Le goût des ‘fakes’, la peur du faux

(Chronique Fisheye #29) Nouvelle séquence de panique visuelle: depuis fin décembre, de nombreux articles reprennent l’information selon laquelle une nouvelle technique, basée sur l’intelligence artificielle, permet de remplacer un visage dans une vidéo. Les premières applications de ce programme, qui ont tourné sur le forum américain Reddit, consistent à coller la physionomie d’actrices connues, comme Gal Gadot, Emma Watson ou Scarlett Johansson, dans des extraits de films pornographiques. «La facilité avec laquelle on peut y arriver est terrifiante», écrit Vice, qui annonce qu’il sera «dans quelques mois impossible de distinguer une image authentique d’une image contrefaite».

Les photomontages d’actrices dans des scènes pornographiques n’ont pas attendu les outils numériques. De même, les effets spéciaux permettant d’insérer de manière crédible le visage d’un comédien disparu dans une séquence filmée, comme Marilyn Monroe dans le clip Dior (2012) ou le regretté Paul Walker dans le 7e épisode de la saga Fast and Furious (2015), n’ont rien de nouveau. Plusieurs applications ont proposé le mashup des visages avec des discours ou des expressions faciales ajoutées. Mais l’inquiétude manifestée par les descriptions alarmistes des “Deepfakes” repose sur la conviction d’une expansion incontrôlée des falsifications, rendues plus aisées par un outil facile d’accès.

Cette appréciation doit être relativisée: l’algorithme, qui réclame une compétence de programmeur en deep learning, présente des défauts encore visibles. Toutefois, si l’emballement paraît prématuré, il n’en est pas moins significatif. Adossée à des références comme la série de science-fiction Black Mirror, la peur de la perte de contrôle des comportements à travers la manipulation des identités déploie un arrière-plan qui explique cette surchauffe.

Ce n’est pourtant pas la première fois que la phobie du faux frappe les images. Dès les prémices de la transition numérique, la critique de la retouche pointe le danger représenté par des outils grand public comme Photoshop, et dépeint un futur angoissant, où la frontière qui sépare la vérité du mensonge aura disparu, livrant les contemporains à l’incertitude.

Trente ans après la première version du logiciel d’édition d’images, on peut proposer un bilan moins dramatique. La vérité étant une construction sociale, il ne suffit pas de produire un document trompeur pour modifier la réalité. Un mensonge crédible, comme celui de la possession d’armes de destruction massives par l’Irak de Saddam Hussein, suppose au contraire la mobilisation d’un réseau étendu d’institutions et d’autorités, qui acceptent de mettre leur crédibilité en jeu – sans pour autant réussir à tromper durablement une opinion publique qui dispose d’instruments de vérification autonomes.

Plus fondamentalement, l’altérabilité généralisée des formats numériques n’a pas transformé notre rapport au réel. Les effets indésirables de la retouche dans le domaine de l’information se limitent à quelques cas anecdotiques. En revanche, l’essor explosif des effets spéciaux, des images hybrides ou de synthèse dans la publicité, la fiction ou le loisir montre qu’il ne faut pas raisonner seulement en termes de technologies, mais en fonction de leurs domaines d’application.

L’erreur consiste ici à soumettre toutes les images à un modèle de type documentaire, imposant à l’ensemble de la production visuelle les mêmes critères d’authenticité que ceux de l’information. Cette approche occulte la vaste gamme des usages imaginaires de l’image. Le fait que le faux pornographique ne soit nullement caché, mais au contraire ouvertement décrit sur des sites intitulés «Fake porn» ou «Fake celebrities», témoigne de la dimension fantasmatique oubliée par l’orthodoxie documentaire.

Plutôt que d’imaginer avec angoisse les applications journalistiques du face-swapping, il est plus pertinent de constater que les usages réels de ces technologies se limitent aux territoires traditionnels du détournement, de la satire ou de la fiction – qui ne peuvent être confondus avec la falsification. Faut-il lire Black Mirror comme la description d’un futur inéluctable, ou comme une fable qui joue habilement avec nos peurs? Rassurons-nous: l’importance prise par le paradigme documentaire apporte la preuve que l’exigence de vérité reste un critère prépondérant de la culture visuelle.

4 réflexions au sujet de « Le goût des ‘fakes’, la peur du faux »

  1. Le fake, s’il peut être détecté dans l’image, navigue sans problème dans le discours politique. La parole, sauf à être contredite par la suite par un « fast checking » s’épanouit apparemment librement. Les récentes palinodies d’un Wauquiez devant des étudiants montrent qu’il n’y a pas besoin d’algorithmes pour inventer n’importe quoi.
    Maintenant, que la tête de ce dirigeant des « Républicains » (sic) se retrouve manipulée dans tel ou tel film… pourrait faire, en plus, sourire.

  2. Il est tout à fait exact qu’il n’y a pas besoin de technologies sophistiquées pour produire des faux crédibles. Comme on a pu le vérifier encore récemment avec la fausse photo des pyramides sous la neige (un canular de 2013 recyclé à l’occasion du coup de froid de la semaine dernière), l’ingrédient essentiel du bon fake est de savoir mettre à profit le contexte.
    https://twitter.com/HistoryInPics/status/411982238914314240

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