Relisant mon billet de 2012 consacré au père Noël, j’y trouve nombre d’erreurs et d’omissions. La plus importante est sans doute de réduire le rituel à une signification principale (un drame de la croyance), malgré ma critique de Levi-Strauss. Quant à l’aspect qui m’intéressait le plus à l’époque, la question de l’imagerie, elle est à peine esquissée.
Un point positif m’apparaît: alors que ce billet porte encore la trace de l’approche typiquement herméneutique de la critique d’art, basé sur le brio d’une interprétation qui révèle un secret caché, mon travail d’enquête sur les pratiques culturelles m’a permis de prendre mes distances avec ce modèle et me fait apercevoir ses limites.
Noël est un bon exemple pour démonter l’herméneutique. L’ethnographie détaillée de Martyne Perrot, qui montre notamment que l’américanisation du rituel des cadeaux, à travers le personnage de Santa Claus, s’effectue sur un mode adaptatif, en faisant évoluer des traditions préexistantes, suggère que surcharger la coutume de lourds enjeux symboliques relève du contresens1. Au final, ce qui fait le succès du nouveau rituel, c’est plutôt sa neutralité confessionnelle – un peu à la manière de l’icône vide du Che, d’autant plus appropriable qu’elle véhicule un contenu imprécis.
Cette caractéristique, qui prend de plus en plus d’importance au fur et à mesure de la laïcisation des sociétés développées, expliquerait l’extraordinaire plasticité du personnage, qui absorbe progressivement à toutes les traditions locales – bonhomme Noël, saint Nicolas, Christkindl, etc…
Coutume laïque, attachée au monde du commerce, la cérémonie de Noël est un bel exemple de construction cérémonielle spontanée, extraordinaire bricolage culturel associant divers éléments de sources variées – la vieille tradition des cadeaux des étrennes, le sapin alsacien, les chants allemands, “l’esprit de Noël” anglais, le Santa Claus américain, etc… Ce meccano témoigne à la fois d’un véritable travail adaptatif des populations, de la plasticité du matériel culturel docilement soumis à l’appropriation, mais aussi de sa “légèreté” symbolique et anthropologique.
La coutume n’a pas besoin d’un fort soubassement de significations. C’est une pratique dont la diffusion est assurée par des mécanismes de répétition mimétique, d’opportunisme commercial et de pression normative, sur la base d’un matériel symbolique caractérisé par sa simplicité, sa dimension consensuelle et son appropriabilité, et certains signaux élémentaires, comme la borne calendaire de fin d’année.
Claude Levi-Strauss ou Martyne Perrot insistent sur l’origine américaine de la mutation de la coutume perçue en France après la Seconde guerre mondiale, mais la diffusion de la fête de Noël nouveau régime porte déjà la marque de la mondialisation des échanges immatériels, sensible dès la fin du XIXe siècle.
Cette mondialisation est incontestablement portée par l’accroissement des échanges commerciaux. Tout comme le père Noël prend dès les années 1930 ses galons d’icône mondiale, aux côtés de Charlie Chaplin, Mickey ou Hitler, la fête de Noël nouveau régime contribue à la démonstration de l’autonomie et de la puissance, en termes de circulation culturelle, de l’univers du commerce.
Plus puissant que tous les folklores, cet univers n’existe pas indépendamment des industries culturelles, mais est au contraire constamment articulé avec elles. La coutume de Noël associe les traditions séculaires avec leur réactualisation par les œuvres littéraires, comme Un chant de Noël de Dickens ou “The Night before Christmas“ de Clement Clarke Moore, mais aussi avec l’institution scolaire, les mobilisations publicitaires ou la pratique effective de l’achat des cadeaux.
Plutôt que l’approche généalogique à quoi se résument trop souvent les études culturelles, l’enquête sur la coutume de Noël devrait porter sur la dynamique de ces circulations culturelles, c’est à dire sur ce qui dote un phénomène d’une prosécogénie, ce qui revient à étudier un processus médiatique et sa réception.
L’un des aspects les plus caractéristiques de ce syncrétisme est l’existence d’une imagerie à la fois immense et répétitive, qui constitue un repère essentiel de la coutume. En l’absence d’une loi écrite ou d’un référent institutionnel identifié, le corpus iconographique assure le rôle de source et de médiateur d’une information prête à l’emploi, dont la dimension visuelle favorise l’appropriation (comment décorer son intérieur à Noël? l’image du sapin répond avec un luxe de données que chacun peut adapter à sa situation, etc.).
Appelons “imagerie” un corpus thématique cohérent, doté d’une capacité générative, autrement dit d’une productivité qui atteste et entretient son succès, et qui s’étend sur des supports différents ou dans des domaines variés, entretenant par la dynamique de circulation des représentations une présence et une autonomie des figures.
Comme le Christ ou les dinosaures, le père Noël est une image d’un référent que personne n’a vu, ou pour le dire autrement un personnage qui n’existe qu’en image. Le trait commun de ces icônes est que leur présence est assurée par leur imagerie, qui n’est pas seulement la répétition d’une figure, mais une dynamique de circulation virale qui produit une autonomisation du sujet.
Magnifique exemple d’une représentation qui s’autonomise en se diffusant, le père Noël est une figure qui existe d’abord dans l’illustration, puis sous diverses formes visuelles, du cinéma au jouet, avant d’être à proprement parler incarnée par le déguisement, soit d’acteurs rémunérés, soit de membres de la famille qui rejouent la coutume. La diversité des représentations, leur conformité au modèle mais aussi leurs variations, favorisent la création d’un référent à la fois imaginaire et fortement objectivé.
On retrouve par exemple à Disneyland, ou dans d’autres parcs à thème, ces phénomènes d’incarnation ou de diversification visuelle, par la multiplication des effigies ou des déguisements, à partir des personnages des dessins animés, qui alimentent les effets d’imagerie. Comme l’iconographie issue du personnage du Che, celle du père Noël bénéficie de l’absence de protection légale d’un référent originaire, qui favorise sa viralité et son appropriation.
La présence du père Noël, qui n’est qu’une image, démontre de manière exemplaire la puissance des effets d’imagerie, à la charnière des mécanismes de diffusion médiatique et des usages anthropologiques de la sémiotique visuelle. Notre monde – et pas seulement celui des enfants – est rempli de ces présences fantomatiques, et pourtant si tangibles, qui ne sont plus tout à fait des fictions.
- Martyne Perrot, Le Cadeau de Noël. Histoire d’une invention, Paris, Autrement, 2013. [↩]
5 réflexions au sujet de « Présence du père Noël »
Meccano, oui, c’est cela, meccano en boîte et dans les cerveaux : « prosécogénie » enrubannée !
« Cette caractéristique, qui prend de plus en plus d’importance au fur et à mesure de la laïcisation des sociétés développées, expliquerait l’extraordinaire plasticité du personnage, qui absorbe progressivement toutes les traditions locales – bonhomme Noël, saint Nicolas, Christkindl, etc… »
ça me rappelle quelqu’un…. Quand une religion prend vraiment dans les peuples, quand elle s’institue comme paradigme universel, dominant, elle ré-interprète tout le folklore déjà présent. Il en va du christianisme comme de la consommation (communion universelle dans l’introjection universelle d’un signe) Le père Noël est le Christ de la consommation … ;-)
Un billet stimulant !
Merci! Oui, l’imagerie christique n’est pas différente de celles produites par les industries culturelles (du reste, on peut estimer que cette imagerie est l’industrie culturelle inaugurale) – mais leur développement à partir du début du 20e siècle témoigne du déclin des pratiques religieuses. Le père Noël est bien une sorte de Christ, mais aussi un successeur ou plutôt un remplaçant… Il s’agit toutefois d’une figure relativement superficielle, dont la psychologie n’a pas été développée: l’incarnation un peu caricaturale d’une fonction opératoire, plutôt que d’un personnage doté d’une véritable densité.
… disons que les industries culturelles ont constitué une religiosité consumériste où l’on rencontre de nombreuses formes du corps du Christ… Dans les icônes des industries culturelles il y a quelque chose qui rappelle l’Hostie… rond, simple, facile à croquer… (au sens de croquis bien sûr;-)
Signe supplémentaire (s’il en fallait…) de la présence de ce type de stéréotype dans les usages du monde contemporain : le fait que les caissières ou réassortisseurs des supermarché revêtent (s’ils le désirent, bien sûr…- pas vu de cadres de ces types d’enseignes en porter cependant) le chapeau dudit rouge pompon blanc en vente dans les rues un euro avec clignotant du meilleur effet si on veut… En Italie, par ailleurs, par rapport aux manifestations (comme ici depuis quelques années) l’exposition de guirlandes sur les balcons ou aux fenêtres depuis l’apparition des LED de représentations d’étoiles de sapins rennes père Noël ou autres ainsi que des sapins enguirlandés dans les jardins… (vu d’ailleurs aujourd’hui sur le quai de la Gironde une exposition de nombreux animaux plus autres en guirlandes de petites lampes colorées…) (bonnes fêtes, hein…!)
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