La photo amateur et les limites du consentement

Touristes, musée d’Orsay, 2019 (photo AG).

Invité avant-hier à La Grande Table pour discuter de l’exposition The House, proposée par Emmanuelle Halkin et Lee Shulman à partir d’une collection de diapositives amateur (Arles, jusqu’au 20 septembre), j’ai été confronté à l’habituelle question, posée par l’animatrice Maylis Besserie, du caractère stéréotypé de la production vernaculaire. Comme l’expliquait déjà Bourdieu, les photos d’amateurs, c’est toujours un peu la même chose: des mariages et autres réunions rituelles, le foyer, la vie familiale et beaucoup de bébés…

Cette question est parfaitement légitime, mais on peut remarquer qu’elle n’est jamais posée lorsqu’on parle de photographes professionnels. Pourtant, quoi de plus répétitif que les portraits de stars et de personnalités politiques, ou tout autre genre iconographique, publicitaire ou de reportage, dès lors qu’on en aligne les exemples dans une vision transversale? Mais dans le cas de la production professionnelle, cette vision est rarement déployée. On préfère se pencher sur le travail d’un·e auteur·e, que l’on va décrire et interroger de façon détaillée.

Une approche qu’il est difficile d’appliquer aux anonymes. L’exemple de Vivian Mayer montre a contrario que, dès lors qu’un exercice singulier est identifié, un processus d’auteurisation s’engage, qui contredit la neutralisation fonctionnaliste. Dans le cas de la photo amateur, le principal obstacle à l’analyse est le réflexe de projeter nos propres idées reçues sur la famille ou la société, que l’absence de contextualisation invite à appliquer à des images muettes. En d’autres termes, les lieux communs de la photo amateur renvoient au moins en partie à nos propres stéréotypes, et au caractère normalisateur d’une lecture privée d’informations.

Issue de Kant, l’esthétique du génie est le modèle qui nous fait apprécier l’expression des singularités dans les œuvres d’art. C’est encore à ce schéma que Bourdieu a recours pour étudier la production photographique amateur dans les années 1960. Son absence le fait conclure à un «goût barbare»: une anti-esthétique uniquement gouvernée par l’utilité sociale. Pourtant, là encore, la manière d’observer le phénomène peut changer la donne. Doriane Molay a consacré cette année sous ma direction son master à une analyse de plusieurs albums de photo amateur conservés au musée Niepce, en tentant l’exercice d’une observation “auteuriste”, c’est-à-dire concentrée sur la recherche des différences, plutôt que sur la vérification de schémas fonctionnalistes posés a priori. Cette démarche a donné des résultats surprenants: même dans le cas de sources anonymes, et malgré l’absence d’informations autres que les maigres indications des légendes, il est parfaitement possible d’identifier des styles individuels, des choix iconographiques ou des traitements distincts, qui font de chaque album une production singulière.

Comme dans toute production culturelle, il existe bien sûr aussi des points communs. Encore faut-il en identifier correctement les causes. Plutôt que l’application mécanique d’un schéma utilitaire, un des critères essentiels de l’exercice de la photo amateur semble être celui du consentement des sujets à la prise de vue. A la différence d’un reporter de métier, que sa profession habilite à enregistrer sur le vif les acteurs de l’espace public, ou qui requiert une autorisation explicite des intéressés, l’opérateur amateur ne se permet que rarement de capturer l’image de personnes qu’il ne connaît pas. Irez-vous chez votre boulanger prendre sa photo au débotté, sans lui en avoir demandé l’autorisation au préalable? La situation deviendrait vite gênante.

Mon intérêt pour les pratiques visuelles du quotidien a fait de moi un touriste un peu à part, qui enregistre plus souvent les gens qui prennent des photos que l’objet supposé focaliser l’attention. Cette pratique documentaire m’a vite fait comprendre que je ne peux opérer qu’à la dérobée. Même sur un site touristique bondé, il est préférable d’éviter de pointer de façon trop insistante des personnes ou des groupes, car dès que quelqu’un repère la visée indiscrète, un regard courroucé confirme que ma curiosité est importune.

Hors quelques situations bien particulières, il n’est pas permis d’enregistrer à sa guise l’image de nos contemporains. C’est pourquoi la plupart d’entre nous préfèrent réserver l’occasion photographique à des proches, dont le consentement est présupposé ou acquis. Lorsqu’on a perçu le caractère impératif de cette condition, on comprend mieux l’évolution notée par la plupart des observateurs, qui expliquent que l’activité photographique connaît son pic au moment de l’arrivée d’un enfant, et diminue progressivement lorsque celui-ci atteint l’adolescence. Outre l’éloignement du foyer et la diversification des activités qui accompagnent l’avancée en âge, l’acquisition de l’indépendance est un facteur qui contribue à modifier le rapport au consentement.

Inversement, le bébé, comme l’animal de compagnie, est un sujet dont l’autonomie restreinte suggère la présomption de consentement – autorisation qui se vérifie aisément par la proportion élevée d’images de ces sujets. Des intérieurs aux photos de plats en passant par les selfies, la plupart des registres de l‘imagerie privée s’éclairent lorsqu’on les analyse sous cet angle. Pour des raisons pratiques, éthiques et sociales, la photographie amateur est un monde du respect spontané du droit à l’image, bien avant que celui-ci prenne les formes juridiques qu’on lui connaît aujourd’hui.

4 réflexions au sujet de « La photo amateur et les limites du consentement »

  1. L’exercice du non-consentement est aussi une pratique professionnelle le paparazzo (les images qui en résultent sont d’ailleurs assez souvent floues, comme s’il ne se pouvait pas de mettre au point – zoom cadres compliqués etc. – et se rapprochent, sous cet angle, des images amateurs) – il y avait aussi Chris Marker qui dit-on possédait une montre qui lui permettait (un peu comme un espion) de prendre des photos des gens dans le métro (je pratique moi-même sur pendant le week-end (http://www.pendantleweekend.net/?s=dormir+dans+le+m%C3%A9tro) cet exercice et à l’appui de ta thèse, une des séries en cours s’intitule « dormir dans le métro »). Il y a aussi depuis que n’importe qui peut prendre des photos de n’importe qu(o)i avec son téléphone une souplesse qui intervient dans la prise de vue : le pékin moyen ne s’offusque plus trop à présent, il me semble – et le nombre d’images réalisé par seconde sur Terre implique aussi une certaine anonymisation

  2. En effet, le paparazzi incarne le non-consentement photographique. Mais on peut plus globalement adopter l’idée, développée par exemple par Nicholas Mirzoeff, que toute prise de vue non contrôlée par le sujet représente une forme d’emprise, et comporte un risque d’abus. La plupart des usages professionnels de l’image, au XIXe siècle et pendant la majeure partie du XXe, s’adossent à des schémas de domination, qui apparaissent nettement lorsqu’on examine l’image des femmes, des racisés ou des subalternes…

    Il est intéressant d’observer que les usages familiaux ou amicaux de la photographie, précisément parce qu’ils concernent des personnes qui nous sont chères, ont très tôt intégré cette contrainte, et présentent des traits de vigilance dans la gestion des conditions de prise de vue.

    La banalisation du portable a certes rendu l’opération d’enregistrement moins visible. Mais il suffit d’opter pour un équipement plus traditionnel pour voir ressurgir les préventions habituelles…

  3. je pense qu’il devrait être autorisé de photographier et diffuser les images de toute personne dans le domaine public sous réserve qu’elle ne soit pas prise dans une attitude gênante ou dégradante. Bien-sûr le domaine privé est interdit sans autorisation.

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