Aléa familier des cités modernes: le vélo de mon fils a été volé à son domicile, pendant une absence. Bien sûr, il aurait fallu mieux protéger un engin presque neuf, offert il y a un an, au lieu de le garantir par un simple cadenas, dans une petite cour facile d’accès. Rien de grave, mais nous aimions tous ce beau vélo, et lui le premier, qui s’en servait quotidiennement pour rejoindre la fac.
Lorsqu’il m’apprend la nouvelle par téléphone, mon premier réflexe est de m’interroger mentalement sur l’existence d’une photo du cycle disparu. Je retrouverai ensuite une image, effectuée au moment de son achat en décembre 2016, et qui n’avait pas fait depuis l’objet d’une sélection ni d’une remobilisation. La perte du véhicule modifie la lecture du document, qui passe de souvenir d’une action à celui d’archive de l’objet disparu.
Ce changement de statut dû à des circonstances fortuites peut être mis en parallèle avec les récits de disparition qui hantent la théorie de la photographie. Walter Benjamin ou Roland Barthes racontent, l’un le suicide d’une femme, l’autre la mort de sa mère, afin de susciter l’émotion du lecteur et de mettre en scène la figure de résurrection, présentée comme une propriété particulière de la photographie1. Comme dans le cas du vélo volé, c’est une information qui n’existait pas au moment de la prise de vue et un travail imaginaire complexe de recontextualisation historique qui donnent à l’image sa valeur, décrite comme typique de l’enregistrement technique.
J’ai déjà eu l’occasion d’indiquer ici que ce récit pathétique reproduisait l’argument inventé par Alberti pour décrire les pouvoirs de la peinture, lorsque le théoricien évoque l’émotion suscitée par le portrait d’Alexandre auprès d’un de ses généraux. La figure de résurrection n’est en effet pas un propre du photographique, mais plus généralement le caractère qui définit le document, dont la fonction est précisément de rétablir un lien avec une source disparue.
Que permet de préciser la photo du vélo? Que c’est bien la perte de l’objet qui est constitutive du statut documentaire d’une image qui n’était pas jusque-là considérée comme une archive du véhicule. En d’autres termes, ce sont des circonstances et des informations sans rapport avec la prise de vue qui lui ont conféré un statut qui n’existait au mieux que comme une potentialité de l’enregistrement. Comme dans une enquête policière, c’est le crime qui constitue en preuve des détails sinon dépourvus de signification.
Il existe deux manières de produire un document: 1) par anticipation, comme dans le cas de l’observation scientifique ou de la photo du sapin, qui prévoit par avance le caractère éphémère du phénomène considéré, ou 2) par reconstitution, comme dans le cas de l’enquête historique ou archéologique, qui recontextualise les informations durables pour remédier à l’absence de la source. Les aventures de Sherlock Holmes ouvrent la voie au roman policier en faisant de cette herméneutique leur principal ressort narratif.
Dans les deux cas, on a affaire à un processus intellectuel abstrait, basé sur un échafaudage complexe d’allers-retours temporels. La photo du vélo – qui ne l’est devenue que parce que celui-ci avait disparu – n’est pas la trace simple et intemporelle d’un objet, mais le résultat d’un travail imaginaire informé: le produit d’un récit qui, comme celui de la résurrection du Christ, a d’abord dû tuer ce dont il mettait en scène le retour.
- André Gunthert, «Le complexe de Gradiva. Théorie de la photographie, deuil et résurrection», Etudes photographiques, n° 2, printemps 1997. [↩]
4 réflexions au sujet de « La photo du vélo »
Maintenant, grâce à la mairie de Paris, on a le choix entre des vélos verts, des jaunes (ceux que l’on peut trouver et laisser n’importe où) et les nouveaux Vélib’ d’un vert criard avec porte-bagages en plastoc.
Je me suis fait voler mon beau vélo mi-course blanc, de marque Raleigh, dans ma cave. Alors qu’avant d’habiter dans le Xe, je gardais mon vélo dans mon appartement dans le XIIe et qu’il ne lui était jamais rien arrivé.
Sa photo n’a pas convaincu mon assurance (« trop ancien »), ce n’est donc plus qu’un souvenir envolé (ou envélo)… mais « contextualisé » !
il faudrait aussi prendre en compte que la photo a été prise, cependant : trace de l’achat (comme le veut l’assurance ? l’ami Hasselmann en donne preuve (insuffisante…) a contrario), du moment, de l’instant ? Sans doute interroger l’événement qui donne lieu à l’image (en garder le souvenir, au besoin ?) « des détails dépourvus sinon de signification » dites-vous, mais non : ils en ont, mais au moment où on remobilise cette archive, ils changent de sens (il me semble) (d’ailleurs on floute ici les visages : votre photo est mobilisée pour un autre usage et ces détails prennent une autre valeur…)
@PdB: Comme la plupart des images de la photo amateur, celle-ci a initialement été produite par souci de documentarisation par anticipation (voir « La photo du sapin« ) d’un moment jugé suffisamment important pour mobiliser l’archive visuelle: en l’occurrence, l’acte d’achat en famille d’un cadeau de Noël, réclamé par mon fils pour ses besoins de déplacement. Ce que l’image enregistre au moment de la prise de vue est donc l’événement du choix et de l’acquisition du vélo.
Comme vous le notez, le floutage par mes soins des visages pour cette publication est indicateur de la modification de sa lecture: ce n’est plus mon fils qui est le héros de cette image, mais le vélo perdu. Le changement d’interprétation en raison de circonstances fortuites signifie que la valeur d’archive attribuée à la photographie n’est pas liée à la technique ou à la nature de l’image, mais dépend d’un travail de contextualisation et de projection, dont je trouve également la trace intuitive dans les récits de théorie photographique.
Très intéressantes – l’observation et l’analyse de ces relations entre disparition (effective ou anticipée) et résurrection (espérée, désirée…) par l’intermédiaire du document (photographique, ou autre).
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