Alors que l’intérêt médiatique à propos des images numériques reste focalisé sur les deepfakes, des expérimentateurs explorent d’autres pratiques. En juillet, un remarquable projet de reconstitution photoréaliste des portraits des empereurs romains par le designer Daniel Voshart a rencontré un accueil chaleureux sur les réseaux sociaux. Familier des technologies de réalité virtuelle et de leur application à l’investigation légale, dans la lignée des travaux du groupe de recherche Forensic Architecture, Voshart a fait appel au machine learning pour réinterpréter les portraits des souverains de la période du Principat (27 AEC-284 EC).
L’effet commun à toutes les tentatives de restauration photoréaliste est un effet d’annulation de l’historicité des représentations, une mise au présent stylistique. La galerie des «gueules» plus vraies que nature des 54 empereurs revus et corrigés par le design numérique frappe par son réalisme et par la présence des personnages. Jouer à comparer ces visages avec celui d’acteurs célèbres est la réaction la plus courante face au vertige de cette contemporanéité paradoxale. L’effet n’est pas dû qu’à la mise en couleur, comme dans les colorisations de photos historiques. Voshart a choisi d’appuyer son travail sur un vaste corpus documentaire, privilégiant l’information en relief des bustes, complétée par les données biographiques, quand celles-ci sont disponibles, ce qui a permis dans plusieurs cas de préciser l’ethnicité, la couleur des yeux ou des cheveux, ou l’âge au moment du décès. Mais surtout, il indique avoir volontairement retenu, lorsque plusieurs représentations d’un empereur existent, celles qui présentent les traits les plus disgracieux, «en partant du principe que l’artiste tend à flatter son sujet».
Cette approche contribue à produire un puissant effet de réel. Doit-on pour autant se laisser convaincre par cette apparence? La crédibilité du projet tient en partie au fait que la plupart de ces personnages sont pour nous de parfaits inconnus: l’impression de vérité liée aux imperfections des traits ne peut être vérifiée, comme dans le cas d’un visage familier. Si l’on examine de plus près le détail du corpus documentaire, que Voshart a eu la bonne idée de partager, il peut arriver de rencontrer des options discutables. On regrettera que la méthode n’ait pas été testée sur un groupe de contemporains, personnalités ou chefs d’Etat disposant de leur portrait en buste, pour pouvoir comparer la ressemblance des sujets avec les résultats du traitement.
Quoique Voshart qualifie son projet d’«artistique», celui-ci, par son caractère méthodique et par le recours à une documentation historique, s’inscrit dans un genre iconographique bien particulier: les images de reconstitution. Cette imagerie qui accompagne l’essor de l’institutionnalisation des sciences au XIXe siècle est une ressource caractéristique de la vulgarisation scientifique. Il ne s’agit pas d’images issues de la recherche, mais d’illustrations à l’intention du grand public qui, sur une base documentaire, font appel aux ressources de l’imagination pour proposer une figuration approchée de réalités inaccessibles. Dans les ouvrages de vulgarisation, cette iconographie n’existe jamais seule: elle accompagne l’illustration documentaire proprement dite, qui reproduit fidèlement l’aspect des spécimens disponibles (voir ci-dessous, à gauche). Dans ce cadre, qui garantit l’assise scientifique du propos, le recours à l’imagerie de reconstitution permet de proposer au lecteur le spectacle attendu de scènes de l’histoire, d’espèces animales disparues ou de paysages de planètes lointaines.
Composante essentielle de l’imaginaire du XIXe siècle, le merveilleux scientifique repose pour une large part sur cette iconographie, qui donne à la science le pouvoir de recréer des mondes invisibles. Ce pouvoir repose sur une évolution profonde du rapport à l’image, portée par de grandes entreprises documentaires, comme l’Encyclopédie illustrée de Diderot et d’Alembert (1751–1772, 28 volumes dont 11 de planches). Un naturaliste comme Cuvier, spécialiste des espèces fossiles, ne se serait jamais risqué à publier ses esquisses de reconstitutions d’animaux éteints, spéculations qui n’appartenaient pas à ses yeux à la science. C’est pourquoi le succès rencontré en 1830 par la diffusion en lithographie de la fresque d’un monde antédiluvien peuplé d’espèces disparues, première restitution savante publiée par le géologue Henry De la Beche, constitue une indication précieuse. En ce début de XIXe siècle, ce dessin qui s’aventure au-delà de ce que la science peut attester témoigne à la fois du goût du public pour un nouveau spectacle de la connaissance, et de la confiance dans la capacité de l’image de véhiculer des informations sûres.
Sur le plan théorique, le genre de la reconstitution permet de rouvrir les questions de la mimesis. A mi-chemin de l’illustration documentaire et de l’œuvre d’imagination, il impose de penser un espace mixte entre copie et fiction. A la différence de la figuration, fonction classique de l’image qui permet d’incarner la représentation d’une scène, comme par exemple les épisodes de la vie de Jésus, la reconstitution se distingue par son rapport à des données contraignantes, qui encadrent la composition et la dotent d’une pertinence descriptive compatible avec l’état du savoir contemporain.
Notion plurielle, le terme de «réalisme» recouvre au moins trois registres distincts. Utilisé dans les arts de la représentation pour marquer les qualités descriptives d’un style (réalisme stylistique), il désigne également l’authenticité du rapport qui relie la représentation à son référent (réalisme sémiotique). Il est aussi volontiers employé pour signifier un intérêt thématique pour les classes défavorisées (réalisme social). Le recours à l’imagerie de synthèse ou à la reconnaissance de formes pour produire des images dont l’aspect est photoréaliste, mais qui ne sont pas nécessairement la copie d’objets existants, permet de marquer plus facilement aujourd’hui la césure entre réalisme stylistique et réalisme sémiotique. Le réalisme (stylistique) des dinosaures de Jurassic Park leur permet d’interagir de façon crédible avec les personnages réels du film, alors qu’il s’agit d’actants artificiels. Dans le cas des images de reconstitution, on voit bien que le photoréalisme (réalisme stylistique) intervient comme outil d’évocation d’une authenticité (réalisme sémiotique) inexistante. La suggestion induite par le style de rendu peut amener à confondre deux niveaux distincts de réalisme.
On peut considérer cette ambiguïté comme participant du genre de la reconstitution. Toutefois, son contrat de lecture invite à ne pas prendre à la lettre l’information figurée, et suppose de savoir jouer avec une référentialité hypothétique. Plutôt que de gloser sur le rôle de la légende pour comprendre une image, les vues reconstituées attestent que leur intelligence dépend d’un écheveau complexe où la nature des sources, l’autorité du support, mais aussi le type de rapport qui relie l’image à son référent sont autant de clés nécessaires à la lecture. De façon plus générale, toute représentation mimétique relève d’une écologie relationnelle entre l’image et sa source. Si le genre de la reconstitution invite à manifester cette écologie, celle-ci est le plus souvent implicite ou admise a priori. Les informations externes nécessaires à la lecture de l’image font pourtant partie de la compétence attendue du spectateur, pour que celui-ci ne confonde pas les dinosaures de Jurassic Park avec des animaux vivants – en dépit du réalisme de leur représentation.
11 réflexions au sujet de « Des empereurs romains photoréalistes? »
Il n’y a pas que « la confiance dans la capacité de l’image de véhiculer des informations sûres. » Il y a aussi celle en relation avec le texte et l’écologie du texte. Êtes-vous un fieffé complotiste qui ne vise qu’a discréditer le travail de vérité de l’artiste ou un humble universitaire sûr de son doute? Je pencherai pour le deuxième au regard de l’écologie de vos interventions.
Même si le medium est, dans certaines circonstances, le message, le medium n’importe pas sur l’a priori de l’intention: la propagande ou la thèse, l’art ou la science procèdent avant tout d’une intention. Et c’est le travail herméneutique apporté aux messages de toutes sortes, même non voulus, qui permet de déceler l’intention et, conséquemment la confiance précitée. Il est des messages dont l’écologie et l’intention sont facilement descriptibles (le discours d’un président qui ne trompe plus personne) et d’autres pour lesquels cela est moins facile (un nouveau candidat en campagne pour la présidence).
Mais en quoi les dupes d’aujourd’hui face aux impériaux visages « photoréalistes » (je dirais plutôt hyperréalistes) ne sont pas les mêmes dupes d’avant face à l’image du monde antédiluvien?
@Marcol: Je n’emploierai pas le terme de « dupes ». Il me semble au contraire que l’image de reconstitution relève d’un contrat de lecture élaboré, qui admet, dans le contexte de la vulgarisation, de prendre certaines libertés avec l’information au profit d’un objectif de figuration d’une indéniable valeur pédagogique. La consommation de ce type d’imagerie n’est certes pas dépourvue d’ambiguïté, et le spectateur peut se laisser prendre au plaisir du spectacle – tel est bien le but recherché –, mais il est en quelque sorte prévenu par le genre, qui dévoile souvent ses coulisses – comme dans le cas de Jurassic Park, où la promotion du film mettait en avant les prouesses du traitement numérique des images.
@André Gunthert, le spectateur est « prévenu par le genre », soit. Pourtant, bien qu’à toute propagande, même silencieuse, pour reprendre les termes d’Ignacio Ramonet, correspond un « contrat de lecture », une prévenance par le genre, le spectateur se laisse prendre par le spectacle, au point d’en perdre la raison. Bien entendu, la notion de propagande est à prendre comme une limite du discours ou de la communication et non comme l’expression d’une paranoïa. Et perdre la raison renvoie, au sens propre, à l’abandon de la faculté de juger, subjuguer que le spectateur est par ses émotions. Il me semble un peu facile de rejeter par trop une part de responsabilité, puisqu’il y a contrat, sur le spectateur. Cela permet de se défausser d’une responsabilité morale au nom de la capacité de quiconque à être conscient et critique face au spectacle. Je ne reproche pas la qualité pédagogique de la reconstitution ni sa qualité esthétique pure; j’ai assez pratiqué le « photoréalisme » et l’enseignement pour en apprécier le genre. Je ne banni pas l’ambiguïté de toute image ou simplement de toute énonciation, cela serait vain et mortifère.
Quand on tient le couteau par le manche, on a beau jeu de le tendre à l’autre par amour.
Le problème de l’emploi du terme «propagande» est précisément qu’à l’inverse d’un contrat de lecture explicite, il constitue désormais un jugement de valeur implicite, fortement dépréciatif. Sauf à risquer de voir toute production culturelle inexorablement contaminée par la condamnation qu’il implique, il me semble que l’intérêt de ce terme n’existe que si son emploi est limité et justifié. Je ne vois pas très bien la raison de son usage dans le cas qui nous occupe. L’intention de ce billet n’est pas de dénoncer, mais plutôt de comprendre « comment ça marche ».
J’essaie de comprendre les concepts à leurs limites. C’est-à-dire dans des cas où ils seraient encore valables « à la limite ». D’une certaine manière de les voir à « l’horizon des événements », sur la brèche, là où ils pourraient n’être plus valables et tester leur résistance, leur capacité à ne pas être absorbé par la nuit, à ne pas verser dans le gouffre. C’est pourquoi la propagande me semble être un cas limite, qui, quand elle n’est pas étiquetée comme telle, qu’elle est justement silencieuse, implique que dans le contrat, pour filer la métaphore, sont écrites des clauses en tous petits caractères, voire à l’encre sympathique. Je ne dis pas que toute production est propagandiste, c’est à dire intentionnellement persuasive, prosélyte, bien que toute production est culturelle et donc ancrée dans un schéma de pensée (même notre présent échange s’inscrit à l’intersection de deux cultures, les deux nôtres, différentes et semblables à la fois), mais comment s’assurer que le contrat de lecture est explicite, que le spectateur est bien averti, que les « conditions générales » ont été lues alors qu’elles sont aussi complexes et aussi mouvantes que la culture dans laquelle s’inscrit la production… culturelle, car l’acte même de définition de la culture modifie la culture, comme si lire le contrat modifiait le contrat?
Voici un exemple d’un usage trompeur d’un contrat de lecture (en l’occurrence, en l’absence de précision explicite, d’une image lue comme image d’information, alors qu’il s’agit d’un montage): http://imagesociale.fr/3440
Nous ne sommes pas du tout ici dans ce type de cas. On peut comparer par exemple la présentation du projet de Voshart à celle de la série « Apocalypse » par Daniel Costelle et Isabelle Clarke, qui appartient elle aussi au genre de la reconstitution, mais qui est décrite par ses auteurs comme scientifique, « absolument vérifié et authentique » (http://histoirevisuelle.fr/cv/icones/2168). Voshart, en parlant de démarche « artistique », respecte le contrat de lecture du genre, et n’essaie pas de faire passer pour documentaire un travail qui comporte une part d’interprétation.
Comme deux précautions valent mieux qu’une, je me dois de dire, ou redire, que mon intervention n’a pas ni pour but ni par instrumentalisme de dénigrer le travail Voshart ou même sa bonne foi, ni, non plus, de réfuter votre exposé présent et succinct sur la crédibilité de l’image en regard à une esthétique, réaliste, photoréaliste voire hyperréaliste. Je ne fais que mettre en doute mon propre regard à la lumière du travail de Voshart et de votre exposé.
Cela dit, il est bien plus appréciable qu’un travail de reconstitution soit étiqueté, par son auteur, comme une démarche artistique empreinte, dans ce cas, d’une certain humilité et d’une réfutabilité, plutôt que comme un travail à caractère scientifique dont les auteurs se sont « interdit absolument le conditionnel », comme si la vérité était parfaitement superposable au réel. Mais justement, je crains, peut-être suis-je peureux, que d’accoler le terme artistique à une œuvre (au sens premier) permette de le dédouaner de toute erreur; la licence poétique aurait bon dos. Il y a tant d’artistes, beaucoup sont diplômés des plus prestigieuses écoles possibles, que je suis devenu méfiant vis à vis de ce terme et de ce qu’il englobe (cela implique également ma propre production photographique), car souvent, hélas!, il n’y a que des décorateurs… comme le sont les auteurs d' »Apocalypse ».
Passionnant article qui questionne parfaitement l’usage des nouvelles technologie dans la discipline archéologique. L’expression de « spectacle de la connaissance » est particulièrement juste. Je me permets de vous signaler l’organisation de mon séminaire « archéologie et photographie » qui rejoint sur quelques points les problématiques de votre essai, ci-joint le lien : https://archeophoto.hypotheses.org
Merci pour le lien ! Je regrette de ne pas avoir évoqué ci-dessus l’exposition consacrée à Pompéi au Grand Palais, que je n’ai pas encore pu voir, mais qui semble illustrer avec acuité l’essor de cette problématique avec les nouvelles images.
J’aimerais également m’y rendre, l’utilisation de la 3D est une « grande question » d’actualité qui fait débat au sein de notre discipline. Ce sera d’ailleurs l’objet de la dernière séance de https://archeophoto.hypotheses.org/150. Pour ma part, étudiant les archives photographiques de fouilles en archéologie romaine (spécialité d’ailleurs qui n’en est pas vraiment encore une, lorsqu’il s’agit de définir les rapports entre archéologie et photographie/image), je considère qu’il y a un recours quelque peu abusif de cette nouvelle technologie alors que des millions de corpus sont encore inexploités.
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