L’intuition sociale des faits culturels

Dans un billet récent, le journaliste Daniel Schneidermann, directeur du site de critique des médias Arrêt sur images (auquel je participe par une chronique régulière) s’interroge sur le public visé par le nouveau magazine Ebdo. Pour cerner ce groupe sans disposer d’outils statistiques, il procède par déductions, à partir d’une interprétation sociale des articles publiés.

Une histoire de louve semble s’adresser à «un public concerné par la lecture d’histoires à leurs enfants pour les endormir, donc de jeunes parents». Un article jardinage suggère que «ces jeunes parents seront de préférence équipés d’un jardin», etc. Tout en faisant mine de ne prendre qu’à moitié au sérieux cet exercice de portrait chinois  («Trop facile, l’enquête»), Schneidermann transforme ses impressions de lecteur en pistes réflexives sur les intentions des producteurs et les caractéristiques du lectorat.

Cet exemple d’objectivation permet d’isoler un mode de lecture fondamental des faits culturels, qui se superpose à l’expérience esthétique ou à la prise en compte de l’information, et qui relève d’une intuition sociologique et économique. Oui, comme Monsieur Jourdain, chacun de nous fait de la sociologie, de manière réflexe – une sociologie sauvage, mais qui tente bel et bien de reconstituer par l’analyse contextuelle les conditions de production et de réception, et particulièrement le public visé, sa composition et son extension. Ces informations sociales postulées, déduites ou projetées, où l’on peut reconnaître les caractéristiques de ce que Bourdieu définit comme l’habitus, sont d’une grande utilité et nous permettent de juger de notre proximité avec la cible, et de déterminer notre degré d’engagement par rapport à la proposition.

Une autre manifestation de cette intuition sociale des faits culturels a été évoquée ici à travers la réception du film Wonder Woman (Patty Jenkins, 2017), considéré comme une avancée féministe moins du point de vue du récit que par le choix d’une héroïne féminine pour un film à grand spectacle. Ce qui donne sa valeur de signal féministe au blockbuster est la place économique de la superproduction hollywoodienne dans l’univers culturel: point culminant de l’investissement industriel, elle est interprétée comme un étalon symbolique à fort pouvoir normatif. On peut également se reporter aux exercices de déconstruction féministes de films grand public, qui reposent sur les mêmes principes.

Le caractère déterminant de cette intuition dans notre appréhension des faits culturels est suggéré par l’évolution récente des pratiques publicitaires. Longtemps associée aux médias de masse, la publicité a été identifiée comme un vecteur de la norme et un indicateur de consensus social en raison des contraintes imposées par cette large diffusion, qui impliquaient des choix narratifs accessibles au plus grand nombre, forcément stéréotypés.

Dès lors que nous comprenons que les réseaux sociaux ou les publicités ciblées des médias en ligne ne nous exposent plus à des messages génériques, mais sont issues de sélections algorithmiques, basées sur les recherches ou les achats des usagers, notre intuition sociale se modifie: le contenu semble perdre son pouvoir normatif, qui ne lui était attribué qu’en vertu du postulat de sa forte diffusion.

On peut illustrer cette réception négative par un tweet d’Olivier Tesquet, qui se moque d’une publicité de Valeurs actuelles, suggérant que le ridicule d’une telle image découle du caractère socialement situé des apparences, à l’intention d’un groupe restreint, enfermé dans des valeurs d’un autre temps. Réponse à la problématique du «pouvoir des images», cette boutade indique que l’influence que nous leur attribuons relève moins de caractères iconographiques que des conditions de leur exposition dans l’espace social.

4 réflexions au sujet de « L’intuition sociale des faits culturels »

  1. Nous avons également une intuition psychologique n’est-ce pas? Nous pratiquons tous une psychologie « sauvage ». Grossière par réaction émotionnelle, fine par empathie réflexive.

  2. Tout à fait, mais la compétence psychologique est bien plus admise que la compétence sociologique, notamment dans le domaine de l’image, que l’on associe volontiers à la lecture des émotions (voir par exemple la discussion sur les émojis).

  3. Merci pour cet article fort intéressant. Vous concluez cependant de cette influence qu’elle « relève moins des caractères iconographiques que des conditions de leur exposition dans l’espace social » mais ces dernières n’existeraient pas sans les premiers: il y a sans doute à rééquilibrer l' »influence » de la publicité, son affichage dans l’espace social étant, d’abord, ce qui la fait exister (et à ce titre, il s’agit de la plus lourde des influences, me semble-t-il…)

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