Iconogrammes. Le récit des images

Préprint, article à paraître dans le Bulletin de l’Association pour le développement de l’histoire culturelle, 2019 (n° 18, septembre, p. 20-31). Cette contribution résume les propositions du séminaire «Le récit des images» en 2018-2019. Elle reprend la majeure partie de la description de «La “Marianne” de Mai 68», déjà diffusée sur ce carnet, en déployant son cadre d’analyse théorique.

Une image peut-elle raconter une histoire? Non à la manière aléatoire du punctum de Roland Barthes, qui décrit une interprétation strictement individuelle d’un détail photographique, par les voies de l’évocation (Barthes, 1980), mais sur le mode relativement stabilisé des productions culturelles, par le biais d’une narration objectivable? Une image peut-elle raconter la même histoire, à un public étendu? Si les théories modernes du récit identifient volontiers la charpente séquentielle du film ou de la bande dessinée comme une variante de la temporalité romanesque, elles restent hésitantes sur les ressources symboliques de l’image fixe (Ryan). Définie comme la construction d’une intrigue, la narration semble nécessiter la linéarité de la séquence pour dérouler le fil d’une action. Sur le plan sémiotique, dépourvue de syntaxe, autrement dit d’un système d’organisation de l’information, l’image paraît livrée aux aléas de la contextualisation, et affectée d’une polysémie qui contredit l’intelligibilité du récit.

Une vision plus traditionnelle, qui s’exprime aussi bien dans le corpus classique des réflexions sur les arts (Lessing) qu’à travers quelques formules proverbiales, comme «une image vaut mille mots» (Bailey, Gardiner)1, affirme au contraire le pouvoir symbolique des formes visuelles, suggérant que leur accessibilité immédiate et leur caractère synthétique leur confère une efficacité narrative supérieure à celle du langage. Cette appréciation semble confirmée par le déploiement considérable des genres illustrés, dans la fiction, l’information ou la publicité.

Comment résoudre cette contradiction? Plutôt que sur des images autonomes, la seconde approche prend appui sur des pratiques où le lien n’est jamais aboli entre image et discours. Décoration ecclésiale ou peinture d’histoire, presse illustrée ou affiche : loin d’évacuer le rapport au texte, ces iconographies reposent sur une articulation étroite avec des énoncés sans lesquels elles seraient rigoureusement inintelligibles.

La plupart des approches descriptives des formes visuelles séparent nettement l’univers de l’imitation de celui du langage. Même si de nombreux théoriciens signalent le rôle des énoncés qui accompagnent les images, ceux-ci ne font que rarement l’objet d’un examen approfondi (Lambert)2. Pour Roland Barthes, «le texte constitue un message parasite, destiné à connoter l’image, c’est-à-dire à lui “insuffler” un ou plusieurs signifiés seconds» (Barthes, 1961). C’est ainsi qu’une analyse canonique des études visuelles, celle de W. J. T. Mitchell consacrée à l’affiche de recrutement «I want you for US Army» de James Flagg (1917), n’accorde pas la moindre attention à la présence du texte, omettant de noter que la phrase à la première personne redouble l’effet de désignation de l’index pointé, à la fois par le changement de couleur du lettrage ou le grossissement du pronom «You», et parce qu’elle se présente comme un énoncé oral en discours direct, à la manière d’une bande dessinée (Mitchell).

James Flagg, affiche de recrutement, 1917.

Pourtant, le mot et l’image ne sont pas seulement des «structures concurrentes» de nature hétérogène (Barthes, 1961)3. L’image et son cotexte sont le plus souvent présents simultanément dans l’espace qui les accueille. Cette association indique une autre voie que la compréhension traditionnelle de l’illustration comme «traduction» du récit. Comme le note Ernst Gombrich, lorsqu’ils sont conjugués au sein d’une même composition, chaque média participe à la compréhension d’un message commun, modifiant de façon réciproque l’interprétation de ses composantes (Gombrich). Alors que les dispositifs illustrés forment une part majeure de la culture visuelle (Shapiro)4, l’imagocentrisme hérité de l’histoire de l’art masque la nature réelle de ces productions, élaborées et lues comme des montages texte-image. Je propose de dénommer «iconogramme» ce type de composition, unité sémiotique des formes illustrées, qui doit être analysée dans son articulation intermédiale. C’est au sein de cette interaction que s’élabore la production narrative que l’on cherche, parfois en vain, du côté de l’image.

La “Marianne” de Mai 68: une image, trois récits

Vérifions-le à partir d’un exemple. La célèbre photographie de Jean-Pierre Rey représentant une jeune femme brandissant un drapeau, prise le 13 mai 1968 à Paris, évoque-t-elle spontanément le tableau de Delacroix, La Liberté guidant le peuple (1830)? Le rapprochement paraît aujourd’hui évident, comme l’indique un article de Wikipédia intitulé «La Marianne de Mai 68», qui résume l’avis commun: «Cette image, devenue emblématique, a en effet été rapidement assimilée, par la presse nationale et internationale, à La Liberté guidant le peuple» (Wikipedia).

Pourtant, en 1968, la jeune femme au drapeau5 est publiée en tout et pour tout dans trois magazines (Life, Paris-Match, L’Espresso) – dont seulement deux fois en grand format. Chaque média propose une lecture différente de l’image. Une seule peut être rapprochée de la référence à Delacroix.

Dans sa thèse, en 2015, puis dans le catalogue de l’exposition Icônes de Mai 68, présentée en 2018 à la Bibliothèque nationale de France, Audrey Leblanc établit que l’accès à la notoriété du cliché de Jean-Pierre Rey est un processus postérieur, favorisé par ses remobilisations lors des anniversaires décennaux de la révolte étudiante (Leblanc; Leblanc, Versavel).

Suggérant une vision positive de Mai 68, cette image épique ne pouvait s’imposer pendant la première phase de la réception du mouvement par les médias français, qui décrivent alors des troubles insurrectionnels violents. Son empreinte culturelle s’amplifiera en proportion de l’approbation rétrospective de la rébellion. Ce n’est qu’en 1988, vingt ans plus tard, que Paris-Match offre sa couverture à la jeune héroïne, et que L’Express évoque explicitement la référence picturale: «Comme La Liberté guidant le peuple de Delacroix est attachée à la révolution de 1830, elle est devenue le symbole de Mai»6.

Pourtant, le 24 mai 1968, le premier magazine qui choisit de publier cette image est un magazine américain. L’hebdomadaire Life consacre deux doubles pages aux événements français, sous un angle qui internationalise le mouvement étudiant, mis en rapport avec la révolte des campus américains contre la guerre du Vietnam ou avec le Printemps de Prague (Life, 1968). Cette vision très synthétique caractérise ces mobilisations comme une «demande de nouvelles libertés» contre des pouvoirs vieillissants, et interprète l’insurrection parisienne comme une «révolution» de la jeunesse».

C’est cette grille de lecture qui anime la sélection et l’organisation narrative de l’illustration. Après une première image spectaculaire de Jean-Pierre Rey représentant des étudiants le visage dissimulé par des masques tachés de couleur rouge, la seconde double page propose une composition de dix clichés, comprenant notamment des photographies de Gilles Caron, Henri Bureau, Bertrand Laforêt et Jean-Pierre Rey. Huit photos en petit format d’affrontements violents au Quartier Latin entourent deux images plus grandes, l’une d’un CRS enjambant un amas de pavés, l’autre de la jeune femme au drapeau, en vis-à-vis, qui semblent faire écho à l’intertitre général: «Défiant la matraque et le gaz lacrymogène pour sauver les barricades»7.

7. Life, 24 mai 1968.

Une version simplifiée de cette composition, qui ne retient que le face à face des deux photographies les plus grandes, sera reproduite en décembre 1968 dans l’édition récapitulative Life Atlantic, destinée au continent européen (Life Atlantic). Cette reprise confirme l’intention narrative qui préside à l’association du couple d’images du CRS et de la jeune femme, de la matraque et du drapeau, de la barricade et de la foule. Plutôt qu’une simple restitution documentaire, cette confrontation vise manifestement l’évocation symbolique.

8. Life, 10 octobre 1969.

Les références implicites de cette mise en page seront dévoilées par le numéro du 10 octobre 1969, que Life consacre à une histoire des révolutions, destinée à éclairer les rébellions de la période. Le dossier s’ouvre par une double page où la photographie de Jean-Pierre Rey est superposée à une version détourée du tableau de Delacroix (avec, dans le coin gauche, une autre photo par Pierre Boulat d’un étudiant arborant le poing levé du combat pour les droits civiques) (Life, 1969).

Cette composition exceptionnelle fait apparaître ce qui reste habituellement caché: la lecture d’une image par son éditeur. La combinaison de la jeune femme au drapeau avec La Liberté guidant le peuple atteste l’interprétation allégorique de la photographie de Rey par la rédaction de Life, qui se sert de l’exemple français pour mettre en perspective par la référence historique le caractère révolutionnaire des mouvements protestataires contemporains.

Ce montage permet rétrospectivement d’expliquer la logique qui guide l’association des deux photographies du numéro du 24 mai 1968. Alors que La Liberté guidant le peuple représente un groupe armé de fusils ou de sabres, sur une barricade couverte de cadavres et de blessés, la photo de Jean-Pierre Rey montre une femme pacifique, au sein d’une manifestation légale. Pour compléter le parallèle historique que suggère l’édition, il est nécessaire d’associer à la jeune femme au drapeau un complément iconographique qui restitue la barricade manquante. Le couple d’images constitue donc une véritable composition narrative : une évocation du précédent révolutionnaire, qui structure la lecture de Mai 68 pour l’hebdomadaire américain.

«Partout où l’on regarde, se lève le drapeau de la révolte» énonce le commentaire de 1969, qui analyse l’effervescence mondiale comme une demande de nouveaux droits et de nouvelles libertés (Life, 1969). Dans cette vision globale, la référence à Delacroix ne renvoie pas aux Trois glorieuses de 1830, mais a pour fonction d’illustrer la Révolution française – selon l’usage allégorique qui a fait le succès du tableau.

Comme l’explique l’historien Maurice Agulhon, le personnage représenté par Delacroix, allégorie de la Liberté, ne peut pas être un symbole de la République, alors que le régime porté au pouvoir par l’insurrection est la Monarchie de Juillet, et que la figure de la Marianne n’est pas encore stabilisée (Agulhon). Acquise par Louis-Philippe, l’œuvre est rapidement reléguée au premier étage du musée du Luxembourg, avant d’être remisée dans ses réserves. Ce n’est qu’à partir de 1874, après une longue éclipse, que le tableau sera exposé en bonne place au Louvre (Hadjinicolaou).

A la faveur de l’éloignement temporel et de l’iconographie patriotique promue par la Troisième République, le drapeau tricolore et la scène d’émeute euphémisée par le personnage féminin rencontrent le goût pompier de la culture d’Etat. Multipliant les représentations à l’antique qui déréalisent l’histoire des conflits du XIXe siècle, le nationalisme républicain encourage la confusion des personnages de la Marianne, de la déesse de la Victoire ou de la Liberté. Décontextualisée par ses citations dans l’espace culturel et scolaire, l’œuvre de Delacroix devient la principale icône de l’événement révolutionnaire. Tel est le sens de sa mobilisation par le magazine américain, qui utilise le tableau à la fois comme une métaphore de l’histoire de France et comme la convocation quasi-photographique de 1789.

Lorsque Paris-Match publie à son tour la jeune femme au drapeau, le 15 juin 1968, les choix narratifs de l’hebdomadaire sont diamétralement opposés. Associée à trois autres clichés en petit format, l’héroïne de Jean-Pierre Rey s’efface devant une autre photographie (à l’identification incertaine), qui occupe l’essentiel de la double page, et montre une jeune fille brune, brandissant un drapeau noir (Paris-Match).

12. Paris-Match, 15 juin 1968.

L’approche du texte de présentation est factuel, et se concentre sur le déroulement de la manifestation du 13 mai. Le titre insiste sur la présence des lycéens qui ont rejoint le mouvement étudiant: «Pour la première fois dans un défilé populaire, des lycéens et des drapeaux noirs». La légende précise: «Les collégiennes: des pasionarias porte-drapeaux ou des guerrières en casque US» (Paris-Match).

Audrey Leblanc et Dominique Versavel indiquent que cette composition met en avant la dimension anarchiste et protestataire de Mai 68 (Leblanc, Versavel). De la part d’un organe qui a exprimé son soutien à de Gaulle, cette présentation traduit une vision négative du mouvement.

L’allusion aux influences étrangères est une autre indication inquiétante pour un lectorat conservateur. La jeune femme de Jean-Pierre Rey brandit le drapeau du Vietnam communiste, l’autre, le drapeau anarchiste. Même en noir et blanc, ces emblèmes ne peuvent pas être confondus avec des drapeaux tricolores, comme ceux déployés par la contre-manifestation de soutien à de Gaulle du 30 mai 1968, et suggèrent au contraire une opposition résolue à la légalité républicaine. Il est donc impossible, dans ce choix de récit, d’interpréter la jeune femme au drapeau comme une Marianne, c’est-à-dire comme une figure de la nation.

13. Walter Carone, Paris-Match, n° 999, 22 juin 1968.

En évoquant les «pasionarias porte-drapeaux», la contextualisation de Paris-Match renvoie à un autre imaginaire. Au confluent du mouvement ouvrier et de la revendication féministe, apparaît au début du XXe siècle une iconographie moderniste qui met la femme au premier plan, non plus comme une divinité ou une allégorie sexualisée, mais comme une combattante et une actrice de l’Histoire, représentée le poing levé, brandissant une arme ou un drapeau. La militante communiste espagnole Dolores Ibárruri (1895-1989), surnommée la Pasionaria, figure de la lutte contre le franquisme, fournit à cette imagerie une de ses incarnations fameuses.

C’est à cette lignée que se rattache l’option narrative choisie par l’hebdomadaire italien L’Espresso, premier magazine à afficher la photographie de Jean-Pierre Rey en couverture, le 9 juin 1968 (L’Espresso). Encadrée d’un liseré tricolore, celle-ci propose de voir la mobilisation française comme un écho des grèves du Front populaire de mai-juin 19368. Le choix d’un personnage féminin comme emblème des événements traduit la sympathie de l’hebdomadaire de gauche pour un mouvement perçu comme progressiste.

16. L’Espresso, 9 juin 1968.

 

Le mot et l’image

Ce parcours iconographique permet de déployer les mécanismes de la mise en récit de l’image. Contrairement à l’idée d’une photographie de presse comme document intangible, doté d’une signification univoque qu’une analyse sémiologique permettrait de reconstituer, les variations de la lecture de la jeune fille au drapeau montrent que chaque édition construit un récit différent de l’événement et retient des signaux distincts dans l’image.

Rien d’étonnant à ce que les magazines étrangers appliquent une grille de lecture plus distanciée au mouvement français, et privilégient l’analyse historique. De même, il est compréhensible que la vision postérieure des commémorations, dont le rôle est de resituer l’événement dans l’Histoire, adopte à son tour cette perspective. Pourtant, si le sens de la photographie de Jean-Pierre Rey a fini par se figer dans la chimère historiciste de la Marianne, la diversité initiale de ses lectures témoigne de l’adaptabilité de l’image.

Lorsque son auteur prend la célèbre photo sur la place Edmond-Rostand, après avoir suivi durant plusieurs minutes l’avancée du sujet remarquable formé par la belle jeune femme juchée sur les épaules d’un manifestant, il donne une lègère inclinaison vers la droite à son appareil, de façon à accentuer le caractère dynamique de la posture, bras tendu et buste en avant. L’angle de la prise de vue, qui dissimule le porteur par une tignasse bouclée au premier plan, détache le haut du corps de l’héroïne, qui survole la foule et paraît la guider, à la manière d’une moderne Jeanne d’Arc menant ses troupes au combat.

Si la composition est remarquable, la valeur d’information de l’image est faible par rapport au déroulé des événements. Son format réduit dans la mise en page de Paris-Match est conforme à une lecture qui met en avant les soubresauts plus violents de Mai 68. Seule une interprétation allégorique peut conduire à valoriser une figure de femme anonyme, qui métamorphose une actualité menaçante en épopée et en symbole historique. En vertu d’un stéréotype de genre, popularisé de longue date par l’iconographie de Jeanne d’Arc, donner à un personnage féminin un rôle de guide dans un contexte d’affrontement a pour effet d’euphémiser la violence et suggère une lecture favorable de l’événement. Tel est bien le sens que donne l’allégorie de la Liberté au tableau de Delacroix. Telle est également la vision que Life veut imposer de la révolte étudiante française.

Un facteur décisif de la compréhension de l’image est l’interprétation du drapeau, signe de ralliement en principe non équivoque, mais que la photographie traduit de manière ambigüe, à la fois par l’abstraction du noir et blanc et par le mouvement de l’étoffe, qui masque en partie son dessin. Alors que la contextualisation de la première édition de Paris-Match restitue la dimension contestataire du drapeau nord-vietnamien par son association avec d’autres signes politiques, celle de Life joue de l’incertitude référentielle du motif et neutralise sa signification en suggérant une lecture symbolique par la confrontation avec l’image du CRS. Dans ces deux cas, la compréhension de la jeune fille au drapeau se construit par la composition avec d’autres photographies et par la lecture combinée du texte.

Dans l’édition de 1969 de Life comme dans celle de L’Espresso, c’est une solution graphique qui est retenue. La superposition avec La Liberté guidant le peuple ou l’apposition d’un liseré tricolore, forçant la lecture du document, suggèrent une contamination de la bannière par les couleurs du drapeau français.

Une autre option, adoptée par Paris-Match à partir de 1978, consistera à réduire la place du drapeau, en centrant l’image sur la jeune femme, et en recadrant le cliché. Grâce à une version qui redresse l’image en l’inclinant vers la gauche, et en coupant près de la moitié de sa surface, la couverture  du numéro spécial de 1988 rejette la presque totalité du drapeau hors du cadre. Alors qu’ils se rallient à la lecture initiée par le magazine Life, les éditeurs de Paris-Match signalent par cette manipulation qu’ils n’ont pas perdu la mémoire de l’événement, et que faire apparaître la Marianne suppose d’effacer de l’image les signaux qui contredisent le récit.

Quoiqu’elles respectent l’essentiel du motif, ces variations discrètes sont la marque d’un processus d’adaptation du document photographique, qui oriente sa lecture vers le schéma narratif déterminé au préalable par la rédaction. L’ensemble des procédures iconographiques, à commencer par la sélection de l’image ou le choix de son format, contribuent à cette élaboration, où la photographie est utilisée comme un matériau au service d’un récit.

Ces observations invitent à corriger la méthode qui consiste à considérer l’image comme un vecteur d’information autonome, et le photographe comme l’auteur du message (Joly). Lorsque la photographie entre dans la composition du récit de l’information, le photographe passe la main à l’éditeur, qui procède à l’ensemble des choix signifiants, comme le légendage, le recadrage ou la mise en relation avec d’autres clichés, et peut être considéré comme l’auteur du récit illustré. De même, force est de constater que l’unité visuelle à prendre en compte n’est pas la photographie, mais son édition, autrement dit l’ensemble des caractéristiques de sa publication, qui constitue un produit culturel spécifique.

Souvent minoré par l’analyse sémiologique, le texte compose avec l’image un récit combiné, comparable à une production audiovisuelle. L’emploi du terme «Revolution» (Life) fait écho à un choix iconographique qui évoque le précédent historique, tout comme la mention de «pasionarias» (Paris-Match) s’appuie sur une sélection de femmes émeutières. Une option narrative impose une cohérence globale qui se répercute sur tous les éléments du montage. C’est pourquoi, plutôt que sur un décryptage de signaux visuels dépourvus d’ancrage énonciatif, il convient de fonder l’analyse sur l’identification des concordances internes des composantes de l’iconogramme.

La “mariannisation” de la photographie de Jean-Pierre Rey reproduit la confusion qui a donné à la fin du XIXe siècle au tableau de Delacroix la valeur de symbole fondateur de l’histoire républicaine. Pas plus qu’il n’y a de Marianne dans La Liberté guidant le peuple, on ne peut faire jouer ce rôle à une manifestante portant un drapeau nord-vietnamien – sinon en altérant l’information du document. Cette manipulation narrative a été rendue possible par l’escamotage du drapeau sur la photographie, mais surtout par une relecture apaisée de Mai 68, qui s’impose au fur et à mesure de son éloignement dans le temps. En 1988, la synthèse consacrée à la photographie de reportage par Michel Guerrin n’inclut pas encore la photo de Rey, lui préférant les instantanés de Gilles Caron (Guerrin). Le remplacement progressif au sein des publications rétrospectives de l’étudiant poursuivi par le CRS par la jeune femme au drapeau transcrit le parcours qui mène de la mémoire des combats à la vision édulcorée du symbole. Par la grâce des stéréotypes de genre, l’image pacifique d’un mannequin blond vient effacer la brutalité des affrontements, et confirmer le récit d’une «révolution des mœurs».

L’organisation de la visibilité

Plutôt que de réduire l’analyse à une lecture formelle de l’image, la notion d’iconogramme invite à étudier la production narrative comme résultant du montage avec le cotexte. Elle pousse également à se pencher sur les facteurs de présentation médiale de l’information, qui structurent l’organisation de la visibilité, et participent de ce fait à la construction de la signification.

Dans leurs reportages initiaux sur mai 68, Life donne une place quatre fois plus grande à la photographie de Jean-Pierre Rey que Paris-Match, où celle-ci passe de 32% à 8% de la page. Cette disproportion influe à l’évidence sur l’interprétation des illustrations, non seulement parce qu’elle en modifie la lisibilité, mais parce qu’elle suggère une différence mesurable de hiérarchie de l’information. Une simple vignette ne pourra jamais accéder à la signification allégorique que prend la même photographie lorsqu’elle est publiée dans un format supérieur. Facteur essentiel de son édition, la taille de l’image joue un rôle déterminant dans sa lecture, car elle constitue une indication tangible de la valeur que lui attribue son producteur.

Ces effets d’échelle s’appliquent également au texte. On repère à sa plus grande taille le titre d’une affiche ou d’un article, ou à leur dimension réduite les informations de second rang. Cette gestion spatiale des formes symboliques appartient elle aussi pleinement à l’univers visuel et graphique. L’organisation de la visibilité des contenus est une manière d’ordonner l’information qui découle des logiques de l’espace public. Leur exposition dans un espace collectif dote les messages qui y sont partagés d’une valeur proportionnelle à leur visibilité. C’est pourquoi l’affichage public ou les pratiques éditoriales ont développé des outils de hiérarchisation basés sur la surface occupée, qui propose une indication métonymique de l’importance de l’information. Chaque contenu publié se voit ainsi associé à une indication d’échelle, qui est simultanément une indication de valeur.

L’approche par l’analyse du montage permet d’identifier plusieurs usages de ces distinctions. Si l’augmentation de la taille du lettrage permet de reconnaître un titre dans la plupart des productions culturelles, cette amplification prend un sens différent dans des usages narratifs comme ceux de la bande dessinée. Dans un phylactère, espace réservé à l’expression des personnages, la variation de la taille des lettres correspond le plus souvent à un soulignement graphique d’un changement émotionnel, comme une manifestation de peur ou de colère.

Goscinny, Uderzo, Asterix en Corse, 1973.

Pour expliquer cette différence, il faut noter que le rapport texte-image qui fonde la bande dessinée introduit dans chaque vignette le discours direct des locuteurs par l’intermédiaire des bulles ou phylactères (Groensteen)9. Ce montage de type locutif se distingue du montage descriptif utilisé dans les autres formes éditoriales, basé sur la juxtaposition de blocs image et texte distincts. On retrouve dans les deux célèbres affiches de recrutement d’Alfred Leete (1914) et de James Flagg (1917) cette option qui donne au texte une valeur vocative, et contribue à l’effet original que plusieurs observateurs ont tenté de décrire, dans son versant iconique (Mitchell, Ginzburg). De même que le dessin de l’index pointé vers le spectateur attire l’attention, l’énoncé que le dispositif attribue au personnage rompt avec la convention de l’espace public, en faisant mine de s’adresser à un destinataire particulier plutôt qu’à un sujet pluriel. L’amplification de la taille du pronom «You» prend ici le même rôle d’hyperbole expressive que le geste de désignation.

Les formats de publication constituent un autre facteur déterminant de la compréhension des compositions illustrées. La première utilisation ouvertement allégorique de la photographie de la jeune fille au drapeau est proposée par le numéro de juin 1968 de L’Espresso. Cette lecture est liée à sa mise en valeur par sa position privilégiée en couverture de l’hebdomadaire, qui participe des systèmes de hiérarchisation des contenus.

Outre ses fonctions d’ouverture et de présentation du numéro par le choix de l’information principale du volume, la couverture comporte une particularité de mise en page, qui fait apparaître le texte en surimpression de l’image. Dans les pages intérieures, les deux médias sont habituellement adjacents, comme dans les compositions de photographies de Life ou Paris-Match.

L’Espresso, couverture (détail), montage intégré.

Ces deux dispositions opposent deux traditions graphiques: celle de l’univers de la reproduction imprimée, qui associe les éléments constitutifs de la page par composition de blocs distincts, et celle de l’affiche, qui utilise le médium du dessin pour disposer texte et illustration de façon continue. On peut caractériser comme montage adjacent et montage intégré ces deux dispositions, représentées chacune par un corps de métier : les imprimeurs et les dessinateurs.

Cassandre, publicité Dubonnet, montage intégré, 1932.

Dès le début du XXe siècle, l’amélioration des techniques d’impression et l’essor de la publicité illustrée favorisent les croisements entre les deux univers. Mais les usages graphiques perdurent, et leurs applications restent différenciées – le montage adjacent étant par exemple typique de la mise en page de l’information, alors que le montage intégré envahit la publicité. Lorsque les suppléments illustrés, à la fin du XIXe siècle, puis les magazines, au début du XXe, adoptent la formule de la couverture-affiche, c’est vers l’intégration graphique que les directeurs artistiques vont naturellement se tourner.

Pendant la majeure partie du XXe siècle, utiliser le montage adjacent ou le montage intégré n’est donc pas une simple option technique, mais le choix d’un registre culturel, inscrit dans l’héritage de traditions aux résonances distinctes. Alors que les principaux magazines peuvent recourir à l’une ou l’autre disposition, ils  s’en servent pour préserver la différence entre contenu éditorial et publicité, traitement documentaire et mise en scène des contenus. Au sein d’un même organe, ces formats de mise en page deviennent des outils de distinction stylistique, qui contribuent à l’intelligibilité des messages.

Dépourvue de syntaxe autonome, l’image est un véhicule hasardeux de la communication. C’est pourquoi son usage narratif s’est construit par le biais de compositions intermédiales, associant texte, image et informations de format: les iconogrammes. Comme dans tout montage, le message advient en composition: la signification se dégage de l’interaction réciproque de ses composantes. A l’instar de l’échange oral, qui associe au langage plusieurs registres de communication non-verbaux, les effets de redondance intermédiaux apportent une autoconfirmation du message. Le succès des formes illustrées confirme l’intelligibilité et la robustesse de compositions adaptées à l’espace public. Productions culturelles à part entière, elles constituent des unités sémiotiques qui doivent être étudiées en tant que telles.

 

Références

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  1. La formule «A Picture is worth a thousand words» se diffuse dans le monde de la publicité dans les années 1910-1920 (Mike Pringle, «Do a Thousand Words Paint a Picture?» (Chris Bailey, Hazel Gardiner, p. 13). []
  2. Dans Mythographies. La photo de presse et ses légendes, Frédéric Lambert propose une analyse intégrant à la fois les textes et la composition des maquettes de la presse illustrée (Lambert). []
  3. «La structure de la photographie n’est pas une structure isolée ; elle communique au moins avec une autre structure, qui est le texte (titre, légende ou article) dont toute photographie de presse est accompagnée. La totalité de l’information est donc supportée par deux structures différentes (dont l’une est linguistique); ces deux structures sont concurrentes, mais comme leurs unités sont hétérogènes, elles ne peuvent se mêler; ici (dans le texte), la substance du message est constituée par des mots; là (dans la photographie), par des lignes, des surfaces, des teintes» (Barthes, 1961, p. 127-128). []
  4. «Entre l’Antiquité tardive et le XVIIIe siècle, une large art des arts visuels représente des sujets empruntés à un texte écrit» (Shapiro, p. 31). Notons au passage que la mémorisation de la plupart des sources de cette iconographie, à commencer par celles de l’imagerie religieuse, permet d’économiser leur mention explicite. La relation implicite d’une œuvre visuelle à sa source écrite est à la base de la science iconographique. []
  5. L’identité de Caroline de Bendern ne sera révélée qu’en 1988. Vingt ans après Mai 68, l’histoire édifiante de l’aristocrate déshéritée par son grand-père contribuera beaucoup à la notoriété de l’image. Ce récit ne fait toutefois pas partie des éléments narratifs initiaux, c’est pourquoi je nommerai ci-après l’actrice alors inconnue de la photo en m’inspirant du titre original donné par Jean-Pierre Rey: «La jeune fille au drapeau». []
  6. Paris Match, n° spécial 2036, mai 1988 ; L’Express, n°1918, 8 avril 1988, p. 86-87. []
  7. «Defying truncheon and tear gas to win the barricades»., p. 31 (je traduis). []
  8. La manchette indique: «Le Front populaire. France: aujourd’hui comme il y a trente ans? Comment il est né. Comment il a pris le pouvoir. Ce qu’il a fait.» («Francia: Oggi come trent’anni fa? Come nacque. Come ando’ al potere. Che cosa fece.» Je traduis). []
  9. La bande dessinée conserve également les formats descriptifs, sous la forme de blocs de texte en discours indirect. []

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