Effondrement au sommet

Photo Nirmal Purja, sommet de l’Everest, 22/05/2019.

Mes obligations de fin d’année m’ont empêché de prendre note plus tôt de l’image montrant une longue file de grimpeurs au sommet de l’Everest, qui a connu un rapide succès viral et médiatique. Réalisée le 22 mai par l’alpiniste népalais Nirmal Purja, et diffusée le 23 sur son compte Twitter, la photo contredit la vision héroïque de l’ascension des plus hauts sommets, réduite à une simple attraction touristique.

Les circonstances de la prise de vue ont été abondamment décrites. La présence simultanée sur le toit du monde de plusieurs centaines de grimpeurs a été occasionnée par la conjonction d’un nombre toujours croissant de candidats à l’ascension et par une fenêtre météo favorable, à la toute fin de la saison. Ce que l’image ensoleillée ne montre pas, c’est que cette affluence impose de longues heures d’attente aux alpinistes – une situation particulièrement dangereuse en haute altitude, qui a entraîné plusieurs accidents mortels ces derniers mois. Ce contexte dramatique permet aux médias de mobiliser la photo, en illustration d’un développement sur les risques de la haute montagne ou sur les «dérives du tourisme de masse».

La lisibilité de la file colorée de grimpeurs se détachant sur le pic enneigé a suscité une réaction de surprise mêlée de désapprobation. Le paradoxe de la surexploitation d’un espace naturel préservé a été interprété comme la caricature d’une société livrée aux excès du laisser-faire, le signe d’un débordement et d’une perte de contrôle qui semblent se multiplier à la surface du globe.

Le caractère consensuel de cette perception est un phénomène peu fréquent dans le paysage visuel, où la compréhension du message s’effectue le plus souvent grâce à un énoncé qui oriente la lecture. Or, nous avons affaire ici à une image diffusée par un amateur, dépourvue de légende, où l’exercice interprétatif s’effectue de manière collective et spontanée, comme dans le cas de la photo du Rijksmuseum de Gijsbert van der Wal, qui avait suscité une réaction mythographique similaire.

On peut expliquer cette lecture convergente par les qualités de l’image, qui présente les mêmes traits de lisibilité, de simplification et de synthèse qu’une affiche. Mais cette justification ne fait que confirmer l’existence d’un schéma interprétatif préalable, qui permet de déceler une opposition structurale derrière les apparences.

Si la massification du tourisme fait l’objet d’une critique virulente depuis le milieu du XXe siècle, ce motif ne suffit pas à lui seul à rendre compte de la dimension désabusée de nombreuses réactions. Je pense que c’est le récit plus récent de l’effondrement – qui est fondamentalement celui de l’échec d’une civilisation confrontée à l’excès de son exploitation de la nature1 – qui fournit ici la clé de lecture décisive, au moins pour une partie des commentaires. Plutôt qu’une simple image d’information, la photo de la file de grimpeurs fait écho à d’autres imageries paradoxales, comme celle des débris de plastique envahissant les mers, et apporte la confirmation d’un stéréotype écolo-catastrophiste en cours d’élaboration. Au-delà des qualités formelles de l’image, l’existence de ce schéma contribue à son succès viral et lui confère sa qualité d’icône – autrement dit d’une image à valeur de symbole.

Une image documentaire peut-elle faire l’objet d’une lecture symbolique? Bien sûr que oui. Notre usage des médias, supposés restituer des informations véridiques, est constamment organisé par des schémas interprétatifs préétablis, qui nous font attribuer à un fait d’actualité la valeur de confirmation d’une vérité générale. Lorsqu’elle est lue comme la validation d’un scénario, l’image d’information semble en apporter la preuve factuelle. Une photographie peut donc parfaitement servir de support à une interprétation allégorique.

En réalité, la réception d’une image comme celle de la file de grimpeurs nous fait assister à la superposition de trois systèmes interprétatifs: celui de l’enregistrement documentaire, qui porte avec lui la valeur de preuve phénoménologique; celui de l’affiche, qui propose une vision simplifiée et frappante d’un message; et celui de l’allégorie, qui lui donne valeur de symbole. La fusion de ces trois lectures produit une image qui associe la puissance emblématique de la caricature avec la validation du document.

Notons enfin que les mécanismes ici décrits n’apparaissent jamais clairement dans l’approche intuitive que favorise le recours à l’image. Au contraire: l’identification d’un schéma préexistant dans une photographie s’effectue de façon indistincte, et non au terme d’une analyse rationnelle. La rediffusion ou le commentaire d’une image saisie pour sa valeur symbolique correspond à une tentative d’exprimer un sentiment souvent confus, une inquiétude qui nous étreint, un horizon à peine esquissé. Voilà une image qui traduit ce que je ressens, se dit-on face à l’icône – le geste de la rediffusion attestant l’espoir de la visibilité partagée de cette signification. C’est ainsi que les images contribuent à la construction d’un nouveau récit, d’une façon qui ne relève pas seulement de la mécanique illustrative, mais qui participe plus profondément de sa révélation.

  1. Jared Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard, 2006. []

3 réflexions au sujet de « Effondrement au sommet »

  1. ainsi des diverses étapes de ce qu’on nomme à présent la collapsologie (et de son pendant théorisé – et nombriliste – dit anthropocène (il en parlait le Latour, ce matin dans le poste) (on est en plein dedans…) les glaces fondent, et les croisières s’amusent hein… (voir l’accident (on a évité les morts) sur les quais de la Giudecca il y a peu)

  2. @PCH: Latour disqualifie les collapsistes en les assimilant aux peurs millénaristes – qui sont pourtant d’une autre nature (et par ailleurs une légende…). Il importe néanmoins de noter que, si les collapsistes prédisent l’inéluctabilité de l’effondrement, celui-ci peut également être mobilisé comme un avertissement, avec l’intention de modifier les politiques ou les comportements, ce qui est bien la position de Diamond.

    @Manu Kodeck: Merci de mentionner le dessin de Chappatte reproduisant la photo, que j’ai malencontreusement oublié de mentionner ci-dessus! Il est vrai que le cartoon (en date du 3 juin), qui raille la pratique du trophée photo, est un peu paresseux. Il n’en reste pas moins qu’il est exceptionnel de voir une telle adaptation graphique d’une photographie amateur…

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