La communication visuelle, nouveau créole

(Chronique Fisheye #23) Comme de nombreux usagers des outils de conversation électronique, je cède volontiers au jeu qui consiste à truffer mes messages d’emojis, encouragé par la profusion des imagettes mises à disposition par les smartphones. Arrive immanquablement le moment où un message se résume à une suite d’icônes, à quoi l’interlocuteur répondra par une demande d’explications, désorienté par ce rébus cabalistique.

Cette micro-expérience met en lumière une caractéristique fondamentale de la communication visuelle, riche en informations, mais dépourvue de syntaxe, c’est à dire d’un principe qui organise les données du message. La position en début de phrase du sujet du verbe, la modalité précisée ensuite par le prédicat, ou le complément apporté par une subordonnée, toutes ces formes d’organisation implicites auxquelles nous a accoutumé l’apprentissage de la langue s’avèrent autant d’outils indispensables pour transformer en message compréhensible un groupe d’informations lexical.

Un exemple à mi-chemin de la phrase et de la série d’émojis est fournie par le langage des Schtroumpfs, héros d’une bande dessinée qui présente la particularité de remplacer certains mots par la forme unique et polyvalente qui donne son nom aux petits personnages bleus. Il est toujours amusant de constater que cette oblitération volontaire d’une partie de la phrase ne fait pas obstacle à sa compréhension, et que «passe-moi le schtroumpf» ou «schtroumpfe-moi le sel» restent en contexte des énoncés intelligibles. Ce que montre ce langage à trous, c’est la puissance de la syntaxe, et à quel point la structure immuable de la phrase sert d’appui au décodage.

Peyo, Le faux Schtroumpf, 1968.

En l’absence de ce principe organisateur, la communication visuelle fonctionne comme une langue incomplète, ce que les spécialistes appellent un paralangage: un ensemble de signes qui peuvent accompagner l’échange linguistique, mais pas se substituer au langage. C’est bien ainsi que nous employons habituellement émojis, photographies ou vidéos, comme autant d’illustrations venant ponctuer nos conversations électroniques.

Cette limite est aussi celle des logiciels de reconnaissance de formes, qui perçoivent une photographie comme un conteneur de données, mais qui restent incapables de produire une interprétation globale de l’image. Ces systèmes fonctionnent comme des capteurs susceptibles de repérer au sein d’une phrase des entités comme «soleil», «chat» ou «chaussures», mais impuissants à reconstituer la signification de l’énoncé. Les machines ne «voient» pas les images, mais seulement certaines des informations qu’elles contiennent.

Application de reconnaissance automatique de panneaux routiers.

L’usage des images à des fins de communication ne sert pourtant pas qu’à transmettre des données. Le recours aux émojis répond à des fonctions de soulignement expressif ou d’agrément visuel. L’envoi de photos ou de vidéos augmentées au sein d’applications comme Snapchat propose des messages autonomes, fortement personnalisés.

Comment pouvons-nous décoder ces messages composés essentiellement d’informations visuelles, malgré les limites du paralangage? La clé de la compréhension de ces propositions repose sur la connaissance du contexte. Le plus souvent, les messages iconiques n’ont de sens que pour un groupe d’interlocuteurs, qui seuls maîtrisent les tenants et les aboutissants d’une situation, et sont capables de compléter les informations manquantes de la communication visuelle.

C’est la raison pour laquelle nous sommes plus enclins à recourir au paralangage imagé au sein de conversations personnelles qu’avec des inconnus ou dans un échange public. Avec des intimes, le recours à l’image transforme ses limitations syntaxiques en clin d’œil, en effet de connivence réservé à ceux qui disposent des clés nécessaires à l’interprétation.

Ce sont donc les limites même du paralangage visuel, son caractère naturellement elliptique, qui font de l’image un extraordinaire outil de communication codée, personnalisée ou intime. Le développement des langages argotiques correspondait autrefois au désir de protéger la confidentialité d’échanges qui devaient rester impénétrables pour les non initiés. De façon comparable, l’expérimentation de la conversation visuelle s’apparente à un nouveau créole, langage réservé qui préserve les secrets d’une communication énigmatique.

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