J’ai présenté récemment dans le séminaire du CEHTA un exposé qui prolonge ma réflexion sur les théories de la photographie, et propose de décrire la dimension indicielle ou indexicale comme une opération documentaire, basée sur un raisonnement historique, plutôt que comme une production du dispositif photographique.
Cette proposition se justifie par la transition numérique des technologies visuelles, où l’image est désormais le résultat du calcul. Cette évolution fait obstacle à la compréhension traditionnelle de l’indicialité comme un effet du dispositif, alors que la perception documentaire de la photographie est restée inchangée. A ma connaissance, aucune proposition théorique n’a permis jusqu’à présent de résoudre cette contradiction.
Comme souvent, la discussion a été vive. J’ai débattu longuement avec mon collègue et ami, le philosophe Emanuele Coccia, qui refusait de considérer la trace comme le résultat d’un raisonnement, arguant de la production automatique de l’empreinte et de sa nature matérielle.
Pour faire suite à cet échange, je soumet à la réflexion une image qui me semble illustrer ce que nous comprenons habituellement sous le terme de trace. Publiée dans le numéro spécial du magazine Life du 11 août 1969, consacré aux premiers pas de l’homme sur la Lune, ce célèbre cliché montre la trace du pied de Buzz Aldrin, photographié par Neil Armstrong. D’autres images isolent une empreinte dans la poussière lunaire, dont la Nasa assurait qu’elle durerait «un million d’années», en raison de l’absence de vent sur notre satellite. A l’évidence, le motif de la trace a été identifié comme un symbole susceptible de traduire la dimension historique de l’événement – d’où cette image qui met en en scène la formation même de l’empreinte, et superpose la trace et l’objet qui l’a produit.
Ce cliché emblématique montre que l’empreinte n’est pas la trace. La botte imprime sa marque dans le sol (footprint), mais pour que la trace apparaisse, encore faut-il que le pied s’en écarte. On ne qualifiera l’impression de trace qu’à la condition que ce qui en est la cause n’y soit plus. La trace n’est donc pas le nom d’une simple apparence materielle, mais d’un raisonnement élaboré, qui résulte de la prise en compte d’un processus historique, et substitue une information durable à l’effacement d’un phénomène transitoire.
Cette transaction temporelle de nature imaginaire, comme tout raisonnement qui met en jeu des paramètres historiques (ce que fait très exactement le «ça a été» de Barthes), définit plus largement l’opération documentaire, dont une fonction est de produire l’archive durable d’une source éphémère. Cette opération souvent rapprochée du rapport sémiotique, car elle est elle aussi de nature référentielle, dépend étroitement de la relation avec la source, garantie de l’authenticité du document.
La plupart de ceux qui s’attachent à décrire le système indiciel confondent la production de l’empreinte, qui dépend le plus souvent d’un déterminisme matériel, avec l’interprétation historique qui en fait une archive. Le souhait de fonder l’authenticité de l’archive, trait essentiel de l’opération documentaire, explique la réduction de la trace à la production de l’empreinte, et la mise en avant de sa matérialité1.
Or, toute empreinte ne produit pas nécessairement une trace. Issue de la marque d’un poinçon conçu à cet effet, une pièce de monnaie est bien le résultat d’une impression, mais n’est pas habituellement considérée comme la mémoire de l’outil qui l’a produit. Ce qui donne sa valeur au document est la nature du phénomène dont l’archive conserve la trace, que sa disparition rend précieuse. Les théories photographiques abondent en récits de disparitions qui mettent en évidence ce trait, sans pour autant en percevoir le caractère documentaire.
C’est donc bien l’absence de la source, et non seulement la production matérielle de l’archive, qui constitue le document. En attendant de restituer plus en détail les éléments présentés pendant cette séance, j’espère que ces précisions éclaireront la stimulante discussion engagée avec mes collègues, que je remercie pour leur contribution à l’élaboration de mon hypothèse.
- Voir Georges Didi-Huberman (dir.), L’Empreinte, Paris, Centre Georges Pompidou, 1997. [↩]
3 réflexions au sujet de « La trace ou la source absente »
Voilà, encore, quelle merveille ! (sincèrement), un éclairage sur ce qui distingue empreinte et trace et sur ce qui les lie. Bien que le sujet est pour moi ardu, toujours, à vous lire, la forêt dense de la connaissance se ponctue de clairières.
Merci pour ce compliment qui me touche beaucoup, car il évoque ce qui est le but de mon travail de chercheur! J’ajoute que mon propre sentiment est semblable au vôtre: errant dans une forêt de mystères, j’éprouve le même plaisir lorsqu’un bref intervalle de clarté ponctue l’obscurité…
Very interesting! Yes, I like this distinction between material print and trace as a logical operation.
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