(Billet initialement publié sur Les Carnets de l’EHESS) La vidéo du meurtre de George Floyd par des policiers à Minneapolis a soulevé une émotion immense. Plusieurs semaines de manifestations, d’émeutes et de débats sur les violences racistes, aux Etats-Unis et dans le monde entier, ont suivi la diffusion de la séquence, le 25 mai 2020. Mais le spectacle de l’agonie atroce d’un homme noir a également suscité une critique morale de la monstration des images. Dans une tribune intitulée «Please Stop Showing the Video of George Floyd’s Death» («S’il vous plaît, arrêtez de montrer la vidéo de la mort de George Floyd»), publiée le 3 juin par le New York Times, la professeure de sciences politiques Melanye Price a regretté la reprise en boucle par les chaînes d’information et la rediffusion par les internautes d’images brutales évoquant le souvenir des lynchages publics des noirs aux Etats-Unis1.
L’universitaire rappelle que les médias américains, après les attentats du 11 septembre ou les décapitations d’otages par les djihadistes, ont spontanément choisi d’atténuer ou de limiter la vision des violences, à la fois pour épargner le public et par respect pour les victimes. Melanye Price souligne que la mort des noirs ne semble pas susciter les mêmes précautions, et craint que ces images n’alimentent les stéréotypes d’une violence spécifique liée à la destinée noire. Elle note également que la répétition de ces séquences ne semble pas modifier la culture du maintien de l’ordre, ni améliorer la sécurité des minorités dans l’espace public. Sans remettre en cause la nécessité de la dénonciation des crimes racistes, elle invite à l’application de règles de modération et d’auto-censure, sur le modèle du traitement général des faits de violence.
Les craintes qu’exprime Melanye Price sont loin d’être infondées. La représentation très euphémisée des fusillades dans les écoles américaines confirme que le traitement médiatique est plus filtrant et protecteur lorsqu’il ne concerne pas les minorités. Mais il est paradoxal de réclamer l’application des règles habituelles de la bienséance, qui tendent à invisibiliser les violences, lorsque celles-ci constituent l’embrayeur de la participation au débat public. Le développement du copwatching, pratique d’enregistrement et de diffusion des dérapages du maintien de l’ordre, constitue une réponse citoyenne volontariste à la dissimulation des violences policières par les pouvoirs publics2. Les cas d’exactions non documentés en vidéo montrent à quel point il est difficile de contredire la version des forces de l’ordre. Le recours à des canaux alternatifs, comme la diffusion par internet, a d’abord pour objet de restituer une visibilité à une information cachée. Dans ce contexte, la violence d’un contenu n’est pas seulement une information événementielle: c’est un accélérateur de viralité, qui contribue à augmenter sa visibilité publique.
Cette stratégie est caractéristique des médias ou des communautés minoritaires, qui recourent depuis longtemps au message-choc pour sensibiliser l’opinion. La violence n’est donc jamais utilisée de manière fortuite. Dans un paysage médiatique pacifié par la bienséance, son utilisation correspond toujours à la volonté d’attirer l’attention, voire de susciter le scandale. La diffusion des images du petit Aylan en 2015 traduit par exemple le souhait d’alerter sur la politique européenne de rejet des migrants. Lorsqu’elles sont mobilisées comme outil du débat public, le recours aux images violentes s’inscrit le plus souvent dans un projet militant, et correspond par conséquent à un objectif moral. Tel est bien le sens de la monstration de la vidéo de la mort de George Floyd, ainsi qu’en attestent les réactions de négation ou de minimisation qu’elle a suscité auprès des franges les plus conservatrices du public américain, qui aurait préféré éviter la diffusion de ce document accusateur.
Le débat sur le voyeurisme du témoignage visuel a déjà eu lieu. En France, il a opposé en 2001 le cinéaste Claude Lanzmann et l’historien d’art Georges Didi-Huberman, à l’occasion d’une exposition consacrée aux photographies des camps nazis. Alors que le réalisateur de Shoah niait tout pouvoir d’évocation du document, et soulignait que la vision des chambres à gaz imposerait forcément le point de vue des bourreaux3, le chercheur de l’EHESS montrait comment la documentation par l’image relevait d’un acte de résistance de la part de la minorité opprimée4. La condamnation de l’exhibition des violences repose sur un essentialisme de l’image, qui suppose que celle-ci ne peut entretenir qu’une vision univoque, alors que la manifestation d’un point de vue des victimes modifie la lecture de l’événement et ouvre à un partage de la souffrance.
Une image d’actualité peut susciter des réceptions diverses, déterminées par les convictions du destinataire. Si l’on ne peut évacuer la possibilité d’une consommation prédatrice, pourquoi prétendre que la seule vision possible est celle des bourreaux, et oublier que la plupart de ceux qui ont rediffusé la vidéo entendaient dénoncer un crime raciste? Malgré l’évocation stéréotypée d’une pornographie de l’horreur, le débat public qui a accueilli la diffusion des images de la mort de George Floyd ne nous a pas fait assister à l’apologie d’une scène de lynchage, mais au contraire à une remise en question profonde du racisme systémique, et à une revendication de justice. Si l’on ne veut pas sombrer dans le paternalisme de la censure, il n’y a pas d’autre choix que de faire confiance à l’intelligence du public pour faire face aux images de violence, lorsque celles-ci deviennent les documents de sa dénonciation.
- Melanye Price, «Please Stop Showing the Video of George Floyd’s Death», New York Times, 3 juin 202. [↩]
- Michaël Meyer, «Copwatching et perception publique de la police. L’intervention policière comme performance sous surveillance», Ethnographiques.org, n° 21, novembre 2010. [↩]
- Claude Lanzmann (propos recueillis par Daniel Bougnoux), «Le monument contre l’archive?», Les Cahiers de médiologie, n° 11, 2001, p. 271-279. [↩]
- Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Minuit, 2010. [↩]