Les statues meurent aussi

(Chronique Fisheye #42) Plusieurs semaines de manifestations et d’émeutes sur tout le territoire américain ont suivi la terrible séquence de la vidéo de George Floyd, tué par des policiers à Minneapolis. Depuis, le débat sur le racisme et les violences policières s’est étendu à l’ensemble des sociétés occidentales. De manière révélatrice, la discussion s’est déplacée autour des monuments publics, avec la dégradation des statues de Léopold II en Belgique, de Churchill au Royaume-Uni, ou de Colbert en France. A l’occasion d’une interrogation profonde sur les valeurs de l’histoire occidentale, les monuments qui suscitent d’habitude si peu d’intérêt ont reconquis le rôle de marqueurs symboliques, qui est bien le sens de leur présence dans l’espace public. La réponse des autorités à ces protestations a été résumée par une intervention du président Emmanuel Macron, affirmant à la télévision que: «La République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire. (…) Elle ne déboulonnera pas de statues».

Cette réponse s’appuie sur un argument apparemment irréfutable. Une fois admise la complexité de l’histoire et de ses acteurs, celle-ci n’en forme pas moins notre patrimoine immatériel commun, qui ne peut être réécrit ni transformé, puisqu’il est déjà accompli. Les statues sont-elles donc érigées pour l’éternité? C’est alors qu’on se souvient que la destruction de celles des dictateurs Nicolae Ceaușescu ou Saddam Hussein n’a pas suscité les mêmes protestations patrimoniales de la part des autorités occidentales. La fin de ces régimes honnis semblait justifier ces actes de vandalisme, salués comme l’attestation symbolique de leur défaite. Quand bien même rien ne peut être modifié du passé de ces dictatures, la présence monumentale est à chaque fois un choix du présent – qui peut toujours être revu, puisque la caractéristique de l’histoire est d’apporter le changement.

Imposer une vision patrimoniale d’une histoire intangible n’est donc pas une réponse raisonnable à une demande de changement. C’est une fin de non-recevoir qui camoufle par un sophisme le maintien de l’ordre établi. Or, c’est bien cet ordre qui fait l’objet des protestations antiracistes. La remise en question des monuments publics n’est pas une tentative d’effacer le passé, mais une volonté d’écrire au présent une nouvelle histoire, un geste politique qui modifie l’espace symbolique, choisit des héros ou réévalue des mémoires.

Les instruments de cette mutation sont les images. Pas n’importe quelles images: celles que leur partage dans l’espace public fait accéder au rang de valeurs communes, d’étendards visibles bien au-delà d’une communauté, et qui ont vocation à gagner l’adhésion du plus grand nombre. Cette visibilité est ce qui contribue à transformer en nouvelles normes les mutations de l’opinion – mais aussi ce qui éteint le caractère brûlant des symboles, une fois leur banalisation acquise. C’est pourquoi l’accès à ce territoire fait l’objet d’un contrôle permanent, de la part de ceux qui en occupent les places, et pourquoi ceux qui en sont dépourvus souhaitent si ardemment y être admis.

L’iconoclasme est une réponse du faible au fort: taguer ou vandaliser une statue, c’est manifester de façon visible son désaccord dans l’espace public, parce qu’on n’a pas été convié à participer au choix. Mais si les statues incarnent la décision des pouvoirs publics, d’autres formes visuelles, comme les fresques ou les interventions graphiques sur les bâtiments, apportent le témoignage des acteurs de la société civile. Cette présence n’est pas moins significative. La création à Stains d’une fresque associant George Floyd et Adama Traoré a suscité des manifestations hostiles de la part des forces de l’ordre, suivies par la mobilisation d’associations de défense des droits humains.

La photographie contribue elle aussi à cette élaboration symbolique. Depuis les années 1980, par l’intermédiaire des documents accédant au statut d’icônes, dans l’espace journalistique. Et depuis les années 2010 via les réseaux sociaux, où la sélection participative fait émerger des images lues et commentées comme des allégories. Les photos du petit Aylan en 2015, ou celle de l’infirmière molestée lors d’une interpellation à Paris, deviennent à leur tour des supports de la discussion. Derrière les signes, ce sont des opinions, des convictions et des positions qui s’affrontent. Mais les images virales offrent à l’argumentation la plus-value documentaire, tout en ouvrant au plus grand nombre la participation au débat public.