(Chronique Fisheye #20) Le débat n’intéresse pas que les théoriciens. La question de la nature ou du statut de la photographie a largement participé à l’élaboration des pratiques photographiques, et reste aujourd’hui pour nombre de professionnels l’armature de convictions profondes. Deux auteurs français ont particulièrement contribué à asseoir l’idée d’une spécificité du médium: le photographe Henri Cartier-Bresson, avec sa définition de la prise de vue comme «instant décisif», et le sémiologue Roland Barthes, avec la proposition du «ça-a-été», propriété exclusive d’une photographie définie comme empreinte.
A la manière de La Chambre claire, qui ne retient des pratiques photographiques que l’approche documentaire – photojournalisme ou photographie familiale – mais exclut ses applications publicitaires, de nombreux praticiens restent fidèles à cette compréhension qui distingue fondamentalement le médium des autres images – dessin, peinture, cinéma ou toute autre forme visuelle ayant fait l’objet d’une production intentionnelle. La tradition bressonnienne permet de penser le cliché comme une sorte de prélèvement du réel, pure manifestation des phénomènes dont le photographe ne ferait que choisir l’angle et le moment.
Cet idéalisme soulève certaines difficultés. La théorie indicielle, qui explique la spécificité du document photographique par sa technologie, bute sur la pratique cinématographique. Quoique largement vouée à la fiction, celle-ci se fonde en effet sur le même principe d’inscription par la lumière. La théorie évite aussi de prendre en considération la part quantitativement la plus importante de la production professionnelle : celle qui, de la publicité à l’illustration en passant par le portrait, associe à un contexte de commande une part importante de post-production.
Cette ignorance volontaire a pris fin avec l’arrivée de la photographie numérique et la mise en évidence de la retouche, accusée de dénaturer l’idéal photographique par une intervention manuelle hybride. En prenant l’apparence d’une altération forcée, la réouverture du débat sur la normalisation de la photographie ne faisait que confirmer l’idée d’une nature exceptionnelle du médium, reléguée dans un âge d’or révolu.
Cette conception se heurte désormais aussi bien à l’évolution des technologies de prise de vue qu’aux formes de valorisation culturelle du médium. Pour séduisante qu’elle soit, la tradition bressonnienne du prélèvement a en effet fait obstacle à l’identification de véritables auteurs, dont la reconnaissance au-delà des cercles spécialisés s’est produite bien après celle des grands noms du cinéma. Longtemps paradoxale, la manifestation de choix esthétiques ou d’effets de signature est aujourd’hui monnaie courante, y compris dans le champ du photojournalisme, où la notion de narration ou de storytelling s’est imposée pour traduire le retour de la revendication intentionnelle.
Si les vertus de l’auteurisme contribuent à expliquer ce changement de perception dans l’univers professionnel, qu’en est-il du côté des pratiques personnelles, traditionnellement liées au point and shoot? Là aussi, les choses évoluent à vive allure. Plus question d’émuler simplement la forme traditionnelle de l’album, comme le proposait Flickr en 2004. Les plates-formes de conversation visuelle comme Instagram ou Snapchat ont démocratisé des fonctions élémentaires de post-production, avec des filtres ou plus récemment une proposition de montage de selfie et de synthèse d’image, qui superpose en temps réel au visage des oreilles de chien, des yeux d’abeille, un nez de panda ou le sourire de la Joconde…
Le succès rencontré par ces jeux visuels auprès des adolescents peut se comparer à celui d’une application comme Pokemon Go, qui fait elle aussi se rencontrer monde virtuel et monde réel. Une articulation dont on aurait tort de croire qu’elle se limite à l’univers ludique, puisqu’elle a déjà largement investi le domaine de la publicité, où la maîtrise des images hybrides permet à des acteurs spécialisés d’associer vêtements réels et mannequins virtuels, ou encore de disposer des visuels d’automobiles hyperréalistes dans des décors de rêve.
S’agit-il encore de photographie? A ceux qui seraient tentés de répondre par la négative, souvenons-nous de la présence des dinosaures de Jurassic Park (1993), l’un des premiers films à faire dialoguer images de synthèse et acteurs en chair et en os. Quand la pratique évolue, ce n’est pas à la théorie de lui dicter ses limites. Que la photographie étende son territoire aux ressources que le cinéma a depuis longtemps exploré n’est pas une menace, mais une chance.
9 réflexions au sujet de « Photographie, la fin du mythe? »
Puisqu’on est dans le sujet voici un blog de photographie lancé récemment qui consiste de captures d’écran prises dans le jeu Sims Freeplay: wearisims.tumblr.com
Souvenons-nous de Jurassic Park en effet mais aussi, pourquoi pas, de « Qui veut la peau de Roger Rabbit » (1988) mettant lui aussi en scène acteurs réels et images de synthèse (animées dans ce cas), à l’instar de Mary Poppins (1964) du reste.
Etant amateur de photo, je ne suis pas vraiment d’accord avec un élargissement sans fin du sens du mot photographie.
Au contraire, maintenant qu’on peut créer informatiquement des images photoréalistes – il y a déjà quelques années que le catalogue Ikea est au trois-quart illustré d’images générées par ordinateur – je serais pour restreindre le mot photographie au « ça a été ».
Cela inclut les mises en scène, mais exclut les montages et « images hybrides ».
Et en effet « le débat n’intéresse pas que les théoriciens », car en général, le réel ça coûte plus cher.
Dans l’exemple du portrait aux oreilles de chien, pour être une photographie, il aurait fallu que la fille fabrique ou achète un déguisement ; et pour le catalogue Ikea ils sont passés à la CGI pour des questions de coût et d’organisation :
http://www.cgsociety.org/index.php/CGSFeatures/CGSFeatureSpecial/building_3d_with_ikea
La photographie a été toujours une manipulation.
Presque tous les images très connue de la origine de la photographie ont été très fabriqués. Avec dessain, peinture, lumière, les images sont changée de façon à faire plaisir au marché ou à autre objectif.
Cette discussion révèle une pauvre culture et faible connaissance de la photo et ses origines.
La théorie doit toujours être à pas avec la connaissance des pratiques sinon ont des discussions sans intérêt.
@gllmrouviere: Merci pour ce rappel. A noter que si l’on définit l’hybridité comme le croisement de deux techniques de représentation, on peut considérer le dessin animé dans son ensemble comme un parasite hybride de la technologie du film. Cela dit, il s’agit d’un débat complexe et touffu. La photo a connu des exemples d’hybridité dès la période daguérrienne, avec notamment la colorisation manuelle des plaques. On peut remarquer que les premiers trucages cinématographiques, comme ceux de Méliès, exploitent au contraire les ressources du support film (montage), ou s’appuient sur l’aménagement de la situation filmée (décor, trucages optiques), mais recourent peu à des formules hybrides (mis à part la colorisation de la pellicule). Inversement, la retouche si décriée en photographie (voir mon article: «Sans retouche. Histoire d’un mythe photographique» https://etudesphotographiques.revues.org/1004) est loin de constituer la seule forme d’altération du réel. Le studio de portrait, avec ses décors peints et ses accessoires, fournit l’exemple d’une exception largement tolérée de l’intervention de la fiction dans l’image d’enregistrement.
@etcetcetc @Rodrigo: Vos deux commentaires symétriques illustrent assez bien l’espace des contradictions du médium photographique. La position constructiviste de Rodrigo, proche de celle de Gisèle Freund, est évidemment minoritaire par rapport au grand récit de l’objectivité photographique, dont La Chambre claire représente le couronnement. Pour être tout à fait clair: on ne renversera pas d’un coup de baguette magique une tradition culturelle constitutive de l’identification de la photographie, qui restera encore longtemps associée aux pratiques documentaires. Ce que l’on observe est la divergence croissante du récit et des pratiques, et probablement un essoufflement de l’image descriptive, qui a été une nouveauté et une formidable ressource visuelle à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Cela ne suffit pas à remettre en cause le récit, qui ne peut se réélaborer qu’à partir de nouvelles propositions théoriques et narratives. Mais il s’agit d’une nouvelle étape, d’une reconfiguration en cours, dont on peut déjà mesurer les enjeux.
Tous les professionnels du cinéma appellent çà de l’infographie, de l’image de synthèse, de l’incrustation, du compositing etc… Ces métiers sont très bien définis, mais non les soit disant photographes veulent appeler çà de la photographie ? On rêve…
Les professionnels ne sont pas toujours les plus enclins à promouvoir les évolutions du domaine dont ils sont experts, dont les modifications menacent une maîtrise chèrement acquise. En revanche, les ados que j’ai interrogé identifient spontanément les diverses productions sur Snapchat (selfie, composition hybride, séquence, story, etc.) comme des « photos ». Les formats plus longs diffusés sur Youtube restent quant à eux dénommés « vidéos ». Le distinguo fixe-animé n’a donc pas disparu, au profit d’une bouillie visuelle indistincte, mais il s’est déplacé. La ligne de fracture suit moins des distinctions techniques que des usages sociaux, et oppose en particulier usages conversationnels de pair à pair et productions publiques asymétriques.
À un moment donné, il va falloir admettre que tout ou presque a déjà été fait en photo. L’avenir et la création se trouvent aujourd’hui dans le mélange des supports et des techniques. Que des réactionnaires refusent le statut de « photographie » à des images « trafiquées » relève au mieux d’un passéisme surfait, au pire d’une grave incompréhension des techniques mises en œuvre.
Depuis le début, la photo est trafiquée, et pas forcément pour la truquer : simplement pour la rendre lisible. À quelques minutes près dans le bain de révélateur, la luminosité de la pellicule change. De là, on en vient au dodge & burn pour sauver les forts contrastes. Et que dire d’une reconstruction numérique (par retouche ou synthèse) d’un « ça a été » qui finalement n’apparaît pas lisible sur la photographie ? Que dire du restaurateur qui, sous Photoshop, reconstitue des parties manquantes ou endommagées sur les scans de photos de famille d’un autre âge ? À quel moment décide-t-on de la position du curseur qui sépare le photographe du faussaire ?
Il suffit d’étudier la physique d’une lentille, les aberrations et distorsions engendrées par l’optique, pour renoncer à chercher dans une photographie autre chose qu’une odieuse falsification du réel.
Alors le pire dans l’histoire, c’est quand même Cartier-Bresson. On oublie un peu vite que Monsieur-Je-M’oppose-À-La-Retouche avait tendance à sous-exposer lourdement ses négatifs, qui étaient ensuite restaurés par son labo. On le voit même, dans le documentaire « L’amour tout court » (Arte, 2001), approuver des modifications numériques de contraste sur ses images pour les rendre « plus lisibles ».
Il va falloir admettre un jour que toute photographie est un choix (choix de la fenêtre spatiale et temporelle, choix des outils employés, choix des réglages de l’outil) et que l’objectivité du medium photographique est une quête perdue d’avance. Sans même aller jusqu’aux aspects conceptuels, que je maîtrise mal (La chambre claire, qui occupe trône sur mon bureau depuis un an me donne la nausée tant Barthes s’écoute parler en tentant de faire de son cas une généralité), la simple physique de la chose indique que toute image résulte d’un compromis technique entre les limites de la boîte à image et les conditions de la prise de vue. Limites qui sont corrigées et dépassées par les artifices que l’on sait, analogiques comme numériques.
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