Aujourd’hui âgée de 96 ans, ma mère Edith a quitté son domicile en 2017. Elle est depuis 2021 hébergée en EHPAD. A cette occasion, j’ai récupéré son archive photographique, reliquat de l’histoire de sa famille – et donc de la mienne. L’accès privilégié à cette mémoire a d’abord donné lieu à des conversations entre nous autour des images, avant de se transformer progressivement en enquête sur la photographie de famille, dont j’ai présenté les premiers éléments en 2024 dans mon séminaire à l’EHESS.
Un chercheur peut-il choisir sa propre iconographie familiale comme objet de recherche? C’est précisément ce qu’avait proposé Roland Barthes, plaçant la photographie de sa mère enfant au cœur de sa réflexion sur la photographie dans son essai La Chambre claire (1980). Développant cette intuition, j’ai présenté l’an dernier dans le séminaire du CRAL les hypothèses qui m’ont permis de mettre cette subjectivité au service d’une approche documentée de la photographie familiale.
Au lieu de l’analyse décontextualisée qui croit pouvoir lire les photos des albums comme un livre ouvert, j’ai au contraire constaté que les images familiales se présentent souvent comme des rébus ou des énigmes, dont les significations n’apparaissent que grâce au témoignage des participant·es. L’image dévoilée par ses formes exposées ne livre en effet que la partie semi-publique de l’histoire d’une famille, dont la banalité caractéristique du genre correspond en réalité au choix de préserver les informations réservées au cercle des intimes. Il suffit pourtant de prêter l’oreille au récit des intéress·ées pour réveiller, derrière la platitude d’un portrait, la violence des abus (voir: Christine Angot, Une Famille, 2024).
Comme la qualité de membre d’un club permet d’accéder aux privilèges réservés aux acteurs cooptés, celle de membre d’une famille permet de disposer d’une connaissance approfondie de ses arcanes, mais aussi d’une relation de confiance qui donne accès à l’entre-soi de la mémoire privée. Plutôt qu’un handicap, l’implication subjective permet de situer une image dans le réseau des interrelations qui en construisent le sens. Il s’agit donc d’une condition précieuse pour changer de regard sur une archive dont les albums ne montrent que la part la plus neutre.
Prenons l’exemple canonique de la photographie de mariage, réduite par l’approche expéditive de Pierre Bourdieu à un trophée redondant, destiné à solenniser « un temps fort de la vie collective » (Un art moyen, 1965). J’ai toujours connu, dans nos domiciles successifs, la discrète photo du mariage de mes parents en 1960, conforme à la description du sociologue, diffusée à la famille et aux amis et affichée en format moyen dans leur chambre à coucher (ci-dessous, à gauche). La photographie rituelle du groupe des participants est quant à elle présente dans plusieurs albums de famille. Ce n’est que récemment, en explorant l’archive de ma mère, que j’ai découvert une autre image, manifestement réalisée au même moment que le portrait officiel, mais qui n’avait jamais eu droit au privilège de l’exposition (ci-dessous, à droite).
Alors que la photo diffusée donne un air sérieux au couple, ma mère assise, mon père debout, la main posée sur son épaule, leurs regards fixés vers un horizon partagé, dans une pose qui évite l’interaction avec l’oeil du spectateur, la seconde version montre un couple souriant où ma mère saisit la main de son (futur) époux, les mariés échangeant un regard complice. Selon les termes d’Edith, interrogée récemment à propos de ces deux images: «Celle-là est plus vivante. L’autre, on dirait que c’est un photographe qui l’a prise». La principale intéressée fait donc parfaitement la différence entre l’affectivité affichée de la variante et la neutralité délibérée du portrait choisi à des fins de communication.
L’examen de l’iconographie conservée par ma mère montre, aux côtés des deux images-trophées, celle du couple et celle du groupe des participants, de nombreuses photos de reportage: celles du jour de la cérémonie, en extérieur, en noir et blanc et en couleur, et celles de l’accueil des membres de la famille, en noir et blanc, dans l’appartement de ma mère, avenue des Vosges à Strasbourg, la veille du mariage. Des traces de colle au dos de plusieurs de ces images témoignent qu’elles ont été réunies en album, dans une version dont je n’ai pas gardé le souvenir. Ma mère a pris un vif plaisir à revoir ces images, lorsque je les lui ai montrées pour recueillir son commentaire le 13 avril dernier (voir ci-dessus).
Selon Pierre Bourdieu, « la cérémonie de la photographie de groupe se maintient même quand il y a des photographes amateurs; ceux-ci peuvent doubler le photographe professionnel, officiant dont la présence sanctionne la solennité du rite, mais jamais le remplacer». Pourtant, un examen attentif de la collection d’images de ma mère, confirmé par son témoignage, indique que ces images n’ont pas été réalisées par un photographe professionnel. La version en noir et blanc de la photo de groupe montre le frère d’Edith, Raymond, absent de la photo couleur, qui tient à la main un Kodak Rétinette (ci-dessous, à droite): le célèbre appareil qui a favorisé la diffusion de la photo amateur dans les années 1960.
D’après les témoignages, c’est effectivement Raymond, praticien expérimenté, qui a été chargé du reportage photographique de l’événement – un constat qui atteste le rôle grandissant pris par la pratique amateur, susceptible de remplacer dès 1960 la photographie professionnelle dans un mariage de la classe moyenne. Plus surprenant encore, l’image officielle du couple n’a pas été effectuée en studio, mais dans l’appartement de ma mère: il s’agit d’un selfie avant la lettre, réalisé par les mariés eux-mêmes à l’aide d’un trépied et d’un retardateur.
Mais au-delà du choix remarquable d’une autonomie des images, l’enseignement le plus décisif de cette collection est la distinction radicale de la fonction communicationnelle et de la mémoire privée. A côté des images diffusées, Edith a conservé précieusement des photos dont la consultation lui apporte un plaisir évident soixante-cinq ans après l’événement. La variante souriante de la photo de mariage dont j’ignorais l’existence a bel et bien traversé le temps, et fait aujourd’hui partie de la sélection effectuée par sa principale actrice. Ce n’est pas une image moins importante que le portrait officiel du couple: il s’agit simplement de deux usages distincts.
L’image privée du mariage (que je reproduis ici avec l’autorisation d’Edith) est un souvenir à destination du cercle des intimes, qui n’avait pas vocation à être diffusée. Le choix délibéré d’une image plus neutre correspond à l’ouverture à un public élargi. Comme de nombreux usagers de la photographie, mes parents ont compris intuitivement les différentes fonctions de représentation des images, qui ne se réduisent ni à l’image-trophée, ni à la sélection définitive des albums, mais existent sous des formes diverses, souvent transitoires, en pèle-mêle ou en groupes de photos encadrées disposées sur un meuble, voire en simples vracs réunis dans des enveloppes ou des boites, en attente d’un usage à venir. Comme leurs visibilités respectives, toutes ces formes définissent autant de micro-publics potentiels, autrement dit constituent autant de médias distincts, qui restent encore à décrire.
4 réflexions au sujet de « L’autre photo de mariage »
… »autrement dit constituent autant de médias distincts, qui restent encore à décrire. »
Et à créer, et à inventer ! Cette dernière phrase est particulièrement enthousiasmante. Et cela n’est pas circonscrit à la photographie, mais s’étend probablement à toutes les formes d’expression ! Les dessins et poèmes de nos enfants, ou les nôtres lorsque nous étions enfants, ont plus « d’épaisseur », ou de « résonance » avec le recul, comme si les années leur avaient magiquement ajouté, et non pas retiré, de la signification. C’est très étrange comme phénomène. L’art est dans l’auditoire/spectateur, équipé de tout le bagage de sa vie, tout autant que dans le travail de l’artiste.
On voit sur une photo qu’il y avait des musiciens dans la famille ! A l’époque les bandes magnétiques étaient rares, chères et fragiles… aujourd’hui on écoute sur youtube une chanson de ses enfants, à l’école ou dans un club, sur un autre continent ou des années plus tard, et les pensées et sentiments associés sont enrichis par les années passées.
Votre analyse de l’archive photographique de votre mère, et en particulier la phrase « Comme la qualité de membre d’un club permet d’accéder aux privilèges réservés aux acteurs cooptés, celle de membre d’une famille permet de disposer d’une connaissance approfondie de ses arcanes, mais aussi d’une relation de confiance qui donne accès à l’entre-soi de la mémoire privée », éclaire brillamment la dynamique de la mémoire familiale. Pourtant, cet « entre-soi » ne me semble qu’un leurre. Même en partageant les liens familiaux, nous n’accédons jamais véritablement à la réalité de ce que les autres vivent, leurs expériences restant fondamentalement singulières et opaques. Les photographies amateurs de Raymond, prises au Kodak Rétinette, illustrent ce paradoxe : elles donnent l’illusion d’ouvrir l’intimité de la mémoire privée, mais ne capturent qu’une surface, masquant l’inaccessibilité des vécus individuels. Dans le cadre de vos recherches sur les images, comment analysez-vous cette tension entre l’apparente proximité de la mémoire familiale et l’impossibilité d’en saisir la profondeur ?
@Ava Durafsy: Merci pour votre commentaire! Ce que je désigne sous l’expression «mémoire privée» n’est pas synonyme de «la réalité de ce que les autres vivent» (dont l’expérience peut rester opaque, y compris à eux-mêmes). Il s’agit plutôt d’une représentation commune au cercle des intimes – les informations partagées à ce niveau contribuant à définir le degré d’intimité du cercle. On peut appliquer les principes de la théorie de la communication à tous les groupes concernés, à condition de considérer qu’il existe une pluralité de micro-publics, et que chacun d’entre eux est légitime. Les usages de la photographie familiale se distribuent au sein de ces cercles, s’adressent à chacun d’entre eux de manière ciblée (à peu près comme la décoration du salon n’est pas la même que celle de la cuisine ou celle de la chambre à coucher), et contribuent à les entretenir.
Votre billet propose une analyse éclairante de la photographie familiale comme vecteur de récits sociaux, mettant en exergue le rôle de l’amateur, tel Raymond, dans la création de ces archives visuelles. Toutefois, un acteur implicite, rarement considéré, semble mériter une attention particulière : le tireur, professionnel du laboratoire photographique chargé du développement des pellicules. Au-delà de la qualité amateur des prises de vue, la conscience que ces images seront vues et manipulées par ce technicien constitue un facteur déterminant. En effet, cette anticipation du regard extérieur, particulièrement dans le contexte des petites villes où le tireur peut être une figure connue, influence en amont les choix de composition et de sujet des photographes amateurs. Ne pourrait-on pas considérer que cette présence implicite du tireur, en tant que premier destinataire des images, contribue à une forme de normalisation des pratiques photographiques familiales ? Comment percevez-vous l’impact de ce regard tiers, souvent tu, sur la construction des représentations visuelles vernaculaires ?