Ce qu’un short veut dire (théorie du récit)

Illustration, France Bleu Provence, 7 septembre 2016.
France Bleu Provence, photographie d’illustration, 7 septembre 2016.

Dans la série des drames textiles de l’été, on apprend qu’une agression d’un groupe de femmes au prétexte d’une tenue trop dénudée, dimanche 4 septembre à Toulon, interprétée comme une manifestation d’intolérance islamique, n’a pas été causée par le port de shorts. Les Décodeurs rappellent la liste des faits divers ayant fait l’objet d’une telle mésinterprétation dans la période récente.

La première question que l’on pourrait se poser à propos de cette série aux allures de feuilleton, c’est pourquoi les médias prennent-ils la peine de relater des événements aussi insignifiants que des agressions verbales ou de simples bagarres? En réalité, ce qui permet de retenir ces faits mineurs est précisément l’effet de série qui associe une tenue féminine, ressentie comme une provocation par des acteurs qui le manifestent violemment, au contexte d’un affrontement des modèles culturels occidental et islamique. Ce schéma peut prendre deux formes symétriques: agression de femmes voilées par des non-musulmans, agression de femmes dénudées par des musulmans.

Ce schéma narratif, souvent implicite, confère à chaque cas isolé une valeur plus générale de confirmation d’un problème de société, qui est celui de la confrontation d’une population supposée originaire avec une composante allogène perçue comme envahissante, qui se traduit soit par des réactions islamophobes, soit à l’inverse par des réactions communautaristes. Le caractère stéréotypé de ce schéma est manifesté par le fait qu’il est appliqué à tort à des incidents indépendants de cette conflictualité.

L’existence de ce schéma narratif permet de comprendre que les médias ne véhiculent pas simplement un bric à brac d’informations sur l’actualité, mais proposent de manière beaucoup plus structurée des éléments susceptibles de faire sens dans le cadre de débats publics à l’échelle d’une société (la relégation des événements catégorisés comme «faits divers» découlant précisément de leur caractère a priori non-significatif).

Dans les affaires textiles de l’été, on voit bien que la formation des schémas interprétatifs de type communautariste est en grande partie implicite. Dans l’esprit des journalistes qui sélectionnent ces informations comme dans celui de bon nombre de lecteurs, ils fonctionnent comme des présupposés flottants, le cas échéant en attente de confirmation, mais qui permettent de tisser des liens entre les événements tout en fournissant une clé interprétative qui en explique la signification.

La notion de récit ou de mythe est souvent utilisée pour caractériser la dimension archétypale qui forme l’infrastructure des énoncés médiaculturels. Plutôt que de réduire cette notion à l’organisation formelle des composantes de l’action, sur le modèle de la production littéraire, comme le font la plupart des théoriciens, l’affaire du short invite à décrire le récit comme une structure interprétative de nature anthropologique, qui s’applique indifféremment dans les domaines de l’art, de la science ou des pratiques sociales.

Plutôt que l’agencement des composantes de l’action, ce qui caractérise le récit est en effet sa capacité à donner du sens à une événementialité. Le récit modèle serait de ce point de vue la fable, qui se conclut par l’énoncé explicite d’une morale, autrement dit d’une leçon exportable en dehors de la fiction, une vérité générale applicable à l’existence quotidienne. Cette dimension utilitaire a été constamment refoulée par la critique formaliste, qui depuis Aristote suppose que nous consommons des récits artefactuels pour jouir de la perfection de l’imitation. Cette description savante, qui omet de prendre en compte la formation spontanée de schémas interprétatifs sociaux, tels qu’ils apparaissent dans la production médiaculturelle, oblitère leur usage premier comme des outils de compréhension pour éclairer la vie courante.

7 réflexions au sujet de « Ce qu’un short veut dire (théorie du récit) »

  1. Et pourquoi pas co-aristotéliciens? Rien n’empêche d’opter pour la lecture formelle. Le problème est simplement de croire que c’est la seule option possible, ou la meilleure, quand on l’oppose aux lectures utilitaires.

  2. Rappelons simplement que si l’altercation était sans doute condamnable, elle n’avait rien à voir avec un vêtement (les femmes agressées ne portaient d’ailleurs pas de short) et n’avait aucun lien avec la religion (quelle qu’elle soit).
    Il est dangereux, même pour faire une analyse judicieuse, de partir de faits mensongers, instrumentés au surplus par ailleurs. C’est donner caution au mensonge et le (avec tout ce qu’il véhicule) colporter.

  3. Bien au contraire: c’est le caractère infondé de la projection d’un schéma narratif qui rend visible le récit sous l’information. Ce raisonnement à partir d’une situation expérimentale ne cautionne évidemment en aucune manière le schéma, puisqu’il en révèle le caractère stéréotypé.

  4. Quand j’étais en formation de journalisme et que je faisais des piges de chronique judiciaire au tribunal de grande instance, relatant donc des délits, pas des crimes, j’ai demandé quels cas choisir. Le faitdiversier m’a expliqué qu’il fallait prendre « des cas qui ont valeur d’exemple » et « raconter une histoire »: il était clair dès le début que le fait divers n’avait de valeur que par son message, par sa résonance. D’ailleurs, le fait de ne pas divulguer les identités la plupart du temps renforce ce caractère d’universalité, d’illustration sociale.
    D’où le risque, pour trouver « la bonne histoire » et sous l’influence de l’actualité du moment, de plaquer sur un fait divers une grille de lecture erronée, de tomber dans le stéréotype, surtout si le travail de base de vérification et croisement des faits n’a pas été réalisé. Une autre leçon de journalisme de cette époque me sert toujours: »il n’y a pas d’évidence ».

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