Les gilets jaunes et le mépris de classe

En 2012, un fameux rapport du think tank socialiste Terra Nova enterrait la lutte des classes. Un aveu qui signait la gentrification du PS, et qui témoignait d’une antipathie marquée pour les classes populaires, condamnées par leur refus du vote socio-démocrate et leur préférence pour le Front national. On ne trouvera sans doute pas de manifeste plus révélateur, dans la période récente, de la cécité politique des élites, ni de témoignage plus éloquent de leur abandon du peuple.

S’il faut rouvrir aujourd’hui ce piteux mémoire, c’est pour souligner à quel point sa lecture est structurée par le mépris de classe. Pour expliquer la crise qui touche les partis socio-démocrates, plutôt que d’incriminer leur ralliement aux dogmes de la mondialisation néolibérale, le rapport propose une analyse sociologique. C’est le peuple qui se serait éloigné de la gauche, alors que celle-ci a adopté depuis Mai 68 des valeurs de libéralisme culturel, incarnées par «la tolérance, l’ouverture aux différences, une attitude favorable aux immigrés, à l’islam, à l’homosexualité, la solidarité avec les plus démunis». Bref, le populo, qui a le mauvais goût de voter à l’extrême-droite plutôt que pour les héros de la mondialisation heureuse, est ramené à la caricature d’un fascisme beauf, sexiste et homophobe, tandis que les chefs de file du parti sont invités à reconquérir les élites urbaines, jeunes, diplômées, féministes et antiracistes.

Estimant que «les stigmates attribués aux classes populaires doivent plus au racisme de classe qu’à l’enquête», le sociologue Gérard Mauger dénonce le caractère opportuniste de cette pseudo-analyse. Depuis le tournant de la rigueur de 1983, c’est en réalité l’abstention, plutôt que le vote d’extrême-droite, qui caractérise les oubliés de la croissance1.

S’il est bien une notion que le mouvement des Gilets jaunes a fait apparaître sur la place publique, c’est celle de mépris de classe. Outil peu mobilisé en-dehors de la sociologie de gauche, ce caractère analysé en particulier par Bourdieu sous le nom de «racisme de classe» ou «classisme» décrit un mécanisme à la fois discret et tout à fait essentiel à la justification des privilèges. Car il est basé sur des traits que l’analyse attribue à la construction sociale du capital culturel, mais qui passent volontiers pour des qualités innées, comme l’intelligence, le sens moral ou le bon goût.

Incarnant le retour du conflit des classes – voire de la “guerre des classes”, selon l’expression chère à Monique et Michel Pinçon-Charlot –, le mouvement des Gilets jaunes a suscité une réponse dont la violence constitue un témoignage accablant de l’accroissement des inégalités et de l’embourgeoisement des élites. Par le biais des vidéos autoproduites ou par l’occupation des ronds-points, les Gilets jaunes ont d’abord imposé une présence manifestement ressentie comme intrusive par l’ensemble des médias et des classes aisées, qui y ont répondu par une avalanche d’insultes – beaufs, poujadistes, cocus, abrutis, extrémistes de droite – où l’on avait du mal à discerner une quelconque intelligence du mouvement.

Encore souligné par les confrontations organisées des plateaux télévisés, un tel unanimisme de la condamnation a fini par se voir. En contradiction avec l’approbation du mouvement par une large majorité de la population, le mépris de classe est apparu comme un comportement de disqualification grossier et comme une défense de classe des dominants. Or, le mépris de classe ne fonctionne comme instrument de sujétion qu’à la condition de rester invisible. A partir du moment où il est désigné comme tel, il perd tout pouvoir et devient au contraire un faux pas, car le mépris est une faute morale que rien ne peut justifier. Le retournement du mépris de classe, devenu arme de dénonciation de la domination par les dominés, est un levier habile, qui fait écho à l’état récent de la recherche en cultural studies, pour neutraliser l’adversaire.

Ce n’est pas seulement Macron que les gilets jaunes ont deshabillé de son arrogance. L’ensemble de la classe médiatique a vu ses préjugés de classe mis à nu. Les épisodes les plus récents du mouvement témoignent que le registre de la disqualification par l’invocation à tort et à travers du racisme ou de l’antisémitisme reste un outil prisé pour faire taire la contestation. Mais ces accusations paraissent de plus en plus décalées, et manifestent la vacuité argumentative plutôt que la capacité d’analyse. C’est toute une rhétorique de la condamnation morale que le retour de bâton imprévu de la lutte des classes met à bas. Les beaufs ont décidément de la ressource!

  1. Gérard Mauger, «Racisme de classe», Savoir/Agir, 2011/3, n° 17, p. 101-105. []

11 réflexions au sujet de « Les gilets jaunes et le mépris de classe »

  1. Celui qui a cosigné le rapport de Terra Nova n’est pas Richard Ferrand mais Olivier Ferrand qui est décédé en 2012. Je ne pense pas qu’il y ait un lien de parenté mais tous deux étaient au PS et tous deux ont trahi le mot Socialiste.

  2. « En contradiction avec l’approbation du mouvement par une large majorité de la population, le mépris de classe est apparu comme un comportement de disqualification grossier et comme une défense de classe des dominants. »

    Le « mépris de classe » semble bien un fait sociologique avéré. Ou, du moins, ses manifestations le sont, dans la mesure où elles sont, justement, par nature, ‘manifestes’. Que le « mépris » soit ici parfaitement constatable, n’est pas contestable – dans la mesure où l’on aura défini ce que c’est que le mépris. Que ce mépris soit en partie commandé par la façon dont ceux qui le manifestent s’identifient à une « classe » (dominante), c’est très probable, quoique cela demanderait sûrement à être quantifié. (Je ne parle pas du mépris, je parle de l’identification – pour autant qu’une identification soit quantifiable)

    Ceci étant dit, et sans m’arrêter pas sur ce que l’on peut entendre par « large majorité » dans ce genre de situation (et sans besoin de titiller à ce sujet aucun point Godwin) je ne suis pas aussi sûr que vous que ce « mépris de classe » (qui reste donc à bien cerner) soit en contradiction avec une « approbation du mouvement par une large majorité de la population ». C’est qu’il faudrait vraiment savoir ce que recouvre ici la notion de cette « approbation » : que croyez-vous qui soit ici, vraiment, approuvé ?
    Chacun peut avoir ici – quelque soit la façon dont tel sociologue prétendra y débusquer des préjugés « de classe » – son appréciation de la nébuleuse en gilets jaunes. Pour ma part, j’ai commencé par me demander : « qui c’est ? » – un uniforme, aussi visible soit-il, ne faisant pas une identité, même vague.
    Ensuite, comme ce mouvement a déjà pris beaucoup de place dans l’espace et le temps, je me suis fait une idée de ce qu’il est. Et je ne me demande plus « qui c’est ? », je suis chaque jour plus enclin à penser « c’est personne ».
    Il s’y trouve plein, plein, de personnes – dans le sens plein du terme. Sûrement que, toutes proportions gardées, il s’y trouve un plus grand nombre de personnes que dans beaucoup de mouvements, disons, populaires. Un tellement grand nombre, que, lui-même, ce mouvement, n’est plus personne, à proprement parler.
    D’où sa défaillance inéluctable en tant que mouvement nommable.

  3. De nombreux textes, analyses et commentaires ont contribué depuis un mois à caractériser le mouvement (voir par exemple: Christian Salmon, «Les fantassins du discrédit», Mediapart). Mais un autre élément apparaît nettement: la manière de voir les Gilets jaunes est pour chacun une façon de se situer, socialement et politiquement.

  4. Un mépris de classe qui va de pair avec la propension des classes supérieures à se croit vraiment supérieures…

  5. Le mépris de classe est effectivement un puissant outil d’auto-confirmation des situations respectives de l’élite et des classes populaires. L’intelligence revendiquée des uns est supposée justifier leurs avantages sociaux, tandis que la bêtise présumée des autres naturalise leur position inférieure. Pour plus de détails, voir notamment: https://simonae.fr/au-quotidien/societe/expliquez-moi-mepris-classe-ordinaire-classisme/

    A noter que, quoique l’expression « racisme de classe » soit moins employée, en raison probablement de l’état déjà très confus de la discussion sur la question raciale, Bourdieu a parfaitement raison de caractériser le mépris de classe comme un essentialisme de domination. On peut donc en conclure que, comme pour le racisme ordinaire, le mépris de classe ne peut pas se renverser des classes dominées vers les classes dominantes. S’il existe des manifestations de xénophobie (appelées à tort « racisme anti-blanc ») ou de jalousie de classe des dominés, celles-ci n’ont pas les caractères qui font du racisme ou du mépris de classe des instruments de maintien de l’ordre social.

  6. « La façon de voir ce mouvements des gilets jaunes est pour chacun un moyen de se situer politiquement et socialement »

    En effet, mais selon des processus peut-être en partie inédits ?
    En fait, devant toute manifestation organisée par une entité sociale ou politique définie (de la grève syndicalement déterminée à la dite ‘Manif pour tous’, en passant par tous les défilés possiblement motivés), je peux me »situer ».
    La nouveauté avec ce mouvement actuel, c’est son indétermination, ou plutôt ses déterminations à géométrie très variable.
    Et pourtant, il « mouve »…
    ;-)
    Alors chacun, pour se situer face à lui (à côté ou contre) doit faire un effort d’analyse personnel, aussi autonome que possible, et sans se fier à quelque autorité d’expert que ce soit.
    C’est cet effort même qui peut nous permettre, chacun, de nous « situer », et de façon plus fine et pertinente que lorsqu’il ne s’agit que de se ranger, quasi par réflexe, dans tel « camp » déjà préalablement identifié comme « le nôtre ».
    Pour ma part (qui n’est donc que la mienne), je ne peux pas adhérer à un groupe qui se prétend être, lui, « le Peuple ». Aucune partie du Peuple ne peut être le Peuple. C’est seulement, selon des conditions déterminées et acceptéesi, qu’une partie peut « représenter » le tout.
    Les « Gilets jaunes » semblent avoir déjà assez de difficultés pour se représenter eux-mêmes. Alors, représenter le Peuple…
    Ceci dit, cette impossibilité n’est pas le fait d’une défaillance des personnes qui bougent dans ce mouvement. C’est une impossibilité intrinsèque à la nature du mouvement même.

  7. Il ne faut pas non plus exagérer le caractère mystérieux et exotique d’un mouvement dont les déterminants sociaux sont tout de même assez évidents, avec une majorité de working poors, petites retraites, temps partiels, etc… – un ensemble plutôt homogène, clairement situé du côté des classes populaires, avec comme par hasard de nombreuses catégories laissées pour compte par le syndicalisme.

    J’ai vu pas mal de mes contacts vouloir nier ces caractéristiques en appliquant une sorte d’essentialisme inversé, faisant « du mouvement » un point d’interrogation irréductible, un signifiant vide, et autres balivernes – paradoxalement assénées comme des certitudes, d’un point de vue très surplombant. Cette étrange négation de la révolte semble trouver sa source dans le fait que ses déterminants n’ont pas respecté l’itinéraire militant traditionnel, mais aussi dans cette nouvelle nature présumée du « peuple » soulignée par Terra Nova: l’inversion paradoxale qui fait pencher les classes populaires du côté du FN (confirmée par la thèse de la « France périphérique » de Guilluy, qui décrit des « petits blancs » séduits par l’extrême-droite). On peut ergoter sans fin sur le mot « peuple », mais il existe aujourd’hui, surtout à gauche, une vraie méfiance pour des classes populaires autrefois vues comme alliées et désormais perçues comme passées à l’ennemi.

    Le mouvement des Gilets jaunes oblige à revoir ce qui apparaît bien comme un schéma de l’ordre du dépit amoureux. L’enquête publiée par Le Monde, réalisée sur un échantillon de 166 questionnaires fait litière de l’anathème fasciste: 33 % des répondants se déclarent «ni de droite ni de gauche», 28 % se situent à gauche, 10 % à l’extrême gauche, 8,5 % à droite, 4 % au centre, et seulement 3,6 % à l’extrême-droite (chiffres reconstitués). Les classes populaires protestataires restent donc manifestement plutôt de gauche ou abstentionnistes. Reste à interroger la responsabilité des acteurs de la gauche soc-dem dans la diabolisation du « peuple », transformé en bouc émissaire de leur échec.

  8. Attention, et je m’adresse à l’auteur autant qu’aux commentateurs, vous êtes bientôt sur le point de faire montre d’un vague « racisme de classe ».
    Votre discours se veut savant, argumenté, mais il rate l’essentiel.
    Ce qui unit ces « gilets jaunes », c’est simplement le constat que ça suffit !
    Rien ne va et vous semblez ne même pas en avoir conscience.

    Qui a décidé ce virage « social-démocrate » ou « social-libéral » pour se conformer à une pression extérieure visant à nous faire adopter tout un corpus de « valeurs » d’origine plutôt anglo-saxonnes, sans que jamais la population soit consultée ?

    Qui a décidé de transformer une république française en une sorte de vague démocratie libérale d’essence atlantiste ?
    Les Français ont subi ce « tournant de la rigueur » dénué de cause autre qu’idéologique et qui n’avait pour but que de favoriser les grandes fortunes et la finance.

    Les Français ont subi cette « construction européenne » perpétuellement inachevée, qui nous promettait monts et merveilles et se révèle être un carcan mortifère qui détruit méthodiquement notre pays.
    Ils l’ont tellement subie qu’après l’avoir refusée en 2005, on les a remis dedans.

    Aujourd’hui, après des décennies de « rigueur », le constat est accablant !
    Les budgets sont en baisses perpétuelle, les aides sociales fondent comme neige au soleil, le tissu industriel est en train de se disloquer, plus on consent d’économies, plus la dette explose, la pollution s’accroît, rien ne semble devoir arrêter le réchauffement climatique, le business commande tout, les riches ne cessent de s’enrichir, les pauvres de plus en plus nombreux n’en finissent pas de sombrer dans la pauvreté, le fossé continue de s’accroître, les jeunes n’ont aucune perspective.

    Par dessus tout ça, le gouvernement de Macron fait preuve d’un aveuglement et d’une dureté intolérable, quand on sait que notre Constitution prétend toujours que la République, c’est le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple.

    Tous les rouages de la nation sont grippés : les gens fuient les syndicats, ne croient plus les partis politiques, exècrent leur élus, détestent les médias, qui continuent imperturbablement à nous prétendre en « démocratie ».

    Et tout ce que vous trouvez à dire, c’est que les Gilets jaunes sont incapables de se définir, de se représenter ?

    Au lieu de discourir sur ce mouvement, montez dans le train de l’histoire, mettez votre gilet jaune et apportez votre contribution !

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