Hillary, le selfie et la Caverne de Platon

Barbara KInney, campagne de Hillary Clinton, 21 septembre 2016, Orlando.
Barbara Kinney, campagne de Hillary Clinton, 21 septembre 2016, Orlando.

Le soufflé est vite retombé. Vérification faite, la photo du selfie géant d’Hillary Clinton, d’abord interprétée comme une preuve de la faillite de nos régimes de visibilité, a recouvré le statut de document d’une injonction localisée, à l’initiative de la candidate elle-même. Une simple image de campagne, utilisée à des fins de communication politique. Fin de l’histoire?

Mais restituer une signification réaliste à cette image n’efface pas le phénomène qui a précédé: l’emballement spontané de l’interprétation, effectué en dépit du sens attribué par ses émetteurs, et qui a mis en émoi Twitter dans la nuit de dimanche à lundi, transformant une photo de propagande en objet viral et en allégorie postmoderne. Les spécialistes des périodes historiques ont coutume de considérer notre époque comme matérialiste et désenchantée. Pourtant, dans une société prétendûment détachée du symbolique, comment une simple image peut-elle susciter une telle fièvre, et nourrir des débats aussi passionnés qu’une controverse théologique?

Rappel des faits. Lors d’un meeting à Orlando le 21 septembre dernier, où l’on refuse du monde, Hillary Clinton fait une brève apparition pour saluer ses supporters, réunis dans une salle adjacente. Sur une estrade improvisée, la candidate invite par jeu la foule à l’exercice du selfie collectif: «Si tout le monde veut un selfie, retournez-vous maintenant!» («If everybody want a selfie, turn around right now!»). L’image exécutée à ce moment par la photographe officielle de la campagne démocrate, Barbara Kinney, est rediffusée le 25 septembre au soir par un autre membre du staff sur Twitter, où sa visibilité est d’abord assurée par ses partisans, avant de faire le buzz assortie de commentaires moqueurs évoquant un « selfie fail« .

Cette interprétation est rapidement reprise et amplifiée par plusieurs médias conservateurs, comme The Australian ou The Telegraph, qui soulignent le paradoxe apparent de cette image: «Les supporters d’Hillary Clinton lui tournent le dos pour prendre un selfie» (“Hillary Clinton’s Orlando supporters turn back to snap selfie”); «La foule tourne le dos à Hillary Clinton dans une photo qui capture l’âge du selfie» (“Crowd turns its back on Hillary Clinton as photo captures the age of the selfie”).

Comme les apparitions de n’importe quelle célébrité, la campagne d’Hillary Clinton est ponctuée de nombreux selfies de groupe, volontiers rediffusés – figure déjà banale de l’enthousiasme public, mais aussi de la proximité et de la disponibilité de la personnalité qui s’y prête. Et pour figurer sur le même plan, l’auteur de l’image procède nécessairement au renversement de la projection optique constitutif du genre. Tourner le dos au sujet auquel on veut s’associer – et qui peut être le cas échéant un monument ou un site – fait donc partie de la scénographie habituelle du selfie. Les parodies jouent depuis longtemps sur ce ressort comique. En quoi l’image d’Orlando modifie-t-elle cette perception?

Thomas Wieder, selfie à la Maison Blanche, 11 février 2014.
Thomas Wieder, selfie à la Maison Blanche, 11 février 2014.

Trois éléments concourent à accentuer la visibilité du “turn back”: l’angle inhabituel de la prise de vue, perpendiculaire à l’axe des selfies; la répétition simultanée du geste par le public; enfin le vide qui sépare la candidate de ses supporters, maintenus à distance par une barrière métallique.

Cette manifestation de la pirouette optique du selfie, amplifiée par l’effet de foule, suffit pour ranger la photo d’Orlando dans le petit groupe des images perçues comme révélatrices des «fléaux modernes», matérialisés par la modification de nos comportements visuels. Ainsi l’allégorie du Rijksmuseum ou celle de Barcelone, images virales pareillement accueillies par une interprétation catastrophiste spontanée, qui proposent une adaptation du mythe de la caverne de Platon, soit autant de façons de tourner le dos à la réalité.

Appliquer la vision allégorique à des documents ordinaires comporte une dimension paradoxale. La leçon s’appuie sur l’implicite de l’image comme preuve, supposée bénéficier de l’autorité irréfutable de l’enregistrement photographique. Dans le même temps, elle procède par une montée en généralité systématique, métamorphosant l’anecdote en symbole d’une époque  (“Cette photo avec Hillary Clinton résume parfaitement le narcissisme de notre époque”, Huffington Post), ou un groupe en “génération” (“Quand la ‘génération selfie’ tourne le dos à Hillary Clinton pour une photo”, Mashable). Cette perception hyperbolique se traduit souvent par des rapprochements iconographiques, qui inscrivent l’avatar le plus récent dans une généalogie, suggérant sa dimension historique (voir ci-dessous). Le récit selphiephobe, quant à lui, permet de dénoncer rituellement le péché de narcissisme et l’irrespect des hiérarchies établies, ou de rappeler l’empreinte de Kim Kardashian (selon le principe du «si ce n’est toi, c’est donc ton frère»).

La réception contrastée de l’image d’Orlando montre les limites de ce raisonnement à base d’amplification et de syllogismes. En réponse au buzz initial, éléments de contextualisation, documents contradictoires et dégonflage de l’emphase allégorique ont rapidement ramené l’instantané à une signification plus modeste : “Hillary Clinton et la photo virale du selfie: une image interprétée à tort?” (Sud-Ouest); “Selfie avec Hillary Clinton : ce n’est pas encore la dictature de Narcisse” (Arrêt sur images/Rue89); ou: “Un selfie de groupe avec Hillary Clinton n’est pas l’incarnation de la fin du monde” (Libération).

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Barbara Kinney, campagne de Hillary Clinton, 21 septembre 2016, Orlando.

L’incertitude sur les sources en ligne, qui globalise volontiers tout phénomène viral, fait oublier que chacun de ces registres interprétatifs est lui-même situé. De même que seuls les islamophobes transforment un vêtement de plage en signe du choc des civilisations, la vision “caverne de Platon” reste l’apanage des déclinistes technophobes. On peut également observer quelques propositions d’allégorisation alternative, comme celle qui choisit de lire derrière le selfie d’Orlando la manifestation d’une critique désabusée du politique – vision dont on peut soupçonner, s’agissant de supporters d’un meeting, qu’elle n’est pas moins excessive que l’autre. (A ceux qui m’objecteront que je ne fais moi aussi qu’ajouter une interprétation de plus, je précise que mon point de vue ne prétend tirer aucune légitimité d’une lecture de l’image, puisqu’il s’appuie sur ses commentaires.)

L’interprétation hyperbolique repose ici sur la décontextualisation de l’image (dès lors qu’on admet que le mouvement de foule obéit à l’invitation de la candidate, sa signification ou sa symbolique sociétale disparaît). Plutôt que le paradigme de l’image comme preuve, la persistance de la lecture allégorique démontre au contraire la plasticité de la forme visuelle, d’où découle son rôle comme écran des projections subjectives, support des fantasmes ou des peurs. Mais si la vision qui s’exprime comporte une part de fiction, sa spectaculaire montée en régime traduit une angoisse et une interrogation bien réelles.

7 réflexions au sujet de « Hillary, le selfie et la Caverne de Platon »

  1. Ce qui est amusant dans cette photo, c’est aussi l’estrade sur laquelle Hillary semble figée (« Ne bougeons plus », s’intime-t-elle mezzo voce ?) comme un personnage de cire, et la barrière qui la sépare de la foule, comme les cordons visibles ou électroniques pour ceux qui regardent des tableaux dans un musée…

    Existera-t-il bientôt, le « Mrs Clinton’s Museum » à Washington, après le Grévin de Paris et le Madame Tussaut de Londres ?

  2. Est-ce que les photos réalisées par les fans d’Hillary sont des selfies?
    Un selfie suppose, me semble-t-il, que ce soit celui qui tient l’appareil qui soit le photographe. Ici c’est Hillary qui est le photographe. C’est elle qui dit quand et comment déclencher.
    Le dispositif lui-même est un peu différent de celui d’un selfie. Ou plus plus exactement c’est un selfie devant Hillary, un peu comme on fait des selfies devant la tour Eiffel ou devant le Taj Mahal, plutôt qu’un selfie avec Hillary.

  3. @Thierry: Oui, un selfie devant Hillary, c’est bien dit. Mais c’était exactement le cas aussi du selfie de Thomas Wieder à la Maison Blanche (ci-dessus), sans que cela remette en cause la nature de l’image.

  4. « dès lors qu’on admet que le mouvement de foule obéit à l’invitation de la candidate, sa signification ou sa symbolique sociétale disparaît. »

    Ne serait-il pas plus juste de dire que la symbolique sociétale change, plutôt qu’elle ne disparaît ? « Obéir » aussi unanimement à l’invitation de Mrs Clinton peut tout aussi bien donner lieu à une interprétation hyperbolique, non ?

  5. @Jil: Dans l’absolu, sans doute, et l’on trouve en effet dans cette réaction du Figaro Vox: “Selfie géant d’Hillary Clinton: le simulacre de la politique” un exemple de traitement hyperbolique qui va dans votre sens.

    Toutefois, l’interprétation selphiephobe de l’image, qui voit un paradoxe et une marque d’irrespect dans le fait de tourner le dos à Hillary Clinton, n’est guère compatible avec l’idée d’une demande émanant de la candidate. Je n’ai pour ma part pas vu de réaction associant cette information avec la lecture « Caverne de Platon ». Les commentaires qui exploitent l’invitation changent de registre et optent pour une critique du politique.

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