(Fisheye #45) Le n°45 de Fisheye propose un dossier consacré aux photographies de violences policières, qui comprend notamment une interview de journaliste David Dufresne, ainsi que mon analyse du rôle joué par les images dans ce processus d’alerte.
L’article 24 de la loi «Sécurité globale», qui a pour objet d’éviter l’identification des forces de l’ordre, en a fourni la confirmation officielle. Alors que les plus hauts représentants de l’Etat se sont efforcés de nier les excès du maintien de l’ordre et n’ont jamais eu un mot pour les victimes pendant la crise des Gilets jaunes, les milliers d’images qui ont circulé sur les réseaux sociaux ont établi l’existence des violences policières, à un degré jamais atteint auparavant.
Etudiée depuis de nombreuses années par la recherche1, mobilisée par les organisations internationales et les militants de terrain, la thématique des violences policières ne s’était jamais imposée dans le débat public français, en raison de puissantes résistances. Visibles dès le début du mouvement des Gilets jaunes, les excès du maintien de l’ordre ne font pas l’objet d’investigations de la part des grands médias, qui s’en tiennent à l’argumentation des autorités, selon laquelle le recours à la force constitue une réponse proportionnée à la violence des manifestants.
Cette justification n’explique pas les éborgnements répétés par tirs de balles de défense, dont l’usage règlementé interdit de viser à hauteur de tête, ou les nombreux manquements aux textes et obligations qui encadrent le recours à la force. La police n’est pas une institution chargée de punir les comportements illicites, mais seulement de mettre fin aux troubles. Or, la doctrine du maintien de l’ordre va bien au-delà de ce rôle, par exemple avec les techniques dites de «nasse», ou immobilisation de groupes de manifestants, en recourant massivement aux gaz lacrymogènes, dans un but d’intimidation et non à des fins défensives, ou en empêchant des journalistes de filmer.
Au cours du mois de décembre 2018, plusieurs vidéos largement commentées, comme l’arrestation de 150 lycéens forcés de s’agenouiller à Mantes-la-Jolie, attirent l’attention du public sur ces dérives, et donnent aux images en ligne un statut d’alerte. Caractéristiques de ce processus, les signalements de blessures graves par le journaliste David Dufresne sont documentés par les photos et les vidéos des victimes, et utilisent le réseau social Twitter comme outil de diffusion de l’information. En janvier 2019, le silence des grands médias sur les violences policières fait émerger la figure du journaliste indépendant comme un lanceur d’alerte.
Ce déplacement de la médiation s’inscrit dans le schéma général du choc de la transition numérique qui, depuis le début du XXIe siècle, fait assister à la progression d’une économie de l’attention, appuyée sur les instruments d’autodiffusion, et à la réduction corollaire de l’audience et des moyens des media de masse. Dans ce paysage, la création en 2006 de l’ONG Wikileaks par l’activiste Julian Assange constitue un marqueur emblématique d’une évolution où l’alerte se déploie dans une gamme de domaines toujours plus vaste, de la politique à l’industrie en passant par la santé ou le climat, et concurrence désormais l’information2.
Les logiques du journalisme et des processus d’alerte diffèrent sensiblement. Alors que la production de l’information revendique des critères d’indépendance et de neutralité, l’alerte émane des acteurs et relève de la communication directe. Elle intervient au sein d’un système déficient, dont les mécanismes de correction n’ont pas pu remédier à la défaillance. Rendre publique l’anomalie est le premier objectif de l’alerte, dans le but de créer une pression externe susceptible de la corriger. L’existence d’un risque ou d’un danger pour la collectivité lui confère une forte légitimité morale, quelle que soit l’éventuelle irrégularité des moyens employés.
Dans le contexte d’une production alternative de l’information, la documentation visuelle apparaît comme un levier décisif. La crédibilité a priori des images d’enregistrement n’est pas leur seul atout. Faciles à réaliser et à diffuser par les acteurs, photos et vidéos identifient l’alerte par ses imperfections mêmes, et suggèrent un rapport à l’événement sans intermédiaire. A cet égard, on peut noter que la réception de ce matériel sur les réseaux sociaux tient compte de traits formels qui renforcent la dimension documentaire, comme l’absence de montage, le son direct, ou la participation à l’événement. L’efficacité de ce format est confirmé par le fait que, dès le début du mouvement des Gilets jaunes, des agences de presse de terrain décident de diffuser en libre accès sur les réseaux sociaux des rushes qui partagent le vocabulaire formel des vidéos amateurs.
La diffusion sociale de ces séquences est en effet un facteur crucial de leur médiation. D’abord comme condition même de leur exposition. Alors que la représentation de la violence est souvent évitée ou euphémisée par les médias classiques, les images brutales des affrontements sont mieux tolérées sur Twitter (Facebook impose depuis mars 2019 un masquage des images violentes). Or, c’est précisément en raison de la prudence médiatique que la vision d’images plus dures est perçue comme une rupture, et invite à une lecture sur le mode de l’alerte.
Les caractères qui apportent une crédibilité au témoignage, comme l’enregistrement d’une action en cours ou l’absence de montage, sont aussi ceux qui contribuent à en brouiller la lisibilité. De nombreuses séquences doivent être revisionnées plusieurs fois pour interpréter correctement l’événement, ce que seul permet leur disponibilité sur les réseaux sociaux. Enfin, l’environnement conversationnel qui accueille ces images joue un rôle essentiel dans leur diffusion. C’est par la discussion contradictoire des documents que ceux-ci atteignent des seuils élevés de viralité, qui leur donnent une exposition comparable à celle de séquences télévisées. La durée du conflit des Gilets jaunes, que le pouvoir a volontairement laissé s’enliser, a pour conséquence imprévue la répétition des scènes de violences. Cette accumulation finit par convaincre qu’il n’est plus possible de parler seulement de dérapages individuels.
Cette exposition n’est pas suffisante pour modifier les comportements. Malgré la dénonciation répétée par la vidéo des mauvais traitements à l’encontre des animaux d’élevage, des agressions racistes ou des violences policières, de nombreuses voix s’émeuvent de ne pas constater de répercussions concrètes. Mais on est ici sur le versant politique de la prise en compte de l’opinion. Une alerte ne peut être suivie d’effets que si elle coïncide avec l’agenda des élus, et de nombreux processus d’alerte restent infructueux. Cela ne signifie pas que les images n’ont pas mobilisé l’opinion, mais seulement que les responsables ont choisi de ne pas en tenir compte. Avec la crise des Gilets jaunes, la question des violences policières s’est bel et bien imposée comme un exemple majeur de contre-récit, appuyé pour l’essentiel sur des images virales et sur la conversation en ligne.
En septembre 2020, le film documentaire Un pays qui se tient sage, réalisé par David Dufresne, reproduit sur grand écran 55 des vidéos les plus marquantes du conflit social, pour interroger la politique du maintien de l’ordre. Le 5 novembre, le député Jean-Michel Fauvergue, rapporteur de la loi «Sécurité globale», admet devant la commission: «Soyons clairs: l’autorité, l’État en particulier, est en train de perdre la guerre des images». Concrétisé quelques semaines plus tard par l’adoption en première lecture de la loi, cet aveu démontre que les politiques ont mesuré à sa juste valeur l’impact des images.
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