Les images virales, comment ça marche? Pour les journalistes comme pour le plupart des usagers du web, ces vidéos qui dévoilent un événement dramatique ou significatif sont des données qui émergent du terrain, de façon spontanée et naturelle, et constituent des faits objectifs dont l’intérêt est établi par leur diffusion même. Mais les images virales ne sont pas des faits objectifs: ce sont au contraire des récits en formation, des constructions sociales en temps réel, forgées par la conversation sur les réseaux sociaux. La lecture de ces séquences évolue rapidement en fonction de l’état du débat public, dont elles révèlent et orientent simultanément les contours.
Le vif débat qui accueille les images de l’arrestation de Farida, au soir du 16 juin à Paris, met à nu les mécanismes narratifs et militants constitutifs de ces objets médiatiques qui ponctuent désormais le récit de l’actualité. A la fin de la première manifestation post-confinement des soignants, la conversation en ligne qui accompagne l’événement exprime de la colère face à la répression violente qu’a subi le mouvement social, suite au dérapage habituel d’un maintien de l’ordre aveugle, dont le seul effet est d’attiser les tensions. Un premier enregistrement de la scène, mis en ligne sur Twitter à 16h58, éveille l’attention par le cri clairement audible d’une soignante en blouse blanche, molestée par plusieurs agents: «Je veux ma Ventoline». Cette clé narrative fait écho au «I can’t breathe» de la terrible vidéo de George Floyd, et réunit ces séquences au sein du scénario des violences policières. Elle est confirmée par d’autres signes, comme l’asymétrie de la confrontation entre une femme isolée et la masse indistincte des agents amoncelée autour de son corps.
Une femme en blouse blanche, tirée par les cheveux, durant une interpellation, finira évacuée le visage en sang durant la manifestation aux Invalides. Elle réclamera à plusieurs reprises sa Ventoline.
Images issue de mon direct sur @brutofficiel (1H45). #soignants pic.twitter.com/zdxIbTS4Mu
— Remy Buisine (@RemyBuisine) June 16, 2020
L’image affligeante du maintien de l’ordre viriliste est renforcée à 18h32 par un tweet en commentaire de la vidéo: «Cette femme, c’est ma mère. 50 ans, infirmière, elle a bossé pendant 3 mois entre 12 et 14 heures par jour. A eu le covid. Aujourd’hui, elle manifestait pour qu’on revalorise son salaire, qu’on reconnaisse son travail. Elle est asthmatique. Elle avait sa blouse. Elle fait 1m55.» L’identification de l’infirmière et l’explication de la nature pacifique de sa présence contribuent à la consolidation de l’intrigue. Lorsque la séquence extraite du reportage live effectué par Rémi Buisine pour Brut est diffusée à 18h52, donnant une version plus lisible de l’altercation, celle-ci a déjà pris une valeur allégorique, donnant à voir une figure de martyre, victime d’une violence manifestement injuste et disproportionnée de la part des forces de l’ordre. Une photographie de la scène par Antoine Guibert en donne un résumé emblématique, qui augmente encore sa visibilité et fournit le support de nombreux commentaires.
«Vous êtes soignant et êtes fortement mobilisé pendant cette épidémie du COVID-19. L'État vous soutient.» Emmanuel Macron, 1er avril 2020. pic.twitter.com/65rQjsGTRa
— Sébastien Fontenelle (@vivelefeu) June 16, 2020
Selon l’expression de Daniel Schneidermann, «La révolte des soignants tient son icône». Mais dans la soirée, des sources proches de la police réagissent en diffusant d’autres images qui montrent, quelques minutes avant l’interpellation, l’infirmière faisant un doigt d’honneur et jetant des gravats en direction des policiers. Des extraits de ces séquences sont repris et commentés en plateau par BFMTV. De nombreux tweets accumulent dénégations et mensonges, remettant en cause le statut de soignante ou l’accusant de militantisme politique. Dans un déplacement du récit habituel depuis les débats des vidéos des gilets jaunes, pour les partisans de la répression, la leçon est claire: l’interpellation musclée de l’infirmière était parfaitement justifiée. Il ne peut s’agir d’une victime: ses actes la désignent au contraire comme une coupable.
Mais ce qui s’affiche à travers cet échange d’arguments, c’est le caractère stéréotypé d’une lecture qui interprète des signaux en fonction de jeux de rôles préétablis. Dans la recherche de preuves manifestes des excès policiers, le camp favorable aux soignants a élu une vidéo candidate qui présentait les traits de la figure de victime. Dans le processus de sélection conversationnelle, où les arguments de chaque groupe sont soumis à la réaction du camp adverse, la motivation de l’interpellation par des actes violents aurait dû suffire à écarter ce document, fragilisé par une causalité qui donne prise à la critique. Mais la rapidité de la convergence autour de la figure de Farida, et la singularité du cas des soignants, perçus comme des héros et des victimes de l’Etat, donnent un cours différent à la construction du récit.
Dans un rebond inattendu, de nouveaux arguments sont produits pour soutenir l’interpellée, en évoquant les raisons de la colère des soignants, ou en soulignant que la police n’est pas dotée de pouvoirs punitifs, et que les châtiments corporels ne font pas partie de l’arsenal du maintien de l’ordre. Ces motifs ne rencontreront pas d’objection solide. On pourra même observer un retournement de l’interprétation, qui substitue au statut de victime celle d’héroïne: «Moi, c’est cette photo-là de Farida que j’ai envie de partager. (…) Si je me sens si proche d’elle, c’est pour sa colère. Farida, (…) si on t’aime si fort, c’est aussi parce que tu en as marre, et que tu l’as exprimé à ceux qui venaient de vous nasser et de vous gazer, comme continuent à le faire les robocops pilotés par Lallement qui cherchent avec constance à interdire le droit de manifester.»
Le débat éveillé par cette scène se prolonge désormais sur le terrain judiciaire: libérée après sa garde à vue, l’infirmière est poursuivie pour outrage, rébellion et violences. Le relais narratif est repris par les journaux télévisés, qui accompagnent la prise de parole de divers acteurs. Mais l’évolution principale s’est déroulée au niveau du jeu de rôle: même en jetant des cailloux sur les policiers, on peut rester une icône. Comme dans la séquence de George Floyd, une figure de victime peut se métamorphoser en héros. Ce travail narratif des luttes sociales s’effectue aujourd’hui au grand jour, à travers la discussion des images.
5 réflexions au sujet de « Farida: la victime n’était pas coupable »
« Mais les images virales ne sont pas des faits objectifs: ce sont au contraire des récits en formation, des constructions sociales en temps réel, forgées par la conversation sur les réseaux sociaux. La lecture de ces séquences évolue rapidement en fonction de l’état du débat public, dont elles révèlent et orientent simultanément les contours. »
Ceci renvoie également aux images virales que l’on a vu un peu partout sur les réseaux sociaux montrant des statues d’anciennes personnalités telles que Leopold II être déboulonnées ou retirées de l’espace public. Au-delà de la symbolique politique, il y a aussi cette dimension de l’image virale adaptée aux nouveaux médias et qui sont un indicateur de l’époque. Ces images sont produites pour être virales, elles ne deviennent pas virales par le fait du hasard.
A noter le commentaire du 20 juin par Cécile Boulaire et Laurent Gerbier, plus centré sur la photo d’Antoine Guibert, qui réiconise la séquence sur un mode allégorique, et propose des comparaisons picturales:
https://album50.hypotheses.org/4348
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