Macron nazi, la caricature de trop?

Ce sera la dernière image de l’année, celle qui vient clore l’impressionnante dégringolade du président Macron, auquel tout semblait sourire il y a à peine six mois. Dans sa livraison du 29 décembre, le magazine hebdomadaire du Monde, M, publie un long article d’Ariane Chemin. Celle qui avait déjà signé le 18 juillet dernier la révélation de la participation d’Alexandre Benalla à un tabassage enregistré en vidéo, propose un bilan du trajet politique d’Emmanuel Macron depuis son accession au pouvoir, à travers le prisme de la célèbre avenue des Champs-Elysées, scène de son investiture en command car en mai 2017, et aujourd’hui théâtre emblématique de la contestation des Gilets jaunes, plus important mouvement de protestation populaire depuis Mai 68.

Le récit, commencé en fanfare et qui se clôt sur un champ de bataille, est illustré en couverture du magazine par un photomontage du directeur artistique Jean-Baptiste Talbourdet. Détouré, passé en noir et blanc et fortement contrasté, un portrait de Macron par Ludovic Marin, sur fond de biseaux rouges, s’orne d’une surimpression de l’avenue envahie par la foule (Olivier Beuvelet repère qu’il s’agit d’une image de la descente des Bleus, le 16 juillet 2018, et non d’une manifestation des Gilets jaunes).

Deux options graphiques indiquent le passage à la caricature photographique: celle du noir et blanc, qui suggère l’évocation historique, ainsi que l’expression fermée et le regard sombre, soigneusement choisis et accentués par la retouche – code qui traduit, pour un personnage politique, un jugement négatif sur l’action menée.

Malgré l’imprécision des signaux graphiques, ces deux élements, auxquels s’ajoute le soulignement de la couleur rouge, suffisent à aiguiller nombre de lecteurs vers une interprétation de l’image comme une critique sévère et une allusion à peine voilée à la référence nazie – comme cela avait été le cas en janvier de cette année avec la couverture de L’Obs montrant Emmanuel Macron derrière des barbelés.

Suscitant la colère des partisans du président et de nombreux lecteurs du Monde, cette première réception s’exprime sur les réseaux sociaux par des réactions scandalisées, illustrées de diverses affiches hitlériennes associant le rouge et le noir au visage sinistre du Führer. Le président de l’Assemblée nationale Richard Ferrand twitte: «Hâte de comprendre ce qui fonde les références graphiques et iconographiques du ⁦@lemonde_M.⁩ S’il ne peut s’agir de hasard, de quoi s’agit-il alors?  À la recherche du sens perdu…»

Peut-on sérieusement comparer Macron avec l’un des dictateurs les plus sanglants de l’histoire? Comme dans le cas de L’Obs, ce rapprochement est le plus souvent dénoncé comme illégitime, et de nombreux commentateurs refusent de croire que Le Monde a versé dans le point Godwin. Mais le tournant autoritaire du régime depuis la crise des Gilets jaunes, ou encore la tentative maladroite de réhabilitation de Pétain, que rappelle l’article d’Ariane Chemin, peuvent expliquer une forme de condamnation morale par l’image – auquel le magazine du Monde s’était déjà livré en mai 2013, avec une mosaïque de portraits de Mélenchon, allusion aux photos de Hitler par Heinrich Hoffmann.

Une deuxième vague de réactions, dans la soirée du 29, vient contredire cette première lecture, et propose de rattacher la couverture du supplément à la tradition du constructivisme. Même si l’on ne comprend pas exactement la relation entre cette esthétique innovante et la critique du macronisme, que la couverture est censée illustrer, les associations visuelles, et plus particulièrement le recours dynamique au photomontage, marque de fabrique de l’iconographie de gauche dans les années 1920-1930, récemment documentée par une belle exposition au Centre Pompidou («La Photographie, arme de classe»), paraît écarter le spectre nazi.

La rédaction du Monde, qui a vu avec inquiétude se multiplier les protestations, présente ses excuses à ses lecteurs à 21h47, trop heureuse d’adopter cette filiation artistique. «Les éléments utilisés faisaient référence au graphisme des constructivistes russes au début du XXe siècle, lesquels utilisaient le noir et le rouge», explique à son tour Luc Bronner, appuyant cet argument sur 4 autres exemples de couvertures en noir et rouge.

Mais ces exemples maladroits, dont on voit mal le rapport avec le constructivisme russe (à moins de qualifier de constructiviste tout collage de photos sur fond rouge) paraissent entretenir la confusion plutôt qu’éclaircir le débat.

C’est un autre élément d’information cité dans le texte qui donne finalement la clé de l’illustration. Le Monde indique que Jean-Baptiste Talbourdet s’est inspiré «de travaux d’artistes, notamment ceux de Lincoln Agnew». Plusieurs internautes signalent à la suite un photomontage du graphiste canadien publié en juillet 2017 dans le Harper’s Magazine, qui a servi de source pour ce qui semble bien être une imitation servile: même construction du portrait en noir et blanc comme espace de surimpression d’une foule, sur fond de biseaux rouges, avec la matière apparente du papier – mais il s’agit cette fois d’Adolf Hitler.

Face à cette démonstration, la vision purement esthétique de l’influence constructiviste s’estompe, et la polémique reprend de plus belle. «Cette couverture est une honte. Inutile de la justifier en prenant vos lecteurs (dont je suis) pour des imbéciles. Cette image est grave, inexcusable», réagit le dessinateur Joann Sfar.

En attendant de plus amples explications, il est vraisemblable que le directeur artistique du Monde avait pensé son emprunt suffisamment camouflé pour rester dans un registre d’évocation floue. Mais son dessein a trop bien touché sa cible, et l’exercice de critique participative a restitué l’allusion que la caricature voulait déguiser – révélant comme par mégarde l’ampleur d’une réprobation qui a sans doute dépassé ses auteurs.

Avec mes remerciements à Camille Pillias, Renan Astier, David Gauthier et Jean-Noël Lafargue pour leur participation nocturne à la discussion sur cette image.

17 réflexions au sujet de « Macron nazi, la caricature de trop? »

  1. Le théâtre de l’Image…Quel magnifique exemple de jeux d’intentions : on dit le non-dit, on ne montre pas le visible, on joue avec les images, on recadre l’information et puis, paf! on a ça!… Quelle période passionnante pour ceux et celles qui savent lire entre les lignes, qui s’amusent à décrypter l’image et l’info!

    Une fois encore, très bel article. Merci!

  2. en tout cas l’article du Harpers magazine n’est pas mal tourné – merci pour le lien – est-ce aussi un magazine hebdomadaire de fin de semaine comme le M (le maudit ?) du quotidien ? cette tournure rédactionnelle disons fait penser aux articles plutôt frappés au coin de la pornographie ou des pratiques sexuelles que publie le même quotidien dans son édition (web peut-être seulement je ne sais) du week-end…

  3. @André Gunthert: tu retraces bien l’évolution du débat autour de cette une du Monde. Il y a un angle qui reste pourtant non évoqué. Dans l’histoire des réceptions d’une image la question de sa connotation dépend aussi de qui parle à qui. Bien sûr, on peut affirmer que très majoritairement l’esthétique de cette illustration évoque les années trente (la distinction entre la référence ‘constructiviste’ ou ‘nazi’ est un débat secondaire de ‘connaisseurs’), ce qui fait écho au débat public des dernières semaines. Si beaucoup de commentaires s’offusquent de la comparaison entre Macron et des dictateurs de cette époque, une autre interprétation existe d’une manière plus sous-jacente.

    Le Monde s’adresse aux lecteurs du Monde, journal de référence de l’élite française, pour reprendre une formule récente de Léa Salamé sur France Inter. Très majoritairement électeurs de Macron contre Le Pen incarnant l’extrème-droite, ils ont aussi perçu très souvent le mouvement des gilets jaune comme une foule poujadiste les mettant en question et portant en elle un danger fasciste. Ce positionnement peut porter un regard sur cette image, qui y voit une foule incarnant la peste brune que leur président a par ses ‘maladresses’ mis en mouvement et qui le menace maintenant. C’est peut-être cette intention plus ambivalente que le rédacteur en chef (le graphiste a éventuellement donné encore un ‘spin’ supplémentaire) du journal de référence a voulu mettre en scène…

  4. Oui, bravo pour cet article !
    Cette malhonnêteté intellectuelle du Monde que dénonce le tweet de Sfar Joann, en dit long sur la « fin du Monde », finalité et terminus se rejoignent en une explosive « couverture » : oh la belle rouge, oh label brun, digne de l’imagerie propagandiste que dénonçatoire. Le journal se doit de terminer la fin du «Moi » comme il peut et cela ressemble à l’hypocrite terminaison des idées qui se veulent moins nerveuses qu’opportunistes. Une référence à Barbara Kruger aurait eu sa place « « you don’t controll your mind » (https://www.bing.com/images/search?view=detailV2&ccid=wu8MVPdy&id=D66195C770958C49529D7B097C3B53629D99F364&thid=OIP.wu8MVPdy_1C_7wNzx-3jHQHaId&mediaurl=https%3a%2f%2fperezartsplastiques.files.wordpress.com%2f2015%2f04%2fbarbara_kruger_transcription_by_xxlilamybxx.jpg&exph=1600&expw=1400&q=rouge+et+noir+photomontage+barbara+krugger&simid=608025857001523420&selectedIndex=1&ajaxhist=0 ), dans votre article. C’est une artiste et on est loin de ce rendu populiste faussement subtile où intellectualisme et culturalisme ont bon dos pour justifier cette couverture.
    Le journal aurait tout aussi bien pu reprendre la photo officielle pour illustrer la situation que le contexte d’aujourd’hui suffit à détourner. Le photomontage (2 juillet 2017) (https://www.facebook.com/photo.php?fbid=10213385852580070&set=pob.1211851543&type=3&theater) que je vous joins et qui reprend la colonne de la victoire à Berlin, utilisée dans le film de Wenders, en disait long sur l’esprit de cette investiture.

  5. Je suis prêt à parier qu’un effet Koulechov, donc inconscient, venant de l’association de l’illustration et du logo de la revue, un « M », inspiré du Fraktur, typo du 16e siècle associée au 3e Reich et pourtant interdite par Hitler en 1941. Ce logo n’est plus celui du journal mais devient, dans l’esprit de certains, le M de Macron.

  6. Une 2e mise au point, publiée aujourd’hui, par le directeur du Monde, Jérôme Fenoglio, présente de véritables excuses et condamne cette fois sans faux-semblants cette « couverture ratée »: « le malaise qu’a créé cette couverture, même si d’autres lecteurs n’en ont pas eu la même interprétation, montre que sa publication était une erreur ».
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/12/31/a-propos-de-la-une-de-m-le-magazine-du-monde-notre-erreur-et-notre-responsabilite_5403917_3232.html

  7. « Deux options graphiques indiquent le passage à la caricature photographique: celle du noir et blanc, qui suggère l’évocation historique, ainsi que l’expression fermée et le regard sombre, soigneusement choisis et accentués par la retouche – code qui traduit, pour un personnage politique, un jugement négatif sur l’action menée. »

    Réaction non pas sûr le fond, avec lequel je suis raccord dans son ensemble, mais sur la typologie dans laquelle vous rangez cette image, la caricature photographique. Le passage à la caricature photographique s’opère lorsque l’édito-graphiste choisit délibérément un portrait hyper-expressif. Or ici, nulle trace d’hyper-expressivité chez Macron (pour la Une de Mélenchon, nous y étions bien). Dès lors, le montage apparaît comme objet bien plus protéiforme et appelant des références diverses et éclatées comme l’a montré la réception de ces derniers jours.

    Le plagiat est évident. Mais une chose en commun avec l’Obs : ne pas aller jusqu’à la caricature hyper-expressive avec le président, ce que l’on s’offre habituellement dans la presse centriste avec Mélenchon, Le Pen, ou plus récemment Ruffin. Cette polémique ressemble davantage au traditionnel débat sur l’usage de la fraktur en typographie (en commun, des codes graphiques dont l’évolution diachronique s’est figée après le régime nazi) qu’à un vrai débat sur la caricature, peut être.

  8. J’aimerais être sûr d’avoir compris,

    « il est vraisemblable que le directeur artistique du Monde avait pensé son emprunt suffisamment camouflé pour rester dans un registre d’évocation floue.
    [du nazisme ?]

    Mais son dessein a trop bien touché sa cible,
    [les soutiens de Macron ?]
    et l’exercice de critique participative
    [le courrier des lecteurs ?]

    a restitué l’allusion
    [à Hitler ?]

    que la caricature voulait déguiser – révélant comme par mégarde l’ampleur d’une réprobation
    [des anti ou des pro Macrons ou des deux ?]

    qui a sans doute dépassé ses auteurs »

    Merci,
    et bonne année,

    HL

    N.B. : Amusément, je découvre que le Monde est capable de verser dans un point.
    « Le Monde a versé dans le point Godwin »

  9. @Andre Gunthert
    Le graphisme est quelque chose de politique. C’est peut-être ce que beaucoup aujourd’hui on oublié. Au début du XXe siècle que ce soit les constructivistes ou le régime nazie, tout le monde avait conscience de la force politique de l’image, du graphisme et de la typographie (il suffit de voir l’extrême attention apportée par les nazis aux choix typographiques des pancartes de signalisation, des documents, des affiches). Alors bien sûr on parlait de propagande mais chacun avait conscience d’avoir des éléments explosifs entre les mains.
    Aujourd’hui, chacun pioche sur Instagram ce qui se fait, ce qui se voit, ce qui est tendance. On copie colle en banalisant les références et les origines. Sans se soucier du sens, de la symbolique ou de l’histoire.
    Qu’un quotidien, magazine comme le Monde ne soit pas plus exigeant est juste incompréhensible mais en dit long sur l’attention portée au graphisme en France. Quasi inexistant des musée, et peut représenter, les graphistes n’existent que quand ils touchent au monde le mode et du luxe… on ne se soucie que de communication et de marketing, de la forme en dénigrant le fond.
    On voit avec cette couverture improbable du Monde (Qu’est-ce qui a pu passer par la tête du DA sinon plagié un illustrateur à succès ??????) que le retour de bâton peut-être assez violent !

  10. J’ai suivi avec attention la fin de la discussion sur la couverture, qui s’est poursuivie jusqu’au soir du réveillon. Le degré d’intérêt suscité par une énigme journalistique de première grandeur rend assez remarquable sa faible couverture médiatique (voir surtout: Francetvinfo), essentiellement composée de reprises de twitts et de billets de blogs (Olivier Beuvelet, Jean-no et moi), mais sans aucune analyse ni aucune enquête (en particulier, aucune interview du directeur artistique du Monde, qui a prudemment gardé le silence).

    J’avais noté la même discrétion des médias lors de la mise à pied de Croissandeau, puni pour la couverture anti-Macron de L’Obs. Même Arrêt sur images est en-dessous de son degré d’expertise habituel, en réduisant la querelle à un «tollé de la macronie» (accès libre), alors qu’il s’est agi d’un vrai débat médiatique (et non pas seulement d’un « tollé »), bien plus large que le cercle de la macronie. Outre la difficulté d’examiner la critique du président en exercice par un concurrent, l’absence d’expertise iconographique paraît le défaut le mieux partagé du paysage médiatique, restituant sa juste mesure aux revendications d’«éducation à l’image» de notre système scolaire.

    Il faut dire que la discussion était complexe. L’image de Talbourdet s’inspirant d’un original récent, et non d’une source historique, mais avec la particularité que l’œuvre plagiée constituait elle-même un jeu allusif au second degré, il était particulièrement ardu d’établir de manière claire la hiérarchie des références.

    Dans le débat pour savoir si le style de l’image était plutôt totalitaire ou plutôt constructiviste, j’ai admiré la hardiesse avec laquelle plusieurs historiens d’art improvisés tranchaient dans un sens ou dans l’autre. Le billet de Jean-no, qui réduit l’iconographie nazie aux «illustrations réalisées à la gouache», autrement dit aux affiches couleur, en ignorant manifestement tout de la production photographique du régime, fournit un exemple éloquent de simplification ad hoc, que l’on retrouve dans d’autres contributions de graphistes.

    Sur le plan iconographique, toute cette affaire est notablement plus compliquée, a minima parce qu’il n’y a pas un seul style nazi, mais plusieurs courants contradictoires (voir Eric Michaud, Un art de l’éternité, Gallimard, 1996), dont des courants modernistes qui portent l’empreinte de l’héritage constructiviste (qui précède d’une dizaine d’années l’émergence du nazisme, et influence largement les fascismes). Pour ma part, je pense que l’analyse iconographique de ce cas doit se faire de manière beaucoup plus prudente, et mettre en avant les ambiguïtés de l’image de Talbourdet, qui, comme toute œuvre d’imitation dépourvue de proposition forte, présente des signaux contradictoires – ce qui explique à la fois la confusion et la virulence du débat, qui tente de résoudre une énigme qui ne demandait pas à l’être.

    Comme je l’indique dans mon billet, la caricature de Talbourdet comporte à la fois des élements qui renvoient à l’esthétique constructiviste et aux esthétiques totalitaires. Pour le dire simplement: elle n’est pas très constructiviste. Le photomontage en surimpression et en oblique de la foule sur les Champs-Elysées est le seul élément typique du style constructiviste, caractérisé par les collages de médias et les effets de basculement. En revanche, la stabilité de la composition que lui confère la place prise par le buste de Macron, mais aussi la personnalisation de la figure du dirigeant, en contrepoint de l’image de la foule, sont des éléments qui contredisent cette esthétique, et qui renvoient plutôt au style postérieur du réalisme socialiste, illustré par les portraits de dirigeants en grand format.

    La référence constructiviste est également porteuse d’un facteur de confusion, qui montre clairement les limites de la proposition graphique de Talbourdet. Art de l’affiche, le constructivisme s’appuie fermement sur la typographie, qui est toujours pleinement intégrée à la composition. Or, si l’on regarde la couverture du magazine à travers le filtre constructiviste, la forte présence du «M» habituel du Monde, en lettrage gothique (de style Fraktur), peut être lue comme un clin d’œil en direction de l’univers nazi (voir par exemple la couverture de l’édition de Mein Kampf de 1927, qui comporte un portrait d’Hitler sous un bandeau rouge oblique). Il s’agit selon toute vraisemblance d’une maladresse involontaire, puisque la typo du titre du magazine est une contrainte, mais dont les effets de connotation n’ont pas été mesurés par le graphiste. (D’autres, plus habiles, s’en amusent.)

    Mais les déterminants de la discussion doivent-ils se limiter à un débat d’historiens d’art sur l’identification des styles? On n’a accordé aucune attention à ceux que j’ai pour ma part souligné, qui ne relèvent pas de l’histoire de l’art, mais d’une esthétique de la transparence caractéristique des médias grand public, que je m’efforce de décrire (http://imagesociale.fr/4573). Il s’agit du passage au noir et blanc et de l’expression sévère du visage, signes simples mais lisibles, et parfaitement efficaces pour transmettre l’idée d’un jugement critique. (Pour répondre à thibault le page, ci-dessus: en effet, le choix du portrait de Macron n’est pas aussi caricatural que ceux de Mélenchon en 2013, mais en contexte, relativement à l’iconographie macronienne très souriante de 2017, le choix du Monde manifeste une évolution visible, conforme à une option éditoriale qui n’est pas non plus celle de l’hyper-critique, mais d’une critique mesurée.) Rappelons que le choix du portrait comme sa retouche, qui donne une ombre particulièrement sinistre au regard, relèvent d’options délibérées du graphiste, qui peuvent donc être analysées ici comme des signaux objectifs. L’exemple du débat sur la couverture de L’Obs, à partir d’une image moins caricaturale et moins référentielle, montre que ces signaux (emploi du noir et blanc et expression sévère) suffisent à orienter la lecture vers l’éditorialisation critique, voire l’allusion au nazisme.

    Cela posé, il faut évidemment comprendre de quel registre rhétorique relève la caricature, et ne pas confondre allusion implicite et comparaison explicite. Une partie du malentendu vient de l’idée que la référence graphique fonctionnerait à la manière d’une comparaison historique entre Macron et Hitler, effectuée par des spécialistes – ce qui permet évidemment de la réfuter (en réalité, la comparaison de n’importe quel acteur historique contemporain avec Hitler est forcément outrée). Pour répondre à Hervé Lièvre, ci-dessus: non, Le Monde n’a pas voulu proposer une démonstration historique assimilant Macron à Hitler. Comme le montre l’exemple de la caricature de Mélenchon en Hitler – encore plus extravagante s’agissant d’un dirigeant de gauche –, l’allusion graphique n’est pas un exercice rationnel de comparaison explicite. Comme je l’écrivais en 2013: «La diabolisation par l’image fonctionne à la manière de l’allusion: comparaison elliptique suggérant un rapprochement avec les clichés des totalitarismes, elle omet le comparant, qui reste implicite et doit être restitué par le destinataire. (…) Sorte de point Godwin visuel, le traitement iconographique du Monde traduit une réprobation dont la dimension morale autorise à franchir les limites habituelles de l’objectivité journalistique.» On le comprend généralement fort bien lorsqu’il s’agit du genre de la caricature graphique: les piques et les allusions des dessinateurs sont des exagérations et des jugements de valeur satiriques, pas des comparaisons historiques.

    Une part majeure de l’illustration de l’information relève, non de messages explicites, mais de logiques d’allusion, d’évocation ou de suggestion, c’est-à-dire d’une expression dont il faut reconnaître la dimension narrative et poétique. Ce qui ne signifie pas que tout est permis (comme le montrent les réactions aux caricatures outrées), mais que la marge éditoriale est bien plus souple qu’on ne pense – ou que les journalistes l’admettent. Toutefois, la manipulation de ces signaux de second degré requiert habileté et prudence. Franchir la barrière de l’explicite expose ces messages à être dénoncés comme biaisés ou excessifs – et c’est précisément ce qui arrive lorsque le débat critique s’en empare. C’est la raison pour laquelle il est regrettable que ces cas ne soient pas discutés de manière plus approfondie, et ramenés à de simples «tollés», car ils révèlent les mécanismes fondamentaux de la fabrique éditoriale du journalisme.

    Produire une image qui évoque vaguement une ambiance autoritaire: ainsi peut-on résumer l’objectif probable de la caricature du Monde, à partir de la lecture de l’article d’Ariane Chemin, qui est bien une critique d’un échec politique – mais certainement pas une condamnation du régime. Le débat qui a accueilli cette image, comme la dénonciation a posteriori de cette «couverture ratée» par la direction du journal, attestent que la proposition de Talbourdet a mal dosé les ingrédients de la recette.

  11. @AndreGunthert

    Ce qui n’a pas été précisé dans les commentaires, c’est que l’illustration de Lincoln Agnew, pour le Harpers Magazine ,s’inspirait « fortement », très fortement d’une des affiches les plus diffusée sous le 3e Reich où l’on voit un profil d’Hitler sur fond rouge.
    http://content.cdlib.org/ark:/28722/bk0007t7c3f/?order=1
    C’est fascinant de constater que ce portrait est remonté à la surface de la couverture du Monde.

  12. Un peu dépitée de ne toujours pas trouver la moindre trace de critique de la domination masculine et du mythe, entretenu même lorsque déconstruit, de l’Homme Fort. Pour celleux que ça intéresse, j’ai tenté d’en parler par ici, avec beaucoup moins de connaissances et donc de brio, mais ça me semble un angle primordial : *Macron, Hitler, Marx, Staline, Trump, Lincoln, Jean-Baptiste et Le Monde…* / _(quand l’Absente tue le game !)_: https://seenthis.net/messages/747930

  13. Le commentaire de François Chevret ci-dessus peut être avantageusement complété par la lecture de son billet détaillé, où il estime que la réaction des lecteurs , »excessive sans doute, mais logique », est « justifiée… Tous les codes de l’iconographie d’un régime totalitaire sont présents sur la couverture du magazine, tout est en place pour produire une image de propagande » : http://tentation-du-regard.fr/limage-politique/

    A noter également la réaction de Lincoln Agnew, interviewé par le JDD (accès avec publicité): « J’ai simplement l’impression qu’un ami m’a mis un coup de poing dans le ventre » (Signalé par Sébastien Hayez). https://www.lejdd.fr/Medias/Presse-ecrite/exclusif-lillustrateur-qui-a-inspire-la-une-de-m-le-monde-sur-macron-reagit-pour-la-premiere-fois-3832982

  14. Comparaison n’est pas raison. Mais comparer permet de situer, de mettre en perspective. Sans comparaison il n’est pas possible de penser le monde. Il est vraisemblable que la couverture du Monde n’est ici pas critiquée pour son excès mais bien parce qu’elle montre une réalité de ce qu’est Macron. Et montrer cette réalité dérange.

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