Parmi les formes protocolaires du spectacle présidentiel, le portrait officiel a un statut singulier. Figure rituelle de l’intronisation, il participe de l’inscription du nouveau venu dans l’histoire, en l’installant à son tour dans la série de ses pairs. Image, il a pris peu à peu valeur de signe, au sens désuet des symboles choisis par un monarque pour caractériser son règne. Accompagnement imprescriptible de la vie des Français, diffusé dans chacun des lieux qui réfracte une parcelle du pouvoir républicain, il incarne le jacobinisme dans sa dimension la plus proche et la plus familière.
C’est pourquoi son exégèse est devenue un exercice obligé des débuts de mandat, à un moment où l’action politique du président nouvellement élu est encore indistincte, ce qui confère à l’interprétation du portrait des allures d’art divinatoire. On gardera en mémoire que, compte tenu de l’ambiguïté des formes visuelles, l’exercice en dit souvent plus long sur l’exégète que sur l’image elle-même. «On dirait un patron, engagé et déterminé qui s’apprête à bondir», analyse ainsi le publicitaire Franck Tapiro, interrogé par Les Echos, qui discerne une «autorité naturelle» dans le portrait, et rappelle que «la traduction anglaise de fenêtre, c’est windows, il faut donc aussi, sans doute y voir ce fameux esprit d’entreprise». Roland Barthes n’a qu’à bien se tenir.
Conscient de ces exigences communicationnelles, Macron a fait le boulot. A la différence de son prédécesseur immédiat, qui s’en était remis, pour la composition de l’image, à l’oeil du photographe, le président a choisi lui-même le lieu, la posture et la ribambelle des accessoires proposés à la sagacité des commentateurs – horloge, volumes en Pléïade et smartphones dernier cri – en demandant à sa photographe de campagne, Soazig de la Moissonnière, de bien vouloir appuyer sur le bouton.
Fier de la complexité de sa pensée, l’ancien assistant de Ricœur ne doutait pas qu’il allait épater la galerie avec ses fines allusions, soulignées par une vidéo de making-of judicieusement diffusée sur Twitter. A en croire Le Monde, qui restitue fidèlement la vision amoureuse d’un président au regard «d’acier», qui a «quelque chose d’hypnotique», ce bric-à-brac symbolique déploie un éventail digne de la peinture d’histoire, associant tradition et modernité, culture et innovation.
Au-delà des médias régimaires, la réception a été plus fraîche. A rebours du caractère énigmatique de la pochette de Sgt Pepper des Beatles, le symbolisme de collégien de signes immédiatement lisibles (l’horloge = «le maître des horloges», etc.) s’est épuisée dès son dévoilement. Contrairement à l’intérêt suscité en 2012 par le portrait de Hollande, des détournements peu inspirés, disséminés au compte-goutte, sont demeurés à des niveaux de viralité faibles. Ne surnage que la composition qui ajoute les logos de sponsors imaginaires (voir ci-dessus). Au soir du jeudi 29 juin, le succès d’une comparaison cruelle établit le flop présidentiel sur les réseaux sociaux, où une photo d’un kebab inopinément twitté par Benoît Hamon dépasse largement le nombre de rediffusions du portrait officiel.
Cette réception assourdie est-elle à l’image de l’opposition politique, qui cherche en vain un angle d’attaque? L’atonie de la critique traduit-elle l’adhésion à l’image conquérante du nouveau président? L’explication me semble plutôt à chercher du côté du malentendu qui structure le post-politique. L’enthousiasme du premier responsable, persuadé de tenir dans sa main tous les fils du pouvoir, se heurte désormais à un mur d’indifférence et de désenchantement. Macron, c’est Giscard qui se prend pour Bonaparte. Pourtant, loin du pont d’Arcole, l’accueil réservé du portrait orgueilleux du chef de l’Etat indique une marge politique infiniment plus réduite.
12 réflexions au sujet de « Le portrait et le kebab »
« La photo du kebab dépasse largement le nombre de rediffusion du portrait présidentiel ». Effectivement, mais où est le problème ?
C’est comme de comparer les ventes du dernier Marc Lévy et La place d’Annie Ernaux. Il existe de nombreux exemples de record de rediffusion d’une banalité sans nom. Est-ce que cela doit devenir des repères de comparaison s’appliquant à tous les domaines ? Pas sûr.
Marc Levy est à ce jour, le romancier français le plus lu au monde. Il a vendu 30 millions de livres, tous pays et traductions confondus.
Bien sûr que c’est une comparaison absurde! (nettement plus absurde que Marc Levy vs Annie Ernaux…). D’où son pouvoir comique et ironique. Quel rapport entre un kebab et un portrait de président? La mesure de la réception qui accueille ces deux objets disparates au soir du jeudi 29 juin, a pour but de relativiser l’enthousiasme des Franck Tapiro de service. (A noter que ce n’est pas moi qui propose cette comparaison, mais bien la twittosphère qui la produit spontanément.)
David Carzon développe une lecture similaire dans Libération:
http://www.liberation.fr/france/2017/06/30/le-kebab-de-hamon-et-la-photo-de-macron-c-est-jupiler-contre-jupiter_1580631
« Quand, en début de soirée, Benoît Hamon poste une inoffensive photo de kebab consacrant une entorse à son régime et que les internautes en font de manière non concertée, un objet viral si important qu’il se met à accumuler les dizaines de milliers de likes et de retweets, c’est tout sauf anodin. Car cette simple photo se révèle être le parfait miroir inversé de la photo de Macron : plus spontanée, plus humaine et avec moins d’arrière-pensées…
Surgissant dans le bon timing, elle montre en creux à quel point la com organisée autour de l’Elysée semble factice et surtout terriblement ancienne malgré les apparences. (…) Beaucoup ne sont pas dupes du storytelling à marche forcée qu’on veut nous vendre. Ce match qu’on pourrait résumer à Jupiler contre Jupiter ne dit pas forcément grand-chose sur l’état de Benoît Hamon dans l’opinion. Mais cela dit quelque chose sur l’état d’une partie de l’opinion face à Macron. »
le statut de la photographie a changé depuis quelques lustres (d’ailleurs de nos jours, un président vaut un lustre) : le petit nouveau ne tranche pas, ni dedans ni dehors (le mieux était le plan américain de nano 1, avec son ventre et ses drapeaux : magnifique…!!) et les images qu’il a la très gracieuse bonté de nous faire partager sont de la même eau tiède. Pour « l’opposition politique » on n’en voit rien (sinon quelque manque de cravate ici ou refus de participation congressiste là) (« médias régimaires » : j’applaudis à ce court-circuit en forme de lapalissade… bravo !!!)
Les frites et le kebab contre l’horloge : la conjonction (involontaire) est savoureuse. Mais le détournement de la photo avec les logos des sponsors est bien vue aussi.
Tout ça, cette mise en scène par la photographe officielle, pour aboutir à la dérision étalée : manque de bol !
Enfin, le portrait officiel traduit bien le régime dans lequel son représentant en chef entend se représenter : « au quatrième top, il sera exactement… » le temps de la serrer (la ceinture) !
La mise en scène « picturale » de cette photographie rompt avec les portraits officiels de ses prédécesseurs, tout en maintenant un lien avec chacun d’entre eux :
La végétation en arrière-plan avait été utilisée par François Hollande et Jacques Chirac, si ce n’est que ces deux présidents se trouvaient directement dans l’espace du jardin de l’Elysée. Tout en demeurant à l’intérieur du palais présidentiel, Emmanuel Macron choisit pour sa part de se positionner devant une fenêtre ouverte sur le jardin, en signe d’ouverture sur le monde. Cette fenêtre, qui instaure un nouvel espace, n’est pas un élément anodin à l’intérieur du portrait photographique. Héritée de la veduta présente dans les peintures de la Renaissance, la fenêtre est, selon Gérard Wajcman, un bord qui sépare et relie, c’est à la fois une frontière qui divise le dedans du dehors et l’ouverture qui fait communiquer le dehors et le dedans. En se faisant photographier devant une fenêtre ouverte, Emmanuel Macron choisit ainsi de se situer dans un entre-deux, dans un espace à la fois privé et public, entre la politique extérieure et intérieure – aucun de ces espaces n’étant privilégié par rapport à l’autre dans cette composition rectangulaire verticale. En se situant à l’intérieur d’une pièce ouverte sur le monde, le président français annonce clairement son intention de se confronter à ce qui se passe à l’extérieur des frontières de l’hexagone. Cette composition est proche de la photographie officielle de Barack Obama qui, lors de son second mandat, avait également choisit de faire photographier entre deux drapeaux, dos à son bureau mais devant une fenêtre fermée.
À l’instar de Nicolas Sarkozy, Emmanuel Macron fait entrer le drapeau européen de façon explicite dans son portrait officiel. Alors que les deux drapeaux étaient accolés sur la partie gauche du cliché de Philippe Warin, le président actuel se situe au centre des deux emblèmes qui soulignent de façon symétrique la verticalité de l’image. Le drapeau européen, à droite de la composition, est un gage de prise en compte de l’Europe dans l’avenir de la France car notre sens de lecture évolue de gauche à droite, dans la culture de l’image occidentale.
Comme François Mitterrand, Georges Pompidou ou Le Général de Gaulle, Nicolas Sarkozy avait choisi de se faire photographier dans la bibliothèque de l’Elysée et Emmanuel Macron s’inscrit également dans cette relation au savoir. Son portrait laisse apercevoir sur le bureau – auquel il est solidement accroché -, un livre ouvert et deux exemplaires fermés de la Pléiade. Le livre ouvert est un exemplaire des « Mémoires de guerre du général de Gaulle » alors que les ouvrages fermés sont « Le rouge et le noir » de Stendhal et « Les nourritures terrestres » de Gide. Seul François Mitterand avait assumé une relation dynamique au savoir en ouvrant « Les essais » de Montaigne tenu dans les mains de son portrait officiel. Les livres présents dans les portraits présidentiels étaient jusqu’ici fermés, empilés sur le bureau ou rangés sur les étagères de la bibliothèque. Ces livres à la fois ouverts et fermés sur le bureau d’Emmanuel Macron montrent que le président assume une relation au savoir inscrite dans le présent, tout en connotant une volonté de conservation et un respect du patrimoine culturel.
Contrairement au Général de Gaulle et à Georges Pompidou qui avaient solennellement revêtu leurs habits officiels en portant le grand collier de la Légion d’honneur autour du cou, Emmanuel Macron porte un simple costume sombre auquel est accroché la discrète rosette de cette même Légion d’honneur. Un seul bouton de son vêtement est attaché : les restrictions budgétaires ne seront peut-être pas si serrées lors de son quinquennat…
Le président est situé au tout premier plan de la composition, il fait face aux français, aucun élément intermédiaire ne se situe entre eux et lui. Souriant, le regard droit, il occupe de façon structurée et équilibrée le centre de la composition. La symétrie organisée autour de l’axe de sa cravate parfaitement nouée et de son corps strictement à la verticale, est renforcée de part et d’autre par la position identique de ses bras détachés du buste et de ses mains qui portent une bague à chaque annulaire.
L’horloge du Conseil des ministres, située à droite de la composition renvoie pour sa part aux vanités des peintures du XVIIeme siècle emplies d’objets marquant la fuite du temps. Les aiguilles du cadran rappellent que le Président désire maitriser le temps qui lui est accordé lors de son quinquennat, tout en ayant conscience que cette fonction prendra fin à un moment donné.
Pour la première fois un objet numérique s’insère dans le portrait officiel d’un président de la cinquième République. Sur la gauche de la composition, l’encrier surmonté d’une statuette représentant un coq se reflète en effet dans la surface réfléchissante de deux téléphones portables posés sur le bureau : la présidence macronienne se projette ainsi explicitement vers l’avenir technologique sans oublier de se référer aux valeurs symboliques de la France.
Merci pour ce billet qui me permet d’éprouver tout le chemin parcouru depuis les années fondatrices de Culture Visuelle. Le geste, la « prise ». Le visuel est désormais un des ingrédients convenus de l’universel commentaire, tout à chacun rivalisant de pertinence, mais le goût n’y est plus. Votre billet échappe à cette sorte de déjà-vu déjà-dit prévisibles comme une boucle, cet effet larsen qui sature chaque jour davantage la lecture des images, comme si leur circulation anticipait inexorablement leur décryptage routinier, ad nauseam. La raréfaction, l’inertie et le ralenti des commentaires en est d’ailleurs peut-être aussi un indice. Les circuits ont muté, les flux se sont déplacés. Et c’est un beau chantier. Terrain fertile.
« Narrer, enseigner, même décrire, cela va et encore qu’à chacun suffirait peut-être, pour échanger toute pensée humaine, de prendre ou de mettre dans la main d’autrui en silence une pièce de monnaie, l’emploi élémentaire du discours dessert l’universel reportage dont, la littérature exceptée, participe tout, entre les genres d’écrits contemporains. » Stéphane Mallarmé
Réussir à donner une sensation d’étouffement avec une fenêtre ouverte, c’est une prouesse de composition.
Et tout le monde qui ignore ce petit coq en bouchon de radiateur de voiture, c’est révoltant…, comme si il n’existait pas. D’ailleurs qu’est-ce qu’il fout là?
Pour ma part, je serais assez tenté de voir l’éventail des réactions comme la démonstration de l’invisibilité de la composition. On est ici face à un choix de composition pyramidal et symétrique en principe prohibé par les manuels. Or, je n’ai pas vu énoncé l’idée que cette photo serait moche en raison de sa raideur géométrique. Ce qui me paraît confirmer la faible sensibilité du public non spécialiste pour cette dimension que les herméneutes experts ont toujours tenu pour cruciale.
Le plus scandaleux dans ce portrait, c’est ce beau drapeau bleu-roi à droite, qui vient narguer le seul sujet un peu frémissant de la présidentielle : la sortie ou non de cette UE d’oligarques.
Elle est là, la provocation coquette, pas dans les burgers de smartphones et cet arsenal de symboles ringards.
Et l’autre écervelé avec son kebab démago… #admirez comme je suis prolo.
Duel de petits lèches-culs.
La photo officielle de Hollande avait déblayé le terrain sur le thème de « faire ce qui est prohibé d’habitude par les règles de la photographie ». C’était moche ou c’était anti-conformiste? On n’a pas pu conclure à l’époque, donc personne n’a osé relancer le débat au sujet de la photo de Macron. On ne sait même pas si les photos de De Gaulle, de Pompon, Giscard et Chirac sont belles ou moche. La plus esthétisante est la photo de Giscard, non?
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