Objectif Lune, ou comment performer le voyage spatial

1er épisode d'Objectif Lune, Tintin, 30 mars 1950.

Des astronautes débarqueront-ils un jour sur Mars? Ce projet ne paraît pas technologiquement hors de portée, mais présente d’importantes difficultés. Abandonné sous la présidence de Barack Obama, il semble aujourd’hui remis à l’agenda, mais avec un calendrier très hypothétique, et aucun schéma narratif pertinent. Par rapport au projet martien, nous sommes donc aujourd’hui dans un état comparable à celui d’Hergé et de ses contemporains au moment de la parution des premiers épisodes d’Objectif Lune en 1950, dix-neuf ans avant le voyage d’Apollo 11.

Les réflexions sur le caractère performatif des formes culturelles s’inscrit dans un cadre souvent faussé par un biais téléologique. Peut-on considérer l’œuvre d’Hergé comme visionnaire? Cette question ne peut plus être envisagée aujourd’hui sans la concrétisation du programme lunaire américain. Or, cette manière de poser le problème fait nécessairement de la fiction une anticipation (je me suis moi-même laissé prendre à ce piège logique lorsque j’ai voulu étudier le caractère performatif des projets spatiaux américains des années 1950).

Pourtant, le récit de Hergé, aujourd’hui rangé parmi les précédents annonciateurs du voyage sur la Lune, présente plusieurs différences importantes avec le scénario qui a rendu possible cet accomplissement. Le principal moteur de la conquête lunaire a été la compétition russo-américaine, dans le contexte de la guerre-froide, qui assigne à la dimension scientifique le rôle de décor d’un affrontement de nature politique et stratégique. Ce déterminant manque totalement à Objectif Lune, qui situe sa base de lancement dans un obscur pays de l’est, et dont le scénario impose le secret, ce qui entraîne une totale absence de médiatisation (un choix curieux, alors que toutes les autres anticipations ont intégré cette dimension essentielle à la valorisation d’un projet scientifique).

Ces différences de scénario n’ont pas la moindre importance, objectera-t-on, dès lors que le but est accompli. Telle est précisément l’illusion que je voudrais interroger. Sans guerre froide, pas d’aventure lunaire. Comme tout grand projet, la mise en œuvre de ce programme nécessitait des conditions imaginaires et narratives que d’autres scénarios étaient incapables de réunir. Celui qui fait la colonne vertébrale d’Objectif Lune fait partie des ressorts oubliés, et son effacement au profit de ce qui est devenu le récit standard de la conquête lunaire apporte une démonstration exemplaire du fonctionnement d’un système performatif.

On n’attend pas d’une bande dessinée pour enfants qu’elle délivre une proposition technique réaliste pour le voyage lunaire. C’est pourquoi la précision fournie par le professeur Tournesol, selon laquelle le moteur de la fusée est un moteur atomique, a été progressivement mise de côté par la réception, ainsi que d’autres détails, comme son caractère monobloc, alors que le type de fusée qui permettra l’envoi d’astronautes dans la Lune est celui de la fusée à étages, proposition de Wernher von Braun diffusée à partir de 1952, deux ans après la parution des premiers épisodes d’Objectif Lune.

Le projet qu’illustre le récit d’Hergé appartient à la génération précédente, celui décrit par exemple par le professeur Auguste Piccard, modèle du professeur Tournesol, dans Entre terre et ciel. Réalités. Visions d’avenir (Lausanne, 1946), qui évoque «la décomposition atomique et les nouvelles sources d’énergie», proposant l’hypothèse d’une réaction nucléaire «dominée par le pilote, [qui] servira à nourrir la flamme de la fusée extra-stratosphérique» (Alexandre Ananoff, autre source importante de Hergé, indique lui aussi cette possibilité).

Or, toute la partie technique d’Objectif Lune repose sur cette hypothèse. La base de lancement est en réalité une extension d’un laboratoire nucléaire, installé à cet endroit par le gouvernement syldave en raison de la découverte d’un gisement d’uranium. Dans la séquence où Tournesol dévoile cet arrière-plan, Hergé s’est inspiré du décor de l’usine d’Oak Ridge, centre atomique secret développé par le gouvernement américain dans le cadre du projet Manhattan. La suite de la visite emmènera Tintin et le capitaine Haddock en face d’un réacteur nucléaire, copié lui du premier modèle européen, la pile atomique de Harwell, mise en service en Angleterre en 1947.

L’étrange contrainte d’un secret militaire, alors que le projet de conquête spatiale n’a aucun objectif guerrier, est lui aussi inspiré par le contexte du projet Manhattan, et plus largement par les nombreux projets d’armes secrètes de la seconde guerre mondiale (c’est dans l’illustration de couverture du livre de Leslie E. Simon, German Research in World War II, orné d’un V2 rouge et blanc, que Hergé trouve le modèle graphique de la fusée lunaire de Tintin).

Brièvement évoqué par le professeur Tournesol («Il va de soi que ces recherches sont exclusivement orientées dans un sens humanitaire… Pas question de fabriquer ici des bombes atomiques…»), le schéma narratif que suit Hergé est celui qui voit alors dans les usages civils de l’énergie nucléaire une façon de racheter la faute morale que constitue la mise au point de la Bombe. Le récit standard qui donnera sa légitimité à la course à la Lune appartient lui aussi à cet imaginaire rédempteur, où une compétition pacifique prend la place de la terrifiante course à l’autodestruction mutuelle. La variante développée par Hergé porte encore la trace de la filiation avec l’héritage atomique.

Sur le plan narratologique, Objectif Lune participe pleinement de l’inscription du récit lunaire dans une situation de performance, consistant à présenter un projet dans une fenêtre programmatique qui appelle sa réalisation, comme un projet d’aménagement urbain. La crédibilité de la proposition tient à de nombreux facteurs externes, et ne pourra être vérifiée qu’après l’accomplissement du projet. La situation de performance peut également faire l’objet de diverses adaptations et relectures après coup. Objectif Lune, qui ne présentait pas le bon scénario de la conquête, a été intégré a posteriori au récit standard, au prix de l’effacement d’un certain nombre de traits, aujourd’hui oubliés, et au profit des facteurs plus conformes d’On a marché sur la Lune.

Hergé, dessin envoyé à Neil Armstrong, 1969.

4 réflexions au sujet de « Objectif Lune, ou comment performer le voyage spatial »

  1. Hergé était quand même assez fin, malgré ses prétentions naïves, car il a vu juste sur presque tout, y compris sur la motivation essentielle de justification morale du complexe militaro-industriel, la figure du savant tourmenté, etc. La seule chose qu’il n’a pas saisi, mais que même Kubrick, 30 ans plus tard dans 2001 l’Odyssée de l’Espace, n’avait pas saisi non plus: Que la justification morale ne pouvait réellement se matérialiser que par un spectacle, avec pour principal voire seul élément, l’émotion brute (le coup de fil entre le Président des Etats-Unis et les astronautes depuis la « Mer de la Tranquillité », la déclaration bien tournée de Neil Armstrong, les cadeaux de « cailloux lunaires » -les guillemets car la plupart sont faux- aux présidents du monde, etc. etc.). Ce ne fut qu’après la fin du programme Apollo que Peter Hyams – dans Capricorne 1 (1977) – faisait justice à la primauté du spectacle, avec une conséquence logique, qui donne récemment du fer à retordre à la Nasa. Elon Musk, qui pour rehausser le prestige de son entreprise automobile, organise une séance de photos dans l’espace d’un faux pilote au volant d’une décapotable, a été à bonne école, tout comme Steve Jobs et bien d’autres, qui semblent bien a l’aise dans la (con)fusion croissante entre le spectacle de la technologie et la technologie du spectacle.

  2. C’est au contraire la dimension de non-spectacle d’Objectif Lune qui en fait un récit singulier de l’aventure scientifique, trahissant l’empreinte du projet Manhattan. Au moment où Hergé imagine le voyage lunaire, celui-ci s’inscrit très naturellement dans la continuité des voyages d’exploration qui alimentent l’actualité depuis le XVIIIe siècle: exploration des Amériques, de l’Afrique, des pôles, ou de l’univers sous-marin.

    Cela fait longtemps que la science assure le spectacle, d’une façon que Hergé a déjà exploité (L’Etoile mystérieuse évoque en 1941 le registre de l’expédition scientifique polaire), et c’est pourquoi la véritable nouveauté d’Objectif Lune tient à cet écart inexplicable en dehors du contexte atomique qui est celui de l’après-guerre.

  3. Merci pour cette analyse!

    Vous remarquez que le « déterminant principal » de la conquête lunaire — la guerre froide — « manque totalement à Objectif Lune ». Il me semble au contraire qu’il s’y inscrit en creux puisqu’il pose comme hypothèse la domination technologique d’un « obscur pays de l’est », fantasme insupportable pour la psyche occidentale de l’époque qui se confirmera pourtant lors du lancement des fusées Spoutnik dans la seconde moitié des années 50.

    En ce sens, on peut se demander si Objectif Lune n’a pas joué un rôle subliminal important dans la détermination du président Kennedy à jeter toutes les forces de son pays dans l’aventure lunaire. Qu’en pensez-vous? :-)

  4. Question intéressante! Même si la Syldavie ressemble effectivement beaucoup à nos souvenirs des pays communistes, il y a plusieurs raisons pour lesquelles le parallèle ne peut pas fonctionner. D’une part parce que nous sommes, en 1950, encore au tout début de la guerre froide (la guerre de Corée ne commence qu’en juin 1950, alors qu’Hergé a déjà adopté ses principaux choix de scénario). Ensuite parce que, dans Objectif Lune, le gouvernement syldave, qui a embauché Tournesol, est du côté des « gentils ». Mais surtout parce que, pour Hergé, l’exploit scientifique se suffit encore à lui-même, comme dans les modèles existants de l’histoire de l’exploration – nul besoin d’inventer une raison supplémentaire pour motiver des acteurs a priori convaincus du bien-fondé de l’entreprise…

    On peut relire mon article sur le rôle du récit de la course à l’espace, élaboré par Wernher von Braun et Cornelius Ryan en 1952 comme un décalque de la course à l’arme atomique qui oppose les Etats-Unis et l’Union soviétique, pour se convaincre que c’est bien cet argument, illustré à partir de 1957 par les progrès de l’exploration spatiale russe, qui fournit à l’administration américaine son principal mobile:
    https://histoirevisuelle.fr/cv/icones/470

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