sens support à excitation. On peut y voir, c’est vrai une pornographie de l’horreur.
Faites entrer l’accusé….
Pas d’accord avec le dernier paragraphe. C’etait peut-etre le cas dans le passe. Peut-etre le cas de Di Marco.
Mais aujourd’hui l’indecence est la marque de l’elite, suivie par la bourgeoisie. Observons (je crois que c’etait commente sur votre blog) comment les corps decharnes des victimes des attentats sont montres par les media occidentaux lorsque ces victimes ne sont pas occidentales, mais ne sont pas montres par les media locaux. Impossible de ne pas voir dans ces choix editoriaux ceux d’une certaine elite.
Observons aussi l’indecence pornographique du terrorisme-spectacle, du 11 septembre aux enfants gazes en Syrie, en passant par les videos techniquement tres elaborees de la nebuleuse Daech, Al Qaeda, Casques Blancs. Moyens hollywoodiens pour une mise en oeuvre pas moins couteuse ne serait-ce qu’en materiel militaire et en logistique, ne parlons pas du cout humain. Lorsque les moyens « techniques » mis en oeuvre se chiffrent en centaines de milliers voire en millions de dollars, ont le soutien des agences guvernementales des pays les plus puissants de la planete, ca ne fait evidemment pas partie de « l’espace populaire ».
L’effet sur l’opinion publique occidentale depend de ces videos techniquement tres elaborees, de cette mise en scene pornographique complaisament relayee par les media, qui ne releve pas non plus de « l’espace populaire ».
@Laurent Fournier: En tant que lecteur assidu de ce blog, vous ne pouvez pas recourir à la facilité qui consiste à mettre tous les médias (et encore moins les vidéos autoproduites) dans le même sac. Il y a une différence de taille entre Détective et Le Monde, qui ne publient pas les mêmes articles, et ne les illustrent pas de la même façon. L’impératif de décence est une contrainte majeure de la presse bourgeoise, que documente la réception d’icônes comme la photo du petit Aylan ou celle du meurtre de l’ambassadeur russe (je vous renvoie à mes analyses de ces images).
Il existe également une abondante littérature consacrée à l’histoire du fait divers, qui montre son lien étroit avec la culture des classes populaires (voir notamment: Dominique Kalifa, L’Encre et le Sang, récits de crimes et société à la Belle Époque, Paris, Fayard, 1995). Le fait divers reste un genre mineur, discrédité au sein de la presse bourgeoise, pour des raisons qui relèvent moins de l’esthétique que de la sociologie: le crime de sang reste pensé comme un marqueur des « classes dangereuses »…
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