- Preprint, article à paraître dans Mediascape, n° 12, 2019 (une autre version paraîtra dans Questions de communication, n° 34, 2018). Une première version a été présentée le 21 septembre 2018 au Congrès de la Società Italiana per lo studio della Fotografia (SISF), Università della Tuscia, Viterbo; une deuxième le 9 novembre au musée Revoltella de Trieste, dans le cadre du festival Trieste Foto Days (mise à jour du 26/11/2018).
Plan
- Du privé au public
- Conflits de visibilité
- Les nouveaux documents du débat public
- Visibilité de la norme
La diffusion de l’outil photographique, devenu un marché de masse dès le début du 20e siècle, est l’aspect qui a le plus frappé les observateurs des pratiques visuelles. Dans le premier essai de sociologie de la photographie amateur, publié en 1965, Pierre Bourdieu explique cette diffusion par l’utilité sociale et familiale des photographies (Bourdieu). Pourtant, il n’offre aucune description des dispositifs qui sont au coeur de la présentation et du commentaire des images: non pas l’appareil photo, mais l’album de famille ou la projection diapositive.
Il faut attendre les observations de l’anthropologue Richard Chalfen sur les pratiques de socialisation des images vernaculaires pour apercevoir que ce sont les caractéristiques de l’album – la sélection des photographies, le groupe restreint auquel elles sont montrées, et les modalités d’accompagnement fournies par le commentaire verbal – qui déterminent les conditions d’utilisation des images (Chalfen). Au 20e siècle, si la photographie amateur est essentiellement familiale, comme l’explique Bourdieu, c’est d’abord parce que la visibilité de ses supports de présentation se limite à la famille et au cercle d’amis.
L’accueil des pratiques numériques a rejoué le même malentendu. Fascinés par l’explosion de l’offre des outils d’enregistrement, les observateurs ont repris le schéma de la confrontation des amateurs et des professionnels, légué par l’histoire de la photographie, soit pour disqualifier la production des anonymes1, décrits comme une concurrence abusive, soit au contraire pour restituer une légitimité culturelle, militante ou expérimentale à des acteurs toujours évalués à partir du vis-à-vis avec les professionnels (Blondeau, Allard). Dans le meilleur des cas, la diffusion numérique aura été perçue comme une nouvelle filière d’auto-formation, couronnée par la conversion de l’amateur en producteur marchand.
Bien sûr, la nouvelle instrumentation a augmenté dans des proportions considérables la production des images. Mais la question qui règle leurs usages reste celle de leurs conditions de visibilité. Or, c’est précisément ce paramètre que la numérisation a profondément transformé. L’outil essentiel de cette évolution n’a pas été la caméra, mais le réseau interactif inventé au même moment : le web et ses déclinaisons, forums, plates-formes et réseaux sociaux.
Ces outils ont fait apparaître de nouvelles formes de communication: la conversation privée par l’intermédiaire de messageries protégées, et surtout la conversation publique via les réseaux sociaux, devenue depuis le début des années 2010 le principal espace de discussion des informations et de confrontation des opinions des sociétés modernes, ouvert à la participation des anonymes.
La leçon que nous pouvons tirer des analyses sociales de la photographie amateur, c’est que l’utilité des images vernaculaires est à proportion de leur visibilité. En passant de l’album aux réseaux sociaux, l’image privée d’autrefois a accédé à l’exposition publique, multipliant son impact social dans des proportions inédites. Apportant au débat public les ressources du document figuré, l’image conversationnelle participe à la construction du récit de l’actualité, pèse sur les choix médiatiques et les décisions politiques. Elle constitue une nouvelle étape dans l’histoire longue de l’accès à la sphère publique, définie par le philosophe Jürgen Habermas comme espace de formation de l’opinion publique2.
Un symptôme ostensible du nouveau statut des productions vernaculaires est la multiplication des formes d’autocensure qui accompagnent l’exposition de soi. L’exemple le plus emblématique, en contradiction avec les principes de la manifestation publique, a été la dissimulation systématique des identités par le mouvement étudiant français du printemps 2018. La célèbre séquence de la Commune de Tolbiac, autoprésentation parodique de trois portes-parole masqués, en compagnie du chien Guevara, illustrait une attitude de défiance, justifiée par la montée des violences et la réponse repressive des forces de l’ordre (Glad).
Non moins frappante est la propension observée chez certains parents, lorsqu’ils diffusent des images familiales sur les réseaux sociaux, à coller des stickers sur le visage de leur enfant ou à le photographier dans une posture qui interdit son identification3. Ce comportement peut paraître contradictoire: à quoi bon publier une photo sur Facebook si l’on souhaite protéger son sujet? Ne serait-il pas préférable de réserver sa diffusion au cercle des intimes?
Pourtant, l’éditorialisation de l’image permet simultanément de bénéficier de l’exposition augmentée des réseaux sociaux, tout en tenant compte des nouveaux dangers de cette visibilité élargie. Cette adaptation par l’usager appartient au même registre que les formes de préservation de la privacy développées dès les débuts d’internet, comme le recours au pseudonyme, qu’illustre le célèbre dessin de Peter Steiner: «Sur internet, personne ne sait que tu es un chien» (1993). Le message que souhaite adresser cette jeune maman est à la fois celui d’une maternité heureuse – témoignage éminent de réussite sociale – et celui du souci de la protection et de respect du consentement de l’enfant – nouveau paramètre de la responsabilité parentale.
Alors que l’une des grandes peurs qui a accompagné le devenir-numérique des images est celle de leur altération par la retouche, il faut constater qu’à l’exception d’applications ludiques, comme les détournements d’image, les amateurs ne procèdent que rarement à la modification des enregistrements vidéo-photographiques. L’une des raisons de cette attitude est que la retouche requiert l’acquisition d’une compétence, contrainte qui limite fortement son usage. L’application du sticker forme ici une exception remarquable, qui s’explique par la mise à disposition récente au sein des réseaux amicaux d’un choix restreint de formes simples, faciles à ajouter au document photographique, sur le modèle initialement proposé par Snapchat. On notera que contrairement à l’idée reçue, cette modification ne fait pas perdre à l’image sa valeur documentaire. Au contraire: la mise en retrait d’une information fonctionne comme une attestation de l’authenticité de la scène enregistrée, comme c’est le cas dans les reportages d’information en caméra cachée.
Le masque inventé par la presse à scandale des années 1950, cadre noir barrant les yeux des sujets photographiés pour éviter la censure, traduit la dépossession du choix de l’exposition. A l’inverse, comme le pseudonyme, le sticker parental exprime une préférence de l’émetteur, et constitue une tentative pour reprendre le contrôle de sa visibilité. Le recours à une éditorialisation de la photo pour masquer certaines informations manifeste donc une compréhension au second degré de l’image, qui témoigne de la conscience de son exposition publique (Marwick, boyd).
Au-delà de la production de l’image, c’est ici sa socialisation qui est interrogée. Alors que la consultation de l’album photo s’adresse à des spectateurs connus dans des conditions contrôlées, l’augmentation de visibilité que procure la mise en ligne expose les documents à un ensemble indéfini de destinataires indéterminés. Le passage de ce seuil suffit à qualifier de «public» le groupe des récepteurs ainsi formé4. Dans la mesure où l’identification du destinataire conditionne la production du message, on peut admettre que cette indétermination constitue le facteur caractéristique du genre d’interaction que propose la conversation publique, qui relève de la communication sociale.
L’expérience des usagers ainsi que certains faits divers à forte résonance médiatique montrent que cette exposition comporte des risques de réutilisation, de décontextualisation ou de lecture erronée, qui favorisent des situations conflictuelles. En septembre 2016, l’histoire d’une jeune autrichienne qui reproche à ses parents d’avoir publié pendant plusieurs années le feuilleton de son enfance sur Facebook, dont de nombreuses photos embarrassantes, enflamme la conversation publique, et achève de convaincre que la fluidité des images impose de nouvelles règles5.
La montée de la revendication du consentement est directement liée à l’émergence d’un espace de visibilité unifié. Parmi les nombreuses règles non écrites des pratiques documentaires, l’utilisation de l’image des personnes a longtemps été apprécié en fonction du risque que celles-ci soient ou non exposées aux usages finaux. Aucun éditeur occidental n’aurait publié la photographie d’une petite américaine nue victime d’un conflit, à la fois pour des raisons de décence et pour éviter une action en justice. Mais le cliché d’une enfant nord-vietnamienne fuyant le napalm a fait la une des journaux en 1972 sans la moindre demande d’autorisation, illustration d’un rapport à l’image néocolonial. Avec internet et les réseaux sociaux, la globalisation de la visibilité et la multiplication des confrontations augmentent nécessairement la sensibilité aux droits du sujet exposé.
Les comportements d’autocensure en attestent: contrairement à la thèse de la bulle de filtre, qui postule une protection algorithmique des usagers réunis par la sélection de leurs préférences (Pariser), la conversation publique soumet l’émetteur à une interaction plus étendue que les échanges traditionnels, encadrés par les mécanismes de constitution des groupes sociaux.
L’extension de l’échange n’est pas fixée a priori par les caractéristiques de la plate-forme. Elle n’est observable qu’après publication, en fonction de la dynamique attentionnelle suscitée par le contenu, qui se manifeste par de multiples indicateurs, comme le nombre de ses consultations, de ses rediffusions, des réactions ou des commentaires qu’il suscite. La visibilité d’un contenu est objectivée par la collection de ces signaux, conforme à la règle qui régit la sphère publique des régimes libéraux. A la manière d’une “main invisible” de l’information, la multiplication des marques d’attention fournit une mesure intuitive de la valeur du contenu partagé. La hiérarchie qui en découle est assimilée à un phénomène d’élection collective.
En raison de la signification accordée à cette hiérarchie de l’attention, les contenus susceptibles d’accéder à l’exposition publique ont toujours été soumis à des procédures de sélection et de contrôle. Dans ces conditions, il était normal que l’accès des anonymes à la sphère publique rencontre la résistance des médias installés (Delcambre, Piquard). Mais le tri algorithmique ou la sélection conversationnelle ont reconstitué le filtre électif qui structure l’écologie de l’information. C’est pourquoi les réseaux amicaux se sont rapidement intégrés à cet écosystème, lui offrant au contraire une amplification inattendue.
Cette amplification s’explique par un trait inédit. Qu’on la mesure par un comptage des voix, une statistique des ventes ou le sondage d’un échantillon, l’évaluation de l’approbation s’effectue après la fin de son expression. Dans le cas d’une consultation électorale, cet écart est une condition de la sincérité du scrutin. Mais dans l’univers connecté, l’instantanéité des signes de la visibilité leur confère un caractère auto-amplificateur, multiplié par le filtre algorithmique et la réactivité conversationnelle (la rediffusion d’un contenu attractif apportant à l’usager un profit de visibilité). On dénomme «viralité» cette réflexivité à la fois indicative et incitative, qui augmente et accélère le processus de la désignation collective.
Si l’on observe la conversation du point de vue de sa visibilité, plusieurs familles de contenus portent l’empreinte de la contribution des anonymes. La plus vaste et la plus ancienne est incontestablement la manifestation de l’identité.
Une part originaire de la culture numérique se rattache à la capacité des ordinateurs de produire des simulations ou images virtuelles, utilisées par exemple dans les jeux vidéos ou des applications emblématiques comme Second Life (Turner). Dans les premiers temps d’internet, les limitations de débit font obstacle au transfert des fichiers photo- ou vidéographiques. Les imagettes qui servent d’identifiant aux usagers des forums sont des formes graphiques simples et stéréotypées, qu’on dénomme avatars parce qu’ils s’agit de représentations symboliques.
La croissance de la participation en ligne provoque le déplacement d’un imaginaire des mondes virtuels vers l’incarnation documentaire. Grâce à l’adoption en 1992 de la norme JPEG, qui permet de réduire jusqu’à 100 fois la taille des fichiers, puis de formats vidéo standardisés, les images d’enregistrement colonisent progressivement l’univers cybernétique, et en modifient l’empreinte visuelle.
Diffusées par l’intermédiaire des portraits de profil des plates-formes collaboratives, les images ressemblantes sont d’abord des manifestations d’une identité qu’Antonio Casilli qualifie de «somatique»: «Les communications sur internet, tout d’abord, grouillent de “traces corporelles”, de portraits photos» (Casilli). Dès lors, la conversation s’humanise. L’image a vocation à remplacer l’absence des corps par le signe familier du visage, qui agit comme substitut de présence et comme signature individuelle, renforçant la confiance des participants du dialogue électronique. Cette attestation de présence s’étend aux engagements militants et aux actions coopératives, à la performance incarnée de la vidéo ou à la drague en ligne.
Au milieu des années 2000, la création des premières plates-formes de partage visuel modifie radicalement la visibilité des productions non-professionnelles, pour la première fois largement observables, et qui vont être regardées et interrogées en tant que telles. Ouverte en 2004 comme une émulation en ligne des clubs de photographie amateur, Flickr bouscule les habitudes en s’ouvrant aux documents d’actualité, diffusés de façon militante et discutés comme supports d’information (Butterfield).
Mais ce sont surtout les vidéos mises en ligne sur YouTube à partir de 2005 qui attirent l’attention. Grâce à l’efficacité de la sélection algorithmique, qui trie dans une offre abondante en mettant en avant les contenus les plus consultés, la plate-forme procure l’équivalent d’un programme de divertissement, qui trouve rapidement son public. A côté des accidents domestiques ou des gags animaliers déjà exploités par les bêtisiers télévisés, des performances musicales et sportives d’exception, des tutoriels ou des vidéos de conseils pratiques exploitent la nouvelle situation de diffusion publique, et donnent l’impression d’ouvrir une nouvelle fenêtre sur le monde. Au sommet des contenus consultés, l’élection d’un petit nombre de productions créatives couronne les productions amateur d’une touche d’innovation formelle, en rupture avec tous les standards. Le montage hypnotique par Noah Kalina d’une collection d’autoportraits quotidiens est la première œuvre du web citée et détournée dans la série télévisée d’animation Les Simpson, chambre d’écho de la culture populaire globale.
Un autre type de réponse sociale peut être interprété comme une preuve d’accès à la visibilité. L’accueil polémique d’une nouvelle pratique culturelle par les élites est décrit par la sociologie comme une «panique morale». La rupture d’un ordre établi provoque une controverse qui vise à «redessiner les lignes de front, réaffirmer les préférences morales, (…) et à rétablir les limites de la société» (Goode, Ben-Yehuda). Cette expression hostile traduit une perception de la sphère publique sur le modèle d’une occupation territoriale: l’accès à la visibilité de nouveaux groupes ou de nouvelles pratiques crée un conflit de légitimités, qui impose une renégociation de l’espace attentionnel.
En France, la première manifestation de l’influence culturelle d’internet intervient sur un registre apparemment mineur: la polémique qui répond au succès de la danse électro, ou tecktonik, chez les jeunes générations, après son apparition au sein de la Techno Parade, en septembre 2007 (Oyiri). Patryk Wozniak, critique du site culturel Bakchich, condamne vigoureusement ce «nouveau fléau des adolescents, (…) dont les mouvements de bras chaotiques rappellent ceux d’un chien essayant de maintenir la tête hors de l’eau», mais relève qu’il s’est propagé par l’intermédiaire de «vidéos d’apprentis danseurs» diffusées sur internet.
Parmi ces premières séquences virales, celle du jeune Jey-Jey, chorégraphie solitaire enregistrée dans le garage du pavillon familial, dénombre à ce moment 3 millions de vues. Si la critique des pratiques musicales populaires est un classique de l’ordre culturel, on aperçoit ici ce qui fait la particularité du cas: la diffusion de figures dansées nécessite l’intermédiaire du vecteur audiovisuel. Les plates-formes vidéo donnent à la jeunesse un espace de médiation autonome, qui supplée à l’absence de relais des organes en place, et permet à la fois de faire circuler une information pratique et de reconnaître une identité sociale.
Les paniques morales vérifient l’observation de Nathalie Heinich selon laquelle la visibilité se mue en valeur «endogène», se substituant au mérite et créant une distorsion entre statut et valeur (Heinich). En raison de l’élection collective des sujets de l’attention publique, toute occupation de cet espace confère à son objet une présomption de valeur, qui menace de déprécier les légitimités concurrentes. Les réactions d’hostilité indiquent donc simultanément le passage d’un seuil de visibilité de la pratique concernée, et la perception d’un écart entre son exposition et sa valeur, soit le profit d’une visibilité indue.
Dans le domaine des pratiques vernaculaires visuelles, l’exemple le plus marquant de panique morale comme conflit de visibilité est la controverse qui accueille l’innocente pratique du selfie, clouée au pilori en 2013-2014 par la plupart des autorités culturelles (Gunthert, 2015).
Au prix de l’oblitération de sa variante collective, pourtant attestée de longue date, le récit du narcissisme du selfie est déclenché par le regain de visibilité d’Instagram après son rachat par Facebook en 2012. Comme le note Paul Frosh, ce qui caractérise le selfie n’est pas la nature réflexive d’un genre qui serait assimilable à l’autoportrait, c’est la visibilité dans l’image de son caractère autoproduit, qui sert de critère d’identification, indépendamment de l’information disponible sur les circonstances de la prise de vue (Frosh).
Alors que l’usage d’un dispositif d’aide à l’autophotographie, comme un trépied ou un retardateur, reste invisible dans le cadre, le selfie manifeste l’opération photographique en la désignant comme une performance physique aux allures paradoxales. En retournant l’appareil photographique vers soi, le selfie expose toujours simultanément l’opération de prise de vue et le sujet opérateur, dans une sorte de contradiction géométrique – encore plus sensible aux débuts de cette pratique, lorsque la mise à distance de l’appareil impliquait la perte du contrôle visuel de l’enregistrement.
Issue de cet effet de soulignement de l’autophotographie, la condamnation du selfie montre que celui-ci n’a pas été seulement perçu comme un autoportrait, mais comme une exhibition superlative de l’attention à soi. Si l’on observe que la quasi-totalité de la contribution visuelle des anonymes a suscité la même réprobation paternaliste, la controverse du selfie fournit la confirmation la plus incontestable de la colonisation de la sphère publique par la présence visible, trop visible, d’identités, de corps et d’habitus intrusifs.
Les nouveaux documents du débat public
Au sein de la conversation publique, le registre qui suscite la réponse la plus favorable est sans doute celui du témoignage. Celui-ci n’est pas nécessairement visuel. La mobilisation contre les violences sexistes lancée en octobre 2017 par le hashtag #Metoo, plus puissant mouvement participatif de l’ère des médias numériques, qui a orienté pendant plusieurs mois le débat public, s’est appuyé avant tout sur des récits individuels, avec un recours minimal à l’image (Gunthert, 2018).
Bien sûr, la photographie et surtout l’enregistrement audiovisuel sont susceptibles d’apporter au témoignage la puissance du document, qui restitue l’information avec un minimum de médiation, donnant au spectateur l’illusion d’avoir assisté à la scène. Au lieu du renvoi vers une source externe, proposition fréquente de la conversation électronique, récits ou images de témoins manifestent l’irruption du réel, l’authenticité de l’expérience vécue et la force argumentative de la preuve.
La contribution des amateurs à l’illustration des événements d’actualité est aussi ancienne que la presse d’information (Beurier). Son évolution est volontiers rapportée à la disponibilité et aux capacités des appareils d’enregistrement. Mais la question de la visibilité impose d’ajouter à ce paramètre celui de la structure de la conversation. Le 7 juillet 2005, après les attentats de Londres, deux photographies amateur, prises dans les couloirs du métro, sont diffusées par les journaux télévisés. Le seul outil interactif disponible à ce moment est un groupe de discussion créé sur le site de partage de photographies Flickr, qui héberge plusieurs centaines d’images, à l’écart du commentaire médiatique.
Dans ce contexte, la visibilité des documents non-professionnels reste tributaire de l’entremise d’un organe de presse, comme à l’époque du film de l’assassinat de Kennedy par Abraham Zapruder, le 22 novembre 1963, publié la semaine suivante sous la forme d’un choix de photogrammes par le magazine Life, ou de la vidéo du tabassage de Rodney King par George Holliday, le 3 mars 1991, diffusée en boucle le surlendemain sous le label «Breaking News» par CNN.
Bien différente est la situation de la révolution tunisienne, en janvier 2011, où les vidéos autoproduites se chiffrent par dizaines de milliers, et où les participants bénéficient de supports de diffusion autonomes, sur YouTube ou sur Facebook (Riboni). Si cette production peut atteindre un public international, par le biais d’activistes ou le relais ponctuel des grands médias, elle vise d’abord la sphère locale, qu’il s’agit de mobiliser dans l’urgence. A l’opposé du modèle journalistique d’un regard neutre indépendant de l’action, cette communication filmée «à partir de l’émeute» (Bertho) crée son espace de médiation autonome, pleinement intégré à la dynamique de l’insurrection.
Depuis, c’est de façon quotidienne que nous apercevons ces brèves séquences, identifiables par leurs hésitations formelles, sans montage, en son direct, comme arrachées au réel. Certaines peuvent accéder aux sommets de l’actualité et alimenter les débats des chaînes d’info, comme la casse des vitres de l’hôpital Necker (juin 2016), le tabassage de manifestants par un garde du corps du président de la République (juillet 2018), ou un élève braquant une enseignante dans un lycée (octobre 2018). D’autres font l’ordinaire des conversations entre amis, dans le désordre réglé des fils de discussion, sur une inondation au bout du monde, un contrôle mouvementé dans le métro, ou l’agression raciste d’un passager dans un avion, comme autant de faits divers révélateurs.
D’une durée qui n’excède pas quelques minutes, doté de défauts visibles qui attestent son caractère autoproduit, le document vidéo présente de préférence une action, un événement ou une performance qui a les apparences de la spontanéité, et comprend l’essentiel des informations nécessaires à sa compréhension. Ce caractère auto-explicatif permet d’affronter la rediffusion et son éventuelle déperdition contextuelle.
A ces conditions, il réunit plusieurs propriétés précieuses: celle d’être perçu comme une convocation du réel, une présomption de témoignage, mais aussi une démonstration autosuffisante. C’est pourquoi la vidéo constitue un contenu attractif, qui anime le débat et provoque le commentaire. Doté par l’image d’une connaissance instantanée, chacun peut exercer son jugement et donner son avis sur l’événement. Le caractère objectif de la source figurée permet d’échanger des arguments sur la base d’une référence commune. Last but not least, la rediffusion du document crée une nouvelle occurrence conversationnelle, qui confère à l’émetteur secondaire une hausse d’activité, et donc de visibilité. En d’autres termes, le document visuel n’apporte pas seulement une information, il constitue en lui-même un embrayeur d’interactions et un générateur de visibilité, par sa qualité de preuve et sa faculté de favoriser la discussion.
La crédibilité du format conduit également à des exploitations détournées. La plupart des polémiques constitutives du débat public s’accompagnent d’exagérations ou d’intoxications qui tentent de favoriser un camp ou de disqualifier l’adversaire. Ces manipulations ne portent que rarement sur le contenu du document, mais modifient le plus souvent son légendage. Contrairement à la vision adoptée par la critique des «fake news» d’un public exposé passivement à la mystification, la discussion et la correction de ces faux s’inscrivent dans la dynamique de la controverse et participent pleinement de la construction contradictoire des événements de l’actualité.
Ce genre micro-documentaire est si performant qu’il inspire un nouveau format de news. NowThis (2012) puis AJ+ (2014) aux USA, ou Brut (2016) en France, diffusent en accès libre sur les réseaux sociaux des clips d’information minimalistes, qui reprennent les principes d’une confrontation sans intermédiaire et d’une éditorialisation réduite, laissant toute sa place à l’extrait vidéo (Eutrope).
Cette articulation entre médias et réseaux sociaux suggère la valeur élevée du document visuel. Les interactions des deux univers autour de cette ressource n’ont cessé de se complexifier. A partir d’un enregistrement amateur mis en ligne sur YouTube le 1er mai 2018 par un militant de la France insoumise pour dénoncer les violences policières, la journaliste du Monde Ariane Chemin identifie le 18 juillet un collaborateur et proche du président de la République, principal acteur d’un tabassage effectué en toute illégalité. L’enquête journalistique modifie la lecture du document: l’affaire Benalla éclate, qui fait vaciller pour la première fois Emmanuel Macron.
L’exemple d’une construction inverse est fournie par l’exploitation conversationnelle de la vidéo de l’hôpital Necker. Le 14 juin 2016, le journaliste Pierre Trouvé, envoyé du journal Le Monde pour couvrir la grande manifestation parisienne contre la loi travail, diffuse en direct sur Périscope un enregistrement qui capte par hasard le geste de vandalisme d’un manifestant frappant les baies vitrées du bâtiment. Dans les heures qui suivent, les ministres de François Hollande, pour masquer le succès du mouvement social, décrivent l’hôpital comme «dévasté» par les casseurs. La disponibilité du document vidéo permet de vérifier le caractère hyperbolique de la version officielle (Peillon, Mouillard). Alors que Le Monde n’exploitera que le lendemain une séquence dont l’importance n’a pas été mesurée a priori, celle-ci est déjà devenue virale sur les réseaux sociaux, où elle alimente la critique anti-gouvernementale.
On peut enfin trouver de nombreux exemples d’une effectivité autonome des informations visuelles, en dépit de l’absence d’un relais actif par les grands médias. C’est le cas de la communication des mouvements animalistes, comme l’ALF (Animal Liberation Front, 1976) ou L214 (2008). Après avoir privilégié les actions illégales ou les coups d’éclat médiatiques, la stratégie de mobilisation de ces groupes s’est recentrée sur la diffusion de documents visuels dénonçant les conditions d’exploitation des animaux dans les élevages industriels (Celka). Malgré la faible réceptivité des médias mainstream aux revendications des activistes, la baisse de la consommation carnée, observable à grande échelle (Tavoularis, Sauvage), fournit un bon exemple de l’influence sociale de cette communication.
La multiplication des attractions et des radicalités alternatives peut interroger sur la fragmentation d’un espace commun. Il convient toutefois de ne pas confondre la cause et les effets, et d’attribuer au canal ce qui revient aux mouvements profonds de la société, à un moment où nombre de ses mécanismes structurants sont remis en cause. Il apparaît en outre que la prolifération des lieux de conversation ne contredit pas l’éclosion de mobilisations transpartisanes de grande ampleur, comme l’a montré le mouvement #Metoo. Plutôt qu’un territoire assigné à la recomposition des opinions, il semble préférable de penser l’espace public de manière dynamique, comme un processus d’occupation ponctuelle des canaux de communication, accaparés par la communauté éphémère d’un débat partagé. Les propriétés du document visuel en font un agent privilégié de cette émergence.
Parmi les pratiques de l’image conversationnelle, il faut inclure le commentaire d’images. L’accueil privilégié du matériau visuel dans la sphère publique invite à développer une compétence de la lecture des images et de leurs effets. Cependant, en l’absence d’une litéracie6 accessible des formes visuelles, les outils théoriques à disposition des internautes sont à peu près inexistants. C’est pourquoi le commentaire proprement dit, quand il s’exprime par l’écrit, reste pauvre, et le plus souvent limité aux faits d’apparence. Présumée documentaire, l’image n’est jamais décrite comme dispositif ou comme spectacle, mais seulement pour les choses qu’elle montre.
En revanche, l’existence d’une culture visuelle et d’une compréhension plus fine se manifeste par la comparaison ou le rapprochement d’images. Facilitée par les outils disponibles, l’association de fichiers produit des schémas interprétatifs souvent implicites, sur un mode essentiellement indexical («tu vois ce que je veux dire…»). Les mèmes fournissent un apport régulier de ce commentaire d’image par l’image.
Une autre approche interprétative s’appuie sur la mise en perspective de la sélection médiatique ou des algorithmes de recherche pour rendre manifeste des effets de norme. L’opposition des stéréotypes de la représentation masculine et féminine rencontre par exemple un vif succès. En avril 2018, une compilation de 48 couvertures du magazine masculin GQ (Gentleman Quarterly), postée sur Twitter par la youtubeuse Barbie Xanax, a ainsi été rediffusée plus de 10.000 fois et a suscité une discussion animée. Le montage souligne la différence du traitement visuel entre des héros masculins, mis en valeur par des costumes chics, dans des attitudes conquérantes, alors que les femmes dévoilent leur corps, dans des postures provocantes et lascives.
Au-delà de l’illustration du caractère figé des rôles de genre, cette démonstration iconographique témoigne des évolutions du paysage visuel apportées par les outils numériques. Alors que l’abondance des images est volontiers considérée comme un flux indifférencié, ces compilations montrent que la masse des données produit de nouvelles informations, pour peu qu’on sache les décoder. Le recours au filtre des moteurs de recherche suppose une interprétation élaborée des fonctions de sélection et de classement algorithmiques, qui mettent en avant les usages les plus répandus. Là encore, il s’agit d’une application de la visibilité numérique, qui sert d’instrument de mesure de la hiérarchie de la valeur des contenus.
Grâce à cette nouvelle documentation, le regard change sur nos représentations. De nombreuses contributions s’appuient sur la publicité et la culture populaire pour mettre en évidence la division des rôles de genre ou le racisme structurel. Habituellement invisible, le travail normatif produit par la répétition des modèles peut ainsi être objectivé, montré et dénoncé. Instruments d’une domination cachée, les images deviennent les agents du dévoilement de l’ordre social. Ces exercices de critique par l’image des images proposent un excellent exemple de ce que le sociologue Richard Hoggart qualifiait de «regard oblique», autrement dit la mise en perspective spontanée par le grand public des messages médiatiques (Hoggart).
On entend souvent regretter la violence et l’agressivité des réseaux sociaux (Salmon). C’est oublier que le conflit est la condition préalable de l’établissement d’un consensus. Le paysage que nous identifions comme celui de l’actualité, à travers nos appartenances et nos affections diverses, n’est autre que celui formé par les débats auxquels il est utile de participer, parce qu’ils n’ont pas encore été tranchés. Cet état perpétuellement émergent est celui d’une société en mouvement, où l’opinion des populations est considérée comme un facteur essentiel des choix collectifs.
Depuis l’introduction du web interactif, les images vernaculaires participent à la formation de cet espace organique. La photo ou la vidéo privées avaient ouvert l’accès à la production des images. Le plus important bouleversement des outils numériques est d’avoir conféré une visibilité publique à cette expression. Comme l’illustre la revendication des minorités d’accéder à la sphère publique, la visibilité est un combat. En passant de l’album aux réseaux sociaux, les images des anonymes manifestent la pluralité des identités et des corps, produisent de nouveaux documents, et réveillent les antagonismes. Ce faisant, elles contribuent à l’écriture de l’actualité et à la vitalité du débat public.
Sources
- Anon., «Tochter verklagt Eltern wegen Töpchenfotos», Die Ganze Woche, 6 septembre 2016 (article retiré, archive de l’auteur).
- Taha Bouhafs, «Alerta violences policières» (sic), YouTube, 1er mai 2018.
- Stewart Butterfield, «Eyes of the World», Flickr Blog, 24 mars 2006.
- Ariane Chemin, «Le Monde identifie, sur une vidéo, un collaborateur de Macron frappant un manifestant, le 1er mai, à Paris», Le Monde, 18 juillet 2018.
- Alexis Delcambre, Alexandre Piquard, «Facebook, faux ami de la démocratie», Le Monde, 3 novembre 2016, p. 14-15.
- Vincent Glad, «Chien de Tolbiac, commission patate et brocolis», Brain, 19 avril 2018.
- Matt Groening (éd.), «Soupçons», Les Simpson, saison 19, ép. 9, Fox TV, 16 décembre 2007.
- JeyJey91, «Jey-jey « Wantek » Danse electro!!!», YouTube, 2 novembre 2006.
- Noah Kalina, «Everyday» (illustration sonore: Carly Comando), YouTube, 27 août 2006.
- Arthur Le Denn, «Enfants youtubeurs: poussins aux jeux d’or», Libération, 22 août 2018, p. 12-13.
- Luc Peillon, Sylvain Mouillard, «L’hôpital Necker a-t-il vraiment été ‘dévasté’ par les ‘casseurs’?», Libération, 15 juin 2016.
- Christian Salmon, «Nous sommes entrés dans un âge post narratif: l’ère du clash», AOC, 30 juin 2018.
- Peter Steiner, «On the Internet, nobody knows you’re a dog», The New Yorker, 5 juillet 1993.
- Pierre Trouvé, sans titre, Périscope, 14 juin 2016.
- Patryk Wozniak, «Tecktonic des branques», Bakchich, 12 octobre 2007.
- Barbie Xanax, «#DoubleStandards», Twitter, 8 avril 2018.
Etudes
- Benedict Anderson, L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996.
- Loïc Ballarini, Céline Ségur, Devenir public. Modalités et enjeux, Paris, éd. Mare & Martin, 2017, p. 19-38.
- Alain Bertho, Le Temps des émeutes, Paris, Bayard, 2009.
- Joëlle Beurier, «L’apprentissage de l’événement. Le Miroir et la Grande Guerre», Études photographiques, n° 20, juin 2007.
- Olivier Blondeau, Laurence Allard, Devenir Média. L’activisme sur Internet, entre défection et expérimentation, Paris, éd. Amsterdam, 2007.
- Pierre Bourdieu (dir.), Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965.
- danah boyd, Taken Out of Context. American Teen Sociality in Networked Publics, Berkeley, University of California, 2008.
- Antonio Casilli, Les Liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité?, Paris, Le Seuil, 2010.
- Marianne Celka, «Le World Wild Web et l’animalisme radical», Imago, n° 7, juin 2016, p. 116-126.
- Richard Chalfen, Snapshot Versions of Life, Bowling Green State University Popular Press, 1987.
- Xavier Eutrope, «Brut, Explicite, Minute Buzz: le pari des médias 100 % réseaux sociaux», InaGlobal, 15 mai 2017.
- Paul Frosh, «The Gestural Image. The Selfie, Photography Theory, and Kinesthetic Sociability», International Journal of Communication, vol. 9, 2015.
- Erich Goode, Nachman Ben-Yehuda, «Moral Panics. Culture, Politics and Social Construction», Annual Review of Sociology, vol. 20, 1994.
- André Gunthert, «La consécration du selfie», L’Image partagée. La photographie numérique, Paris, Textuel, 2015.
- André Gunthert, «Ecouter la parole des femmes, avec ou sans images», L’image sociale, 15 janvier 2018.
- Jürgen Habermas, L’Espace public (trad. de l’allemand par Marc B. de Launay), Paris, Payot, 1992 (2e éd.).
- Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012.
- Richard Hoggart, La Culture du pauvre (1957, trad. de l’anglais par F. et J.-Cl. Garcias, J.-Cl. Passeron), Paris, Minuit, 1970.
- Alice E. Marwick, danah boyd, «Networked privacy. How teenagers negociate context in social media», New Media and Society, vol. 16, n° 7, 2014, p. 1051-1067.
- Christelle Oyiri, «Qu’on le veuille ou non, la tecktonik a décomplexé toute une génération», Vice, 6 décembre 2017.
- Eli Pariser, The Filter Bubble. What the Internet Is Hiding from You, New York, Penguin Press, 2011.
- Ulrike Riboni, ‘Juste un peu de vidéo.’ La vidéo partagée comme langage vernaculaire de la contestation, Tunisie, 2008-2014, thèse de doctorat, sous la direction d’Alain Bertho et Jacques Guyot, université Paris 8, manuscrit, 2016.
- Gabriel Tavoularis, Eléna Sauvage, «Les nouvelles générations transforment la consommation de viande», enquête Consommation et modes de vie du CREDOC, n° 300, septembre 2018.
- Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence (trad. de l’américain par L. Vannini), Caen, C&F éditions, 2012.
- Je choisis ici le terme d’«anonymes» de préférence à celui d’«amateurs», pour désigner la masse des contributeurs à la conversation numérique. On me dira que, sur les réseaux sociaux, tous les participants sont nommés. Mais ce nom, au lieu d’évoquer une identité déjà connue, ne nous apprend rien de plus sur ces interlocuteurs. Il faut donc entendre ce terme, non au sens de ceux qui n’ont pas de nom, mais de ceux dont on ne sait rien. [↩]
- La thèse de Habermas a fait l’objet de très nombreux commentaires, critiques et révisions, y compris par son auteur. Je m’appuie sur la relecture récente par Loïc Ballarini, qui observe que «la société européenne du début du 21e siècle est bien une descendante de celle que décrit Jürgen Habermas», et propose de préciser la définition de la sphère publique par la prise en considération de ses dimensions plurielle, locale et conversationnelle (Ballarini). [↩]
- Il n’existe pas d’évaluation chiffrée de cette pratique. On peut toutefois noter que le quotidien Libération a repris en août 2018 le recours au stickers pour masquer le visage d’enfants sur des photogrammes de vidéos familiales. Cet emprunt apporte une confirmation de la visibilité du phénomène (Le Denn). [↩]
- danah boyd caractérise la communication dans l’espace public connecté par la notion de «publics invisibles» (boyd, 2008). Cette proposition peut s’appliquer plus largement à toute forme de communication sociale: le terme «public» définit par sa position de réception un groupe dont les autres qualités sont inconnues. En recourant à un modèle communicationnel qui ne prend en compte que la décision de l’émetteur du message, on peut expliquer le passage du privé au public par un changement de nature du destinataire: son indétermination impose à l’émetteur de recourir à un modèle générique, un stéréotype imaginaire, pour adapter son énonciation. On rejoint ici la réflexion de Benedict Anderson, qui définit l’espace public comme la collection des individus qui se sentent partie prenante d’une «communauté imaginée» (Anderson). [↩]
- Publié dans le magazine Die Ganze Woche, le reportage initial a été titré de manière expéditive: «Des parents poursuivis en justice par leur fille», alors que l’article ne décrit qu’une intention. Cette confusion explique que l’information, reprise et amplifiée sur la foi de ce raccourci, ait ensuite été dénoncée comme fausse. Le récit de l’exaspération de la jeune femme était pourtant véridique. [↩]
- La manifestation des paniques morales sous forme de polémique culturelle représentent une expression atténuée de conflits qui peuvent connaître des formes plus violentes. [↩]
14 réflexions au sujet de « La visibilité des anonymes. Les images conversationnelles colonisent l’espace public »
Un autre thème pour votre réflexion profonde : l’apparition, par « reconstitution » numérique, du « Visage » du Soldat inconnu.…
Il n’y a vraiment plus de mystère !!! :-)
Merci pour la retranscription de cette communication – passionnante. Il y a sans doute des questions qui ont été posées, j’imagine… Il faudrait je crois tracer les régimes et les apparitions des terme « réseau social » (c’est mon ignorance qui parle) et faire la part des choses avec ce qui est nommé ici « réseau amical » : les emploie-t-on indistinctement ou sont-ce des appellations qui mettent en scène la réception (le public – ou les publics – au(x)quel(s) le message est destiné) ? Quant à la litéracie des formes visuelles, il reste à l’inventer (ce qui est largement débuté ici – on attend la suite…) (et peut-être à définir cette litérac/tie comme l’addition (l’implémentation ?) (ahahah) de la compréhension par la lecture et l’écriture (ou quelque chose de ce genre))
Un compte rendu italien de la rencontre avec Michele Smargiassi, que je remercie encore pour sa stimulante contribution au débat!
https://www.triesteallnews.it/2018/11/10/incontro-con-la-fotografia-andre-gunthert-michele-smargiassi
https://www.franceculture.fr/emissions/la-conclusion/facebook
Une chronique entendue ce matin même, qui – bien que ne parlant pas d’images, semble bien refléter une certaine méfiance envers les réseaux sociaux comme lieux de discussions….
@Une lectrice: A la différence de ce chroniqueur mal informé, vous avez certainement entendu parler du mouvement #Metoo, dont le lieu d’expression principal a été Facebook et les réseaux sociaux. Pensez-vous que ce débat n’a eu pour vocation que de (je cite:) « ruiner tout l’édifice de la culture, et ne conserver de nous que la rageuse manie du désaccord » ?
@André Gunthert – Non, je ne le pense pas au contraire ! D’ailleurs, je crois que l’analogie débats facebook/mots de fonds de trousses faite dans la chronique est paradoxalement très puissante contre son auteur si on l’envisage pour discuter de sujets comme #Metoo.
Je suis en train de lire L’image partagée et pas plus tard qu’hier soir, je me demandais à quel point la bataille que vous menez entre les lignes avait encore besoin d’être menée. Cette chronique qui m’est parvenue depuis mon radio réveil ce matin m’a prouvé qu’en effet, il semble que ce soit nécessaire. Merci d’envisager les phénomènes liés à Internet avec sérieux et expertise, quand le discours sur ces sujets est souvent très superficiel et teinté de mépris pour la culture populaire.
@une lectrice: Ah! Je comprends mieux votre pseudo! ;)
Je pense qu’on peut voir le combat culturel qui marque l’accueil des réseaux sociaux comme une manifestation des effets du débat public, et de sa capacité à bousculer les équilibres établis. L’expression de votre chroniqueur rappelle celle, désabusée, de Baudelaire à l’endroit des « petits journaux », volontiers décrits comme un signe de décadence spirituelle. On peut reprendre ici la réponse d’Antoine Compagnon, qui invite à dépasser ces moments de mauvaise humeur, et rappelle le rôle crucial de la presse dans l’évolution de la société au 19e siècle:
https://www.huffingtonpost.fr/antoine-compagnon/facebook-twitter-baudelaire-et-les-petits-journaux_b_1245100.html
Oui, comme les journaux du 19e siècle, les réseaux sociaux sont notre miroir, et nous confrontent aux contradictions de la société et à la violence du dissensus. Ceux qui croient pouvoir échapper à ce brouhaha en se réfugiant dans les beautés de la culture feraient mieux de relire les Petits Poèmes en prose – où Baudelaire lui-même nous montre que le rôle de l’artiste n’est pas de se retirer du monde, mais de plonger au cœur de la « vie moderne »…
merci pour cette transcription.
>>> « une cascade de vidéos abreuve quotidiennement le cours de l’actualité ».
Les images de l’agression d’une enseignante, source de débat public ?
Au moins 2 questions :
– Pourquoi les médias sociaux abusent-ils de la censure d’œuvres d’art mais oublient-ils d’intervenir lors de l’exposition d’une violence inadmissible ?
– Pourquoi BFMTV a-t-elle diffusé en boucle le lendemain ces images scandaleuses à plusieurs titres ? Afin de pouvoir vendre davantage de publicités ?
Hum, cher Daniel, était-il imaginable que la menace d’une enseignante par un lycéen dans l’enceinte scolaire ne suscite PAS le débat?
BFMTV, comme les autres chaînes d’info – mais aussi les radios et tous les autres médias –, ont accordé une large place à cet événement… Et comme pour tous les médias privés (à quelques exceptions près, dont Médiapart ou Arrêt sur images), cette visibilité a pour contrepartie l’exposition publicitaire. C’est la règle, tous les jours, pour l’ensemble des news, non?
Après cet article synthétique et fondamental, j’apporterai un simple témoignage d’une pratique et d’une ébauche de réflexion qui prirent corps en 2007 (avec une extension en 2010) dans le cadre de l’expérience « Tous photographes! » déclenchée par le Musée de l’Élysée à Lausanne (www.elysee.ch/expositions-et-evenements/detail/news/we-are-all-photographers-now/). Expérience dont vous fûtes l’un des acteurs: http://www.arhv.lhivic.org/index.php/2007/04/17/376-tous-photographes-debat-au-musee-de-l-elysee et https://www.flickr.com/photos/gunthert/sets/72157600167236539/
Pour rappel, le principe de l’expérience était que tout un chacun envoyait une ou des images à l’organisation qui diffusait ensuite publiquement l’image par une projection de quelques secondes dans le musée. Chaque projection était enregistrée photographiquement puis envoyée aux participants à l’expérience comme preuve de leur participation. Je participais à l’expérience, puis publiais sur mon site (marcol.ch) les images envoyées et les preuves d’exposition (images d’images).
En fait l’expérience était une « soirée diapositives familiale » mais à distance et en différé en l’absence des photographes. Une expérience instagrammatique avant l’heure en quelque sorte, quoique sans la possibilité du commentaire. Peut-être que votre présent article aurait pu relater cette expérience, car on y trouvait pêle-mêle (surtout dans l’exposition où s’inscrivait l’expérience) la matière dans laquelle les développements théoriques puisèrent leurs prémisses.
Or, cette expérience, m’interrogea sur la position du photographe dans la sphère iconologique, par un postulat: le triumvirat de la photographie. J’écrivais que le professionnel va, par métier, à l’événement; il le précède parfois. Il y risque sa peau et son œil. L’amateur est là où l’événement se passe, s’il s’y passe. Il n’y risque que son ego; celui d’être ou non publié. Mais l’amateur photographie d’abord pour lui-même. En quoi il rejoint l’artiste, sans forcément avoir son œil. Ainsi se forme le triumvirat de la photographie: le courage, l’espérance et la justice. À cette interrogation, je n’ai pas de réponse bien sûr ni les compétences pour y répondre, toutefois, j’ai l’intuition que le postulat est encore d’actualité.
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