Dans la mêlée de l’effet de réel

Hier soir, au journal télévisé de France 2, j’aperçois fugitivement les images de brutalités qui ont entaché le premier grand meeting du candidat suprémaciste Eric Zemmour, symptôme alarmant d’une campagne qui perd pied à peine commencée (à 13 min. 24). Comme cela m’est arrivé de nombreuses fois, notamment pendant la crise des Gilets jaunes, je suis frappé par la différence de ma perception de cette séquence dans son contexte télévisuel avec les mêmes images aperçues une heure plus tôt sur Twitter. Sans que je puisse décrire précisément pourquoi, ce second visionnage me donne l’impression d’éloigner et d’affaiblir l’explosion de violence découverte à travers la vidéo du journaliste freelance Clément Lanot.

L’effet de déjà-vu ou l’encadrement médiatique suffit-il à atténuer l’intensité de la séquence? Ce serait déjà une contradiction intéressante de l’attribution des propriétés documentaires à la seule nature technique de l’enregistrement. En y regardant de plus près, et en comparant la vidéo de Lanot avec celle de Rémy Buisine, autre reporter qui a diffusé immédiatement ses images sur le réseau social, on distingue mieux les composantes de l’effet de réel1.

Les deux journalistes sont devenus des experts de l’exercice difficile de la saisie sur le vif d’événements publics. Mais à la différence de Buisine, qui reste d’abord en surplomb et pivote de droite à gauche pour saisir les différents éléments d’une scène complexe, tout en veillant à maintenir l’horizontalité de sa caméra, Lanot se rapproche et suit la mêlée, capturant dès les premières secondes les violents coups de poing assénés par un militant d’extrême-droite à une jeune femme. L’image qui tangue, zoome avant, monte ou descend au rythme de sa progression inscrit la caméra au cœur de l’action. La comparaison révèle aussi que le son est plus fort chez Lanot, renforçant la proximité à l’événement et le réalisme de la scène.

Le JT de France 2 a repris le début de l’enregistrement de Buisine, mais en le réduisant à seulement quelques secondes, et surtout en atténuant l’ambiance sonore, recouverte par le commentaire en voix off. C’est principalement cette manipulation qui estompe l’effet d’immersion des rushes diffusés sur Twitter. Pour une action confuse, la possibilité de revenir en arrière pour revoir la séquence, mise à la disposition du spectateur en ligne, contribue également à en améliorer la compréhension.

Plutôt que par la nature de la technologie employée, la variation de l’effet de réel apparaît déterminée par les conditions d’énonciation (médiation journalistique vs accès numérique immédiat) et par les caractères stylistiques ou formels des vidéos. La façon de filmer de Lanot, qui se coule dans l’action et conserve à l’image des traits «amateur» typiques de l’autoproduction numérique, accentue l’impression de participer à l’événement. Notons au passage que cette perception est distincte de l’effet de présence – figure appréciée des théoriciens de l’image photographique, sur laquelle je reviendrai prochainement. Alors que celui-ci est souvent décrit comme une forme d’apparition, l’effet de réel, qui confère à l’information visuelle la densité d’une observation in situ, donne au contraire l’illusion d’une projection vers la scène distante.

On pourrait penser que la substitution de la vision du spectateur à celle dictée par la caméra est une propriété naturelle du dispositif optique. Mais tout comme la vue à la première personne du jeu vidéo résulte d’une opération imaginaire – la convention qui fait du regardeur le protagoniste d’une action à distance –, la construction de l’effet de réel passe par ce qu’on pourrait appeler des embrayeurs de réalisme. Au cours de l’histoire des images, plusieurs paradigmes ont rempli ce rôle: relief pour la statuaire, projection perspective pour la peinture, garantie de l’enregistrement pour la photographie, reproduction du mouvement pour le cinéma, transmission en direct pour la télévision, «immédiation2» ou automédiation pour les contenus numériques, etc. Ces embrayeurs ont modifié simultanément les conditions de production matérielles des images, leurs caractéristiques formelles, mais aussi les conditions imaginaires de leur réception. C’est en prenant en compte ces différents facteurs, et non la seule détermination technique, que l’on peut expliquer les variations de la perception documentaire.

  1. C’est Roland Barthes qui propose en 1968 la notion d’effet de réel pour désigner, au sein d’une fiction, un détail dont la seule fonction est de confirmer le réalisme de la description. Différente de l’idée d’authenticité, cette notion peut être étendue au monde des images avec la même signification d’embrayeur de réalisme, qui concerne aussi bien la fiction que les formes référentielles. []
  2. Suivant Jay David Bolter et Richard Grusin, l’autoproduction et l’autodiffusion des contenus numériques participent à une accessibilité «immédiate» (immediacy), par opposition aux contenus recomposés par le filtre médiatique. []

5 réflexions au sujet de « Dans la mêlée de l’effet de réel »

  1. (ce sont des images atroces) plus loin, je suis frappé par le nombre de téléphones de poche qui filment la scène : sont-ce autant de preuves dont la justice s’emparera ? il faudrait y veiller – l’indigence des actes commis, les jets de chaises, les coups : le sentiment que c’est en toute impunité que ces pratiques sont exercées – comme si (ainsi que l’un des porte-paroles du candidat suprémaciste l’a affirmé) ces gens-là étaient dans leur droit – je me souviens de Clément Méric- il ne fait pas de doute que la retransmission télévisuelle va dans le sens de la légitimation de tels actes, et il ne s’agit pas de la chaîne du milliardaire…

  2. Interrogation en passant :
    « immédiation » ou « immédiateté » ?
    Le second mot relèverait-il de l’exactitude de la concomitance quand le premier laisserait à voir le décalage entre l’immédiateté et l’effet d’immédiateté ?
    Le néologisme prêtant à décorticage, on se met à penser qu’il est contradictoire : im-médiation, quand ces vidéos sont précisément en décalage (léger, certes, mais néanmoins important : temps, espace, cadrage, 1 sens sur 5) avec le réel. Immédiation serait donc une immédiateté médiatisée, une médiateté ?

  3. @jd: L’«immediacy» est une notion caractérisée (en même temps que « remédiation » et « hypermédiation ») par Jay David Bolter et Richard Grusin dans leur ouvrage Remediation. Understanding New Media (MIT, 1999). Dans le sens lié à l’histoire des médias, où cette notion a pour but de distinguer l’im-médiation numérique de la « médiation médiatique », ce terme est traduit en français par « immédiation ». Il ne peut pas bien sûr être pris au pied de la lettre: il y a bien une médiation numérique, ne serait-ce que d’un point de vue technique. Toutefois, l’idée d’un moindre filtrage ou d’une accessibilité plus immédiate des contenus autoproduits est bien une caractéristique essentielle de la communication numérique, qui participe de sa perception par les usagers. Je pense pour ma part que cette idée d’une médiation « transparente » a été associée depuis longtemps à diverses formes d’art, à la photographie, à la radio ou à la télévision, c’est à dire à divers médias, à chaque fois loués pour la qualité de proximité qu’ils semblaient conférer aux contenus reproduits. Dans cette optique, il s’agirait donc plutôt d’un récit ou d’un imaginaire de la représentation, destiné à faire ressortir ses propriétés documentaires.

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