(Fisheye #55) Décolonialisme, féminisme, restitution: la 12e édition de la biennale de Berlin pour l’art contemporain cherchait son inspiration dans les engagements les plus vivaces de la critique sociale. Mais ces intentions louables se sont heurtées à un obstacle inattendu. La reprise de l’installation du plasticien Jean-Jacques Lebel mettant en scène des versions agrandies des images de torture de la prison d’Abou Ghraib ont suscité la protestation de trois artistes irakiens participants à la biennale. Après l’échec d’un dialogue houleux avec sa direction, Sajjad Abbas, Raed Mutar et Layth Kareem ont décidé de retirer leurs œuvres, expliquant leur geste dans une déclaration publiée avec l’historienne de l’art Rijin Sahakian dans Artforum, également adoptée par quelque 600 signataires1.
La réaction de Kader Attia, commissaire de la manifestation, n’a pas été à la hauteur des promesses de «réparation» de son programme. Accusant les protestataires d’avoir réclamé le retrait de l’œuvre de Lebel, celui-ci a dénoncé «ce puritanisme qui nous vient des États-Unis, où l’individu qui se sent indigné donne libre cours à sa sensibilité mais ne peut pas penser collectivement»2.
La protestation des artistes irakiens méritait mieux que le préjugé toxique de la «cancel culture». Si je suis pour ma part favorable à l’exposition de documents de la barbarie comme les photos d’Abou Ghraib, il faut également reconnaître que ce corpus pose des problèmes spécifiques et demande une attention particulière. Le fait que l’installation de Lebel, inaugurée en 2013 au musée d’Art moderne et contemporain (Mamco) de Genève, avait déjà fait l’objet de présentations antérieures sans susciter le débat, a probablement contribué à sous-estimer les enjeux de cette nouvelle exhibition.
La protestation d’artistes irakiens est pourtant la marque typique de la confrontation avec les premiers concernés que recherche la critique sociale. Les images d’Abou Ghraib constituent un témoignage parmi les plus éloquents de l’arbitraire, de la violence et de l’absurdité de l’invasion de l’Irak par les forces américaines en 2003. Mais ces images réalisées par les soldats eux-mêmes comme des trophées, et devenues par leur exposition publique des instruments de dénonciation de crimes de guerre, ne sont pas des œuvres que l’on peut soumettre sans danger au processus de valorisation de la muséographie d’art. Parti-pris plastique, l’agrandissement à des formats démesurés des photos d’Abou Ghraib pose bel et bien question. En 2018, un malentendu semblable avait suscité une ferme condamnation du volume publié sous la direction de Pascal Blanchard Sexe, race et colonies (éd. La Découverte). L’ouvrage qui se fixait pour but de témoigner à charge contre l’exploitation sexuelle liée au colonialisme, se présentait comme un catalogue richement illustré, mettant paradoxalement en valeur l’iconographie décrite comme un document de l’abjection3.
Quoique critique, le point de vue des éditeurs négligeait ici celui des victimes. Telle est bien la position qui distingue la réaction des participants irakiens à la biennale. Des membres de la famille de Layth Kareem ont fait partie des prisonniers d’Abou Ghraib, et on peut comprendre plus globalement l’inconfort des plasticiens regroupés par le commissariat à proximité des images de torture, par un réflexe thématique qui mélange victimes et bourreaux.
La manifestation du point de vue des victimes est pourtant l’une des ressources les plus essentielles de la critique décoloniale. Il est regrettable que le projet de la biennale n’ait pas tenu compte de cet antagonisme que suscite à chaque fois l’exposition de documents dénonçant des abus de pouvoir. Mais il est probablement encore plus malheureux que l’occasion fournie par la protestation des artistes irakiens, qui allait dans le sens des ambitions revendiquées, n’ait pas donné lieu à une réflexion qui aurait pu nourrir la muséographie. Même sous la forme d’un conflit d’opinions, mieux valait expliquer la divergence des points de vue au public, que de laisser vides les espaces auparavant occupés par les œuvres. Une telle péripétie démontre qu’en matière d’exposition, il ne suffit pas d’afficher de bonnes intentions.
- Rijin Sahakian, «Beyond Repair. Regarding torture at the Berlin Biennale», Artforum International, 29 juillet 2022. [↩]
- Ludovic Lamant, Thomas Schnee, «Biennale de Berlin: défiance et débats autour de clichés d’Abou Ghraib», Mediapart, 22 août 2022. [↩]
- Philippe Artières, «Sexe, Race et Colonies: livre d’histoire ou beau livre?», Libération, 30 septembre 2018. [↩]
4 réflexions au sujet de « Abou Ghraib ébranle la biennale »
100% d’accord avec les artistes Irakiens. Ce soi-disant « art », si c’en est un, est extrordinairement indigent et paresseux. C’est toujours les non-europeens dont on exhibe les corps de cette facon. Que ce soit la une de liberation « les enfants d’Assad », ou les corps brules de Godhra, ou Abu Ghraib, ou des centaines d’autres cas dont le livre que vous citez. Les corps tortures du Bataclan en 2015 n’ont ete montres par personne, ni les corps du 11 septembre, ni les corps des bombardements americains en Allemagne (mais les corps des Japonais a Hiroshima et Nagasaki, par contre, si!) et personne n’a trouve scandaleux ni « non artistique » de ne pas montrer ces corps Europeens. D’ailleurs une recherche google montre que cette mise en scene a donne lieu a de nombreuses controverses deja, a Berlin etc.
Si Lebel avait ete un peu courageux au travail il aurait pu montrer les photos des victimes de Abu Ghraib en costard, au travail, ou avec leur famille, avant leur torture et leur mort. Mais evidemment ca aurait demande un peu plus de travail que de passer 2 heures sur google. Juste un exemple… juste une idee. C’aurait ete autrement plus percutant (au lieu de ce faux « iconoclasme » de pacotille). On ne fait pas du Duchamp avec un corps torture. Duchamp aurait deteste, j’en suis sur.
Évitons à l’avenir toute « exposition » qui pourrait déranger les victimes éloignées, les parents concernés, les visiteurs indifférents. Dans ces musées, laissons désormais de grands espaces vides, et juste la place pour un urinoir.
L’acte le plus révolutionnaire c’est Karim Wasfi qui joue du violoncelle sur le lieu d’un bombardement, quelques heures après la bombe. Le contraire de Lebel. La légitimation (au sens simple et direct de Bourdieu: Est « légitime » ce qui bénéficie d’un cadre officiellement reconnu) de la manifestation d’un crime est répugnante. Il y avait 1000 manières de confronter ces crimes. Je ne vois pas de manière plus paresseuse que celle que Lebel a choisi et son acte est dégoutant.
Notre regard sur les images est prisonnier de pratiques culturelles séculaires, aujourd’hui confrontées à des situations qui en bousculent les cadres. Le principe même de la dénonciation par retournement du point de vue, qui vise à exposer le scandale contenu dans une situation de visibilité, se heurte à la tradition qui fait de toute exposition une forme de valorisation, à la source de l’histoire de l’art. Prétendre que ce renversement est facile à gérer est démenti par des cas comme la publication de « Sexe, race et colonies » ou la controverse de la biennale de Berlin. Il est préférable d’envisager ces épreuves de réception comme des expériences à analyser, qui dévoilent les pièges et les difficultés de la confrontation des points de vue. Il serait par exemple faux de croire que notre point de vue n’a pas changé à propos des images d’Abou Ghraib: l’installation de Lebel incarne un point de vue de 2013, et le débat qui accueille la reprise de cette proposition est un indicateur précieux de la remise en question que produit l’introduction de nouveaux points de vue. A cet égard, je voudrais saluer l’analyse prémonitoire que proposait Susan Sontag dans son livre « Devant la douleur des autres », que l’on peut relire à la lumière de la péripétie berlinoise.
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