Parmi les questions non réglées, celle de la capacité des images à prendre en charge un récit reste entière. Il y a peu, évoquant la «narration visuelle» au cours d’un colloque, j’ai suscité la surprise d’une collègue linguiste, peu disposée à admettre que la narration pouvait s’appliquer à la figuration iconique. Si la plupart des spécialistes tombent d’accord pour décrire la séquentialité et le montage cinématographiques comme une déclinaison des formes narratives littéraires, il n’existe en revanche aucun consensus à propos des processus signifiants de l’image fixe1.
Celle-ci possède pourtant une capacité évidente à produire une organisation du sens qui s’apparente à la fonction narrative, et qui se manifeste dans le langage courant par la locution «faire image» ou d’autres expressions proverbiales, comme «l’image qui vaut mille mots». Lors d’une visite récente dans un musée d’art et d’archéologie de province, qui comprenait également une section d’histoire naturelle, sous la forme d’une vaste collection d’animaux empaillés, un exemple de narration visuelle à la fois discret et efficace m’a frappé. Dans une vitrine, sous le squelette d’un canidé, étaient disposées deux naturalisations, celle d’un loup et d’un chien domestique, à des fins de comparaison. Les corps semblables des deux animaux s’opposaient par un choix de postures expressives: une position de veille qui évoque l’attention ou la crainte pour le loup, avec un regard par en-dessous s’adressant au spectateur, tandis que le chien était représenté dans une position assise, attitude familière de l’animal de compagnie.
En quelques traits caractéristiques, mais aussi grâce à l’association des objets exposés, la démonstration simultanée de la proximité morphologique et de la distance comportementale entre l’animal sauvage et l’animal domestique est éloquemment suggérée. Jusqu’au XXe siècle, l’observation des animaux dans leur habitat naturel est un exercice difficile, qui impose de compléter la description physique par l’examen des cadavres. Longtemps, les illustrations d’histoire naturelle ont été exécutées à partir de corps inertes, dont la posture et l’expression était corrigée par le souvenir – ou à défaut par l’imagination. L’art de la naturalisation s’apparente ainsi à l’art du portrait, dans la mesure où il propose, non une simple description, mais une caractérisation emblématique du sujet représenté, par le choix de signes évocateurs d’un contexte ou d’un comportement.
La composition exposée dans la vitrine du musée combine deux sortes d’associations: un montage paradigmatique, qui exprime par la posture le caractère sauvage ou domestique de l’animal, et un montage syntagmatique, soulignant par leur opposition ces deux éthologies. De façon allusive, c’est aussi l’histoire de la domestication du chien au contact de l’homme qu’évoque cette composition. Ces différents éléments sont confirmés par une déclinaison textuelle sous la forme de cartons explicatifs, consacrés respectivement aux canidés comme espèce commune, au loup – «un grand chasseur», ou au chien – «plus vieil ami de l’homme».
Sous une apparence descriptive, la vitrine des canidés raconte bien une histoire. Issue de nos habitudes culturelles et académiques, la césure artificielle qui sépare le récit littéraire du faire-image est un obstacle qui nous empêche de penser l’unité des modalités narratives. Les deux genres diffèrent certes par leurs instruments, mais partagent la même fonction: celle de proposer une organisation signifiante, lisible et transmissible de l’information. Entre chien et loup, il est temps de réunir dans un même registre d’analyse les traits communs de la mise en récit.
- Ryan, Marie-Laure (dir.), Narrative Across Media. The languages of Storytelling, Lincoln, University of Nebraska Press, 2004. [↩]
16 réflexions au sujet de « Entre chien et loup: de la narration par l’image »
Billet très intéressant, mais le dernier paragraphe est abscons ;-)
@Francis: Je conçois que le débat théorique puisse sembler abscons. Pour les lecteurs familiers de mon blog, la notion de narration visuelle fait partie des meubles. Mais comme je l’indique au début de ce billet, mis à part pour le cinéma, cette idée est encore loin d’aller de soi. Dans le domaine littéraire, la définition habituelle du récit par l’intrigue rend en effet difficile de concevoir qu’il puisse s’appliquer à l’image fixe. Par ailleurs, les tentatives de description des caractères de la narration visuelle, pour ceux qui s’y essaient (voir Ryan), restent le plus souvent sommaires ou confuses. Les notions comme le « faire image » ou encore l’emploi du terme « storytelling », fréquent chez les photographes professionnels, indiquent pourtant la réalité d’un usage narratif des images. Pour ma part, je propose de penser ensemble la mise en récit littéraire et le « faire-image » (que je comprends comme un équivalent de la narration visuelle), à partir de notions comme le montage (voir « Iconogrammes. Le récit des images« ), ou une redéfinition de la narration comme «organisation signifiante de l’information».
Très intéressant blog, qui donne toujours à réfléchir, même pour les profanes. Beaucoup de questions viennent à l’esprit:
– Diriez-vous que cette vitrine du chien et du loup est une « image »?
– Définir la narration comme «organisation signifiante de l’information» semble suggérer que l’information puisse exister indépendamment, ou « avant » sa signification, mais le contraire n’est-il pas possible (et peut-être plus réaliste): La narration comme une action qui sépare le monde entre « information » et « observateur »?
– Le cinéma n’est-t-il pas plus proche du récit, et le livre de l’image? Car un livre on peut regarder les chapitres, lire la préface, regarder si le héros meurt à la fin, etc. etc. mais au cinéma (ou en vidéo sur internet, que je ne regarde presque jamais car on n’est pas maitre de notre temps) on est complètement à la merci du narrateur, et on n’a vraiment pas le choix car si on « saute » on n’a aucun moyen de savoir à l’avance si on loupe un élément important ou non! Et il est tellement difficile de revenir en arrière.. C’est complètement inconfortable, ca ne marche pas! Au contraire, il y a tellement de livres importants, majeurs, de grand écrivains, que j’ai lu de part en part… Et ca n’a rien retiré à leur saveur ni à leur contenu !
C’est drôle, une telle position: « peu disposée à admettre que la narration pouvait s’appliquer à la figuration iconique » me semble impossible avant le 20eme siècle. Pas avant Paul Klee et Piet Mondrian, par exemple. Auparavant, les artistes même les plus révolutionnaires ne faisaient que remplacer un récit par un autre. Mais une situation vierge de récit était inconcevable. Enfin, il me semble…
Merci pour cet éclairage. Je viens tout juste de découvrir votre blog qui est passionnant, je vais donc vous suivre avec un grand intérêt
@Laurent Fournier: La vitrine est-elle une image? Bonne question! Elle relève pleinement d’une économie visuelle, que ce soit par les objets qu’elle présente, variante des figures de la statuaire, ou par son dispositif de présentation voué à la visibilité. Mais elle est aussi plus qu’une image, puisqu’elle se donne à voir comme un document, une représentation immédiate du corps animal. Un état de l’image proche de la photographie, qui participe au renouvellement de la vision engagé par les sciences d’observation!
Sur information et organisation (ou récit), oui, vous avez raison: il n’est souvent pas possible de dissocier strictement l’une de l’autre. Mais il existe un autre rapport signifiant, celui du signe (ou de la sémiotique), qui relie un symbole à son référent. Le signe n’a pas besoin d’être mis en récit pour signifier (le mot «cheval» renvoie à l’animal «cheval» indépendamment du contexte). Le récit, quant à lui, est une organisation dont la fonction est de donner un sens en contexte – j’ai envie de dire: un sens social – à l’ensemble des éléments qui le composent (par exemple: la loi du plus fort est toujours la meilleure…).
L’opposition cinéma/livre me paraît plus discutable, surtout avec les outils de consultation contemporains, comme le streaming, qui permet de se déplacer librement au sein du contenu. Par ailleurs, la lecture d’un texte a elle aussi connu des évolutions avec l’outillage numérique, qui s’inspirent souvent des interfaces de lecture vidéo…
@Francis: Welcome!
Trois questions:
1) La « déclinaison textuelle sous la forme de cartons explicatifs » est-elle une légende ancrant l’image?
2) Cette « déclinaison textuelle sous la forme de cartons explicatifs » est-elle nécessaire à l' »image » de la mise en vitrine?
3) La difficile acceptation que » la narration [puisse] s’appliquer à la figuration iconique » tient-elle en l’absence de normalisation de l’image figurative contrairement à au langage naturelle codé et cadré par son vocabulaire et sa grammaire dûment répertoriés, même si de façon inévitablement incomplète?
@Marcol: 1) Oui, c’est une légende, qui fournit des éléments descriptifs («Loup gris», «Chien») et des commentaires explicatifs («Un grand chasseur»…).
2) Pour ma part, j’ai compris le message (et pris la photo) à partir de la présentation des animaux dans la vitrine, avant d’en lire la confirmation textuelle.
3) Je crois que le problème essentiel vient du fait qu’il existe une masse considérable de travaux, d’analyses et de commentaires sur la narration, toujours effectués à partir du domaine littéraire, et très peu sur le terrain des images (les auteurs importants de la théorie photographique, comme Roland Barthes ou Rosalind Krauss, n’ont pas abordé cette question). Cette asymétrie conduit par exemple à donner une valeur importante à la notion de séquentialité, constitutive de la définition du récit littéraire, qui est évidemment problématique pour l’image fixe…
« Sujet, verbe, complément », c’est efficace et… confortable pour raconter une histoire. Bien sûr, c’est très réducteur pour parler de la séquentialité. Pourtant, la grammaire, parfois un peu sèche, et les canons narratifs, parfois barbants, permettent des séquentialités imbriquées propres à construire des histoire, qu’elles soient bonnes ou pas, qui nous sont accessibles et naturellement, ou presque, compréhensibles. Or, la poésie écrite s’échappant, par « licence », des codes et des carcans linguistiques tout en jouissant de la richesse de ses composants, nous offre d’autres narrations. Est-ce que la narrativité de l’image pourrait s’explorer avec les outils, à adapter, de la poésie littéraire?
@Marcol: Absolument! Et pour au moins une bonne raison: le type de rapport signifiant privilégié par la poésie est l’évocation, un principe d’association libre qui me paraît très proche du montage, et qui est aussi un des principaux outils de la production du sens par l’image (voir mon billet: « Les prénoms de la laïcité, ou comment cacher l’islamophobie« ).
La poétique des images
Nous attends sereine au virage
Tres beau!
Et passionant: Du temps a l’espace et vice-versa!
Jusqu’a present seuls les physiciens s’aventuraient dans ces « entre-deux-eaux »!
De fait, les images peuvent raconter, exposer un récit, etc.
Mais on peut toujours se demander « où » a lieu ce récit-là…
Est-il tout entier contenu dans les informations visuelles ? Ou bien, en définitive, ne se manifeste-t-il comme tel, comme récit, que dans « ce que l’on en dit » ?
On dit, dans certaines circonstances, que untel « se fait un film ».
En retour, peut-être que je ne pourrais pas voir ce qui est dans cette vitrine, ce chien et ce loup ainsi disposés, voir vraiment ce que ça raconte, avant de m’être « fait un discours » ?
@Patrick Guillot: Deux points sont tout à fait certains. Premièrement, si récit il y a, celui-ci est effectivement allusif, et surtout invisible, ou plutôt invisibilisé. Les postures respectives des animaux appartiennent à un langage « naturel », le fait que ces postures ont été choisies et composées pour évoquer la dichotomie sauvage/domestique peut aisément passer inaperçu. C’est tout le problème de la narration par l’image qui, quoique lisible, peut en effet ne pas être identifiée comme telle.
En second lieu, et contrairement à ce que voudrait faire croire ce récit naturalisé, la dichotomie sauvage/domestique est bien une construction symbolique, qui ne peut être évoquée par les postures que parce qu’elle préexiste sous forme de stéréotype. C’est là encore un mécanisme très général de la narration visuelle, qui ne peut fonctionner qu’à la condition de mobiliser des clichés.
En fait, il me semble donc que nous sommes d’accord ? La narration effectuée par le dispositif de cette image (vitrine) vous a été lisible parce que vous avez les outils (discursifs) pour la décrypter, et nous en expliciter le « discours »… caché ? Au moins allusif, comme vous le dites.
C’est bien en effet une construction symbolique qui est ici à l’œuvre (comme sans doute dans toutes les images qui prétendent à la signification narrative ?). Symbolique, c’est-à-dire déjà fixée dans un récit, un texte, un discours, la langue.
Oui, c’est ça. Mais c’est justement ça la narration par l’image.
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