A l’occasion d’une vaste fresque consacrée aux fake news, le spécialiste des cultures numériques – et vieux camarade – Olivier Ertzscheid épingle un de mes récents articles, critique d’une énième panique visuelle, et me range parmi les observateurs «paisibles» (à côté des «sages», comme Dominique Cardon, à l’opposé des «combattants», comme Antonio Casilli). Sachant que le faux, c’est pas joli joli, et qu’Olivier, qui omet de se caractériser, mais dont les propos pugnaces ne laissent guère de doutes sur la nécessité de lutter contre ce nouvel axe du mal, on conclut que les pacifiques ne sont peut-être pas situés du bon côté de la barrière. Je saisis donc cette occasion de faire le point sur une question loin d’être anodine, mais à propos de laquelle il existe en effet deux lectures opposées.
Selon la vision «combattive» (ou techno-centrée), l’expression fake news désigne un nouveau problème situé aux marges de la production informationnelle, où les dérives combinées de l’économie de l’attention et des algorithmes de sélection automatique favoriseraient la diffusion de fausses nouvelles, qui viendraient envahir et polluer le paysage de l’information «saine», au point de pousser les citoyens à des choix néfastes – comme le Brexit ou l’élection de Donald Trump.
Cette thèse s’appuie sur deux types d’éléments factuels: la production industrielle d’informations pousse-au-clic, et l’émergence de choix politiques dits «populistes». Elle omet de préciser que l’articulation des deux registres est tout sauf démontrée. Elle gomme également une série de présupposés implicites, comme l’idée qu’il existe un territoire identifié de la «vérité» (propagée par des organes comme le New York Times, le Washington Post, le Guardian ou Le Monde), que les options dites «populistes» sont condamnables a priori, enfin que les citoyens sont crédules et influençables, au point de se laisser dicter leurs choix politiques par des algorithmes.
Une autre vision du phénomène privilégie les déterminations socio-politiques. Plutôt que de considérer les soubresauts électoraux récents comme de simples erreurs de jugement, elle envisage leur caractère symptomatique et y voit une réaction à la dégradation des garanties d’existence de nombreux groupes sociaux dans les sociétés néolibérales. Dans cette optique, même si l’on ne considère pas le Brexit ou l’élection de Trump comme des options satisfaisantes, ceux-ci n’en apparaissent pas moins comme l’expression d’une dynamique significative qui peut être expliquée rationnellement.
Nos principes démocratiques et nos systèmes électoraux seraient-ils si fragiles pour que des facteurs comme les services secrets russes ou l’industrie du clic puissent les perturber aussi gravement? De nombreux travaux analytiques ont démontré qu’il n’existe aucun fondement à cette nouvelle théorie du complot1.
Repassons le film: l’expression fake news apparaît dans la presse de sensibilité démocrate peu après le coup de tonnerre «populiste» de l’élection de Trump. Rhabillée de neuf par la technologie numérique, la vieille critique debordo-baudrillardienne d’une société en proie à l’illusion généralisée sert à expliquer le traumatisme – et surtout à glisser sous le tapis les raisons politiques d’un échec aussi imprévu que cuisant. On avait déjà pu voir au cours des années 1970 une entreprise similaire: face à la défaite du Vietnam, non moins incroyable pour la première puissance mondiale, l’administration Nixon avait cherché à faire oublier ses erreurs militaires en attribuant la responsabilité de la débâcle aux médias et à la diffusion d’images violentes2.
Désigné comme le nouvel ennemi de la démocratie, le «populisme» qui s’installe au cœur des scrutins des sociétés développées pose désormais la question de la légitimité des élites politico-médiatiques, qui ont assuré bon an mal an la pérennité d’un capitalisme de plus en plus prédateur. Leur réponse est d’une grande efficacité. Comme le montre l’article d’Olivier, qui s’ouvre sur les poissons d’avril, l’intérêt essentiel de la notion de fake news (qui désigne aussi bien le «faux» que le «bidon»), c’est qu’elle permet de tout mélanger: la manipulation et le jeu, l’erreur et le canular, le mensonge et la fiction3 – mais aussi l’information alternative ou l’opinion dérangeante avec la falsification. L’opposition n’est donc pas celle du vrai et du faux, mais plutôt celle du légitime et de l’illégitime – une frontière bien plus subtile, qui permet de mettre dans le même sac d’indignité les tweet-clash et Le Gorafi, Russia Today et Reporterre, Doctissimo et Les Crises d’Olivier Berruyer, et de restituer aux organes dotés d’une crédibilité institutionnelle un statut de valeur-refuge.
Avons-nous un (nouveau) problème de fausses informations? Au sens strict d’une exploitation opportuniste de l’économie de l’attention, l’effet de ces productions reste à démontrer4. La discussion sur une fragmentation des opinions, qui se traduirait aujourd’hui par la multiplication des médias, est une toute autre question, que l’on aurait tort de réduire à sa dimension technologique. Un examen à l’échelle historique montre que la divergence des opinions a souvent été bien plus forte que celle que nous pouvons observer aujourd’hui. Et rappelons-nous que le cadre démocratique est précisément celui qui garantit la liberté et la diversité des opinions, non celui qui imposerait leur conformité.
Si le consensus de l’après-guerre, qui a assuré le bien-être des classes moyennes pendant une trentaine d’années, vole aujourd’hui en éclats, c’est parce que l’équilibre de la répartition de ses bénéfices s’est évanoui, et parce que les assurances et les solidarités que chacun est en droit d’attendre du contrat social se désagrègent.
Faut-il en tirer la conclusion que les «populismes» marchent main dans la main avec les faux-semblants? Soyons sérieux. En matière de présentation biaisée des faits, personne n’arrive à la cheville des dirigeants des démocraties occidentales, prisonniers d’une fuite en avant mensongère, imposée par l’agenda de la montée des inégalités. L’enjeu réel du débat sur les fakes news n’a donc rien de technologique. A un moment où le pouvoir des élites vacille, il s’agit ni plus ni moins de préserver le contrôle de la légitimité.
- Duncan J. Watts, David M. Rothschild, «Don’t blame the election on fake news. Blame it on the media», Columbia Journalism Review, 05/12/2017. [↩]
- Daniel C. Hallin, The ‘Uncensored War’. The Media and Vietnam (1986), Berkeley, University of California Press, 2e éd., 1989. [↩]
- Le titre de ce billet renvoie au film de William Karel, Opération Lune, génial canular qui emprunte les codes du documentaire pour faire mine de valider la thèse conspirationniste d’un voyage lunaire filmé sur Terre par Stanley Kubrick. Manipulation au carré qui interroge les limites de notre rapport à la vérité, une telle œuvre atteste également notre capacité à subvertir ces cadres, en toute connaissance de cause, comme l’illustre tout récit de fiction. [↩]
- Benedict Carey, «‘Fake News’: Wide Reach but Little Impact, Study Suggests», New York Times, 02/01/2018. [↩]
Une réflexion au sujet de « Opération Lune (ou à quoi servent les fake news) »
Je ne suis pas toujours en accord avec André Gunthert, raison de plus pour signaler que j’apprécie vraiment ce texte.
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