Le phénomène iconographique le plus marquant qui a accompagné les attentats du 13 novembre n’est pas à chercher, comme du temps de Charlie, du côté des signatures visuelles sur les réseaux sociaux. Ceux-ci ont en revanche été utilisés pour faire circuler des portraits associés à des avis de recherches par des internautes inquiets de leurs proches. Nous avons vu nombre de ces avis se transformer dans un bref laps de temps en faire-part de décès sur les mêmes canaux, puis être récupérés dans un processus de monumentalisation instantané par plusieurs organes de presse, soucieux de restituer une vision individualisée en forme d’hommage aux victimes. Le journal Libération s’est tout particulièrement illustré dans le recueil de témoignages, proposant une liste de biographies qui redonne aux disparus la densité d’un parcours et les traits d’une identité.
Ce processus poignant constitue à la fois une réponse improvisée au nombre traumatisant des tués, véritable choc dans un pays qui se croyait en paix, mais doit aussi se comprendre, dans le contexte d’une profonde incompréhension des mobiles de l’attentat, comme un substitut narratif devenu la seule clé explicative de l’énigme.
Là où la New York Review of Books relie la tuerie de Paris aux attentats d’Ankara (102 morts), du charter russe (224 morts) ou de Beyrouth, dirigé contre le Hezbollah (44 morts), et propose une lecture géopolitique d’actes à l’évidence adressés par Daech à ses adversaires combattants, les autorités françaises et américaines font tout pour éviter de faire le lien avec les bombardements en Syrie. L’absence de motivation des crimes est remplacée par une exégèse en termes de valeurs, rapidement complétée par une lecture symbolique des activités des victimes.
Après la mort des dessinateurs de Charlie, requalifiée en attaque contre la liberté d’expression, celle des spectateurs du Bataclan ou des clients des bistrots parisiens s’est vue interprétée comme la volonté d’attenter au mode de vie, voire à la “joie de vivre” français1. Encouragée par les plus hautes autorités de l’Etat, cette glose fantaisiste s’est nourrie de la progressive reconstitution biographique de l’identité des victimes, comme le donne à lire de la manière la plus évidente un article de Didier Péron dans Libération (“La jeunesse qui trinque”).
Réindividualiser les victimes d’un drame collectif est un exercice salutaire, qui remet de l’humanité dans l’atrocité du crime de masse. Un processus similaire s’était produit à l’endroit du petit Aylan, mort noyé sur une plage turque – mais malheureusement pas des autres réfugiés victimes des naufrages. Il serait à souhaiter que la pulsion biographique qui a saisi la France à l’occasion du massacre du 13 novembre devienne une exigence mieux partagée, car il est probable que notre vision de ces drames s’en trouverait profondément modifiée.
- C’est le président Obama, qui intervient dès le vendredi 13 au soir, qui lance l’interprétation d’une attaque contre les valeurs et le style de vie français (« The American people draw strength from the French people’s commitment to life, liberty, the pursuit of happiness« ). Le président Hollande lui emboîte le pas: « Vendredi, c’est la France tout entière qui était la cible des terroristes. La France qui aime la vie, la culture, le sport, la fête« . [↩]
3 réflexions au sujet de « Les visages des victimes, monument d’inquiétude »
Un article très intéressant !
Il y a un passage dans le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire qui dit ceci :
« Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.
Et c’est là le grand reproche que j’adresse au pseudo-humanisme : d’avoir trop longtemps rapetissé les droits de l’homme d’en avoir eu, d’en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste. »
Ce texte a maintenant 60 ans mais il me parait d’actualité en ce qu’il nous place face à nos contradictions. Nous pleurons « nos morts » mais restons relativement insensibles aux « autres ». Nous vilipendons Daech mais nous oublions qu’il s’agit de notre enfant :
« Quel est le docteur Frankenstein qui a créé ce monstre ? Affirmons-le clairement, parce que cela a des conséquences : ce sont les Etats-Unis. »
Cette phrase n’est pas celle d’un obscur complotiste mais du général Vincent Desportes à la Commission des affaires étrangères du Sénat
( http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20141215/etr.html#toc7 )
Par ailleurs j’aimerai me faire l’avocat du diable : que pensez-vous de l’argument qui consiste à dire qu’il est normal d’être plus sensible à une tragédie lorsque celle-ci survient près de chez soi ?
Merci! Pour une lecture plus “politique” des attentats, voir mon billet du 15 novembre: http://imagesociale.fr/2384
Vous évoquez ce que le journalisme appelle volontiers “loi de proximité”, ou règle dite du “mort kilométrique”, supposée expliquer pourquoi notre intérêt décroît en fonction de la distance à l’événement.
En réalité, notre relation à l’événement est moins déterminée par la distance que par la proximité culturelle et médiatique. Les Etats-Unis sont plus loin de nous que l’Afrique, pourtant les nombreuses relations qu’entretiennent deux pays alliés font que les événements qui se déroulent à New York ou à Washington nous concernent de manière comparable à nos grands voisins européens. Les attentats de Paris montrent d’ailleurs que la réciproque est vraie. L’attention médiatique peut donc modifier la perception d’un événement, fut-il lointain – et c’est précisément ce qu’illustre le déploiement d’une attention biographique, qui rend l’information concrète en l’incarnant dans le témoignage. Inversement, on ne peut pas nier que le système médiatique repose sur une hiérarchisation de l’information, qui suppose par définition de ne pas mettre toutes les informations sur le même plan… C’est dire la responsabilité des industries culturelles dans les sujets qu’elles mettent en avant aussi bien que dans ceux qu’elles relèguent au second plan.
Le sociologue Luc Boltanski propose une discussion théorique de ces questions dans l’ouvrage La Souffrance à distance, Métailié, 1993.
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