Je découvre (via le signalement d’Olivier Ertzscheid) le clip déconnexionniste de Prince Rea. Dans ma jeunesse, les chanteurs engagés protestaient contre la guerre ou la misère. Aujourd’hui, c’est contre le téléphone portable.
Ce qui frappe dans ce slam qui reprend l’essentiel des motifs de la “digital detox” (« so many selfies, not enough us« , « technology has made us more selfish and separate than ever« ), c’est son très bas niveau de rationalisation. Presque entièrement composé d’échos de formules publicitaires ou de vérités “de bon sens”, semblables à celles d’un powerpoint de proverbes tibétains, il habille d’un peu de musique relaxante et de quelques vues de mer au soleil couchant la promesse d’un retour à une vie plus humaine, avec pour seul programme l’abandon du portable.
Comment en sommes-nous arrivés là? A l’origine du trend déconnexionniste, dont Joëlle Menrath souligne le caractère lourdement psychopathologique (addiction, exhibitionnisme, voyeurisme, narcissisme…), il y a un changement de paradigme: la psychiatrisation de la lecture des faits sociaux. On peut considérer que c’est l’essai de Christopher Lasch, La Culture du narcissisme (1979), qui lance cette approche, appuyée sur une vision psychanalytique des troubles engendrés par la culture de masse1.
L’étape suivante est franchie par les best-sellers de la psychologue Jean M. Twenge qui, comme le note le New York Times, « voit des narcissiques partout ». L’auteur de Generation Me (2006) et de The Narcissism Epidemic (2009) y soutient que l’essor de l’éducation à l’estime de soi des années 1980 a donné naissance à des jeunes qui « ont le langage du moi pour langue maternelle2 ».
Si les travaux de Twenge rencontrent un fort écho médiatique, ses méthodes comme ses conclusions suscitent de virulentes critiques parmi les spécialistes du domaine. Une étude menée par Kali H. Trzesniewski, parue en 2008 dans Psychological Science, montre que les jeunes n’ont pas changé fondamentalement de pensées, de sentiments ou de comportement au cours des 30 dernières années. En 2013, un numéro spécial de Emerging Adulthood, dirigé par Jeffrey J. Arnett, se consacre à démolir systématiquement les thèses de la psychologue (“The Evidence for Generation We and Against Generation Me”).
Mais le fort potentiel journalistique d’une explication simpliste, qui combine phénomène de société, autorité scientifique et condamnation morale, ne va pas échapper aux médias. Invitée au Today Show ou à Good Morning America, Jean M. Twenge devient rapidement une commentatrice tout-terrain, interrogée aussi bien sur Facebook que sur les excès de la chirurgie esthétique. Generation Me devient une clé explicative de tous les méfaits de la société contemporaine, particulièrement prisée des journaux féminins ou des rubriques “mode de vie”, qui brodent à n’en plus finir sur les selfies.
C’est proprement fou: alors qu’on n’a jamais disposé d’un outil aussi conversationnel, social et narratif que le système smartphone/réseaux sociaux, l’interaction fondamentale de la vie sociale qu’Erving Goffman appelait « la mise en scène de la vie quotidienne3 » est interprétée comme un reflet narcissique et une manifestation d’asocialité.
En un mot, on ne sait plus identifier le social. Pour expliquer la vie en société, Lasch ou Twenge ont remplacé Goffman. La psychiatrie a poussé la sociologie par dessus-bord. Du moins dans les pages des magazines, qui appliquent sans trop y penser les réflexes d’individualisation familiers de l’idéologie néolibérale.
En l’absence de description positive des pratiques connectées4, rejetées par la culture geek en raison de leur caractère trop populaire, les usagers n’ont que l’approche Marie-Claire, désormais déclinée en chansons ou en pseudo-reportages photographiques. On voit bien qu’ils ont intégré ce message inquiétant. On peut donc s’attendre à une multiplication des couvertures et des recommandations anti-addiction, qui remplaceront avantageusement les conseils régime à l’approche de l’été.
- Lire également sur ce blog: “Absorbement, smartphone et caricature”, 05/11/2014.
- Christopher Lasch, La Culture du narcissisme (1979, traduit de l’anglais par Michel Landa), Paris, Champs-Flammarion, 2006. [↩]
- Jean M. Twenge, Generation Me. Why Today’s Young Americans Are More Confident, Assertive, Entitled, and More Miserable Than Ever, New York, Free Press, 2006; Jean M. Twenge, W. Keith Campbell (dir.), The Narcissism Epidemic. Living in the Age of Entitlement, New York, Free Press, 2009. [↩]
- Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne (trad. de l’anglais par A. Kihm), 2 vol., Paris, Minuit, 1973. [↩]
- A de rares exceptions près: Laurence Allard, Laurent Creton, Roger Odin (dir.), Téléphonie mobile et création, Paris, Armand Colin, 2014. [↩]
6 réflexions au sujet de « Les clés de la déconnexion »
A signaler la vidéo plus récente « Pass The Salt », par Matthew Abeler: https://www.youtube.com/watch?v=6_-xTxP1hD4 qui revisite le face à face fatidique du repas du soir en famille.
Comme toujours, les gardiens de la tradition sont les parents, et les fauteurs de trouble les adolescents. A la fin du clip, avec la complicité (discrète, bien sûr) de la mère, l’ordre patriarcal est rétabli: le fils peut enfin passer le sel à son père…
Ceux » qui brodent à n’en plus finir sur les selfies »
… oh les vilains !!! s’attaquer ainsi à une rente de situation médiatiquement aussi juteuse, a-t-on idée?
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