Dans le cadre des adaptations en live-action de leurs plus fameux dessins animés, les studios Disney ont diffusé le 10 septembre une bande-annonce de la future version de La Petite Sirène (sortie prévue en mai 2023). Alors que le choix de la chanteuse Halle Bailey pour incarner le rôle-titre était déjà connu, la vision de son personnage entonnant la célèbre chanson «Part of your world» a soulevé une vague de haine qui donne l’échelle du blasphème. Le personnage d’Ariel n’est plus une rousse «au teint diaphane», mais une jeune femme noire portant des dreadlocks. Après diverses tentatives souvent prudentes de renouvellement de personnages par la diversité, cette évolution est manifestement perçue comme un tournant. Pour la première fois, le rôle-titre d’un récit patrimonial remplace l’incarnation familière de la blanchité par les traits d’une minorité raciale dans une production hollywoodienne grand public.
Le débat qui a immédiatement envahi les réseaux sociaux a pris des formes bien connues. A l’accusation d’une trahison de l’œuvre d’Andersen répond la liste des personnages non-occidentaux joués par des acteurs ou des actrices blanc·hes, de Jésus à Othello en passant par Cléopâtre. A la justification de la blanchité d’Ariel par sa nationalité danoise est opposée l’origine méditerranéenne de la figure de la sirène. Plusieurs internautes entreprennent de démontrer que la jeune femme ne peut pas être noire en raison du filtrage des UV par l’eau de mer.
La polémique sur la légitimité de l’adaptation prend évidemment un tour savoureux dans le contexte des relectures des contes traditionnels par les studios Disney, dont la fidélité n’est pas la qualité première. La version de 1989 de La Petite Sirène convertit notamment un récit d’amour impossible en un mariage de contes de fées. Inspiré par le performer Divine, le personnage d’Ursula transforme radicalement le rôle de la sorcière, dans une interprétation par ailleurs plutôt réussie de la subversion des normes de genre à l’œuvre chez Andersen. Bref, l’adaptation a tous les droits – à plus forte raison quand c’est le studio auteur de la version originale qui entreprend de la revisiter.
En réalité, le débat n’a rien de littéraire. Les adversaires de la nouvelle version appliquent une grille de lecture politique, visible derrière l’accusation de «wokisme» adressée aux studios. De même que les autrices d’une tribune transphobe dans Marianne préfèrent se justifier en expliquant qu’elles visent un «transactivisme» par définition néfaste, l’étiquette «woke» permet de métamorphoser toute prise de position inclusive en manifestation radicalisée d’un parti-pris idéologique. Une Petite Sirène «woke» n’est pas simplement le choix d’une race plutôt qu’une autre, mais une manipulation visant à donner le pouvoir aux minorités. Double effet Kiss Cool pour les chasseurs de wokistes: non seulement on évite de se faire traiter de raciste, mais on passe pour un chevalier (blanc) de la légitimité patrimoniale – et pour les plus habiles, on peut même aller jusqu’à fustiger le racisme des antiracistes (attention, cette cascade est réservée aux commentateurs aguerris).
Rompus à l’exercice, les studios ont réagi à la polémique par le super-argument «colorblind» (aveugle à la couleur): Halle Bailey n’a pas été choisie parce qu’elle est noire, mais pour son exceptionnel talent de chanteuse. Une façon à vrai dire pas très «woke» de défendre ce choix. Mais pendant que le hashtag #NotMyAriel déployait sur Twitter tout l’éventail de l’imaginaire raciste, comprenant notamment d’affreuses caricatures de l’actrice, une salve de vidéos montrait la joie de petites filles noires, filmées par leur parents, surprises et ravies d’apercevoir sur la bande-annonce une Ariel «noire comme nous, maman!»
Rediffusées jusque sur le compte Instagram de Halle Bailey, ces brèves séquences ont fourni la meilleure réponse aux attaques, en incarnant la réalité de la discrimination. Comme l’illustre le «test de la poupée» dans le documentaire Noirs en France d’Aurélia Perreau et Alain Mabanckou, qui révèle comment la haine raciale impose aux racisés eux-mêmes la détestation de leurs propres traits, la place réduite accordée aux modèles minoritaires joue un rôle majeur dans la formation des préjugés racistes.
En dépit de la visibilité sur les réseaux sociaux des opinions réactionnaires, le choix de Disney pour La Petite Sirène confirme les progrès de la tolérance raciale, en particulier chez les plus jeunes – le public concerné par les productions des studios. C’est bien parce qu’ils redoutent cette évolution que les chasseurs de «wokes» surjouent les paniques identitaires. Le sourire ébloui des petites filles devant le visage de la nouvelle Ariel montre qu’on peut en avoir une vision plus apaisée.
Lire également sur ce blog:
- « Rire avec Fox News« , 7 mai 2021
- « Lupin: la reconnaissance c’est classe!« , 16 janvier 2021
10 réflexions au sujet de « Une Petite Sirène « woke »? »
Les studios Disney ont toujours été « woke », pratiqué le « virtue signalling » ou la démonstration de moralité. Ils ont sali les contes de Grimm en jetant aux orties la complexité des personnages et la découverte de la frontière entre le bien et le mal par l’auto-transformation des personnages, qui ne découvrent la réalité du monde qu’au prix de la transformation d’eux-mêmes. Les sorcières de Grimm sont ambiguës, bonnes et mauvaises selon la situation. Les sirènes grecques étaient belles et mortellement dangereuses. Celles de la Renaissance (Botticelli) étaient belles et inquiétantes. Andersen a complètement retourné le concept en faisant de la sirène un personnage altruiste qui se sacrifie, renouvelant sa dimension tragique mais sans l’affadir, au contraire. Andersen n’est fleur bleue qu’en apparence. Blanche ou noire, les studios Disney continuent leur oeuvre d’affadissement, symptôme d’une époque qui n’a plus les mots pour parler, et en salissant ces traditions populaires qui évoquaient les grands mystères religieux et philosophiques de l’humanité dans un langage populaire, ils font en réalité un travail élitiste, où seuls les gens qui ont le loisir et l’opportunité d’accéder aux oeuvres originales, peuvent en bénéficier.
Et ce n’est pas un problème de dessin animé: Les studios Gibli par contraste, font des histoires et des personnages avec une vraie substance.
La Petite Sirène de Disney est une adaptation tout sauf « woke » de l’original d’Andersen, transformé en une bluette conforme à l’hétéronormativité dominante. Bien connus pour leur conservatisme, les studios se battent depuis un quart de siècle pour corriger ou effacer les stéréotypes racistes, sexistes ou homophobes qui parsèment leurs films. Mais que ce soit en appliquant la norme patriarcale ou en tentant de mettre leurs anciennes productions au goût du jour, Disney règle aujourd’hui comme hier ses choix sur ceux du marché, dans une lecture économique typique des industries culturelles. On se gardera de juger cette activité – qui présente l’intérêt de renvoyer un reflet de la société – avec les mêmes critères que les pratiques créatives.
Texte fort intéressant, merci André!
Les appropriations de ce discours par politiciens, journalistes et des commentateurs racistes abondent, mais je pense qu’il ne faut pas pour autant y réduire le phénomène. Le manque de distinction entre conservatisme et racisme tend à ouvrir des passerelles supplémentaires entre les deux, et la ‘critique du « wokeism »’ est aujourd’hui probablement la forme la plus répandue de ce conservatisme ‘émergeant’ que produisent les réseaux sociaux.
Si ‘woke’ fut d’abord un trait assigné aux individus (positif puis négatif), il désigne désormais d’abord la ‘stratégie’ de certains groupes, particulièrement des corporations. L’accusation de « wokeism » est en premier lieu un positionnement indirect : l’accusateur ne condamne pas l’existence ou la popularité d’un personnage fictif appartenant à telle ou telle minorité, mais bien la morale ou l’idéologie qui ‘empiète’ sur l’intégrité de l’œuvre, sur laquelle des motifs ‘hétéronomes’ auraient été forcés. Très souvent, implicitement, l’opération est jugée hypocrite : la corporation n’agit pas ‘par conviction’ mais ‘par opportunisme’ ou ‘par conformisme’.
La ‘critique du « wokeism »’ est donc une défense de l’autonomie supposée de la culture populaire et, bizarrement, de l’autonomie créative des ‘corporations’ qui remplissent ici la fonction d’auteur. Le ‘contenu’ de l’œuvre et le ‘message’ de l’auteur seraient menacés par la pression sociale, conçue sur le modèle de Twitter plutôt que celui du CAC40. Le fait que l’outrage se cristallise typiquement autour des ‘remake’ ajoute une dimension intéressante : c’est dans un passé proche mais ‘authentique’ que le ‘contenu’ de l’œuvre fut conçu et exprimé dans sa pureté originale. C’est très probablement la contribution de l’œuvre à l’identité du ‘critique’, qui joue ici le rôle de ‘contenu’ ou de ‘message’. La banalité du message de La Petite Sirène, qui nous semble précisément en qualifier l’adaptation pour un casting inclusif, est précisément la raison de sa ‘signifiance’ pour les ‘critiques du « wokeism ». Son rôle dans leur enfance (largement dépendant de la simplicité du message) la sacralise, tournant le casting inclusif en intrusion blasphématoire.
Si la ‘critique du « wokeism »’ est politique, c’est d’abord, je crois, dans sa défense d’une autonomie fantasmée, désormais étendue à une culture populaire canonisée. Il n’y a pas de doute que cette défense ait des conséquences , et souvent des causes, politiques. Mais dans l’esprit de la majorité des dits critiques, elle prend précisément la forme d’un rejet de la politique, et de ses empiètements sur la nostalgie sacrée pour le fordisme et sa culture populaire apparemment ‘authentique’ !
@Bertrand: Merci! Oui, tout à fait d’accord: le débat se noue sur des œuvres qui font partie de la culture des intéressés, raison pour laquelle les remakes sont un objet privilégié de polémique. Ce caractère appropriatif n’enlève par ailleurs rien à la dimension raciste du refus d’une représentation minoritaire – qui forme le motif récurrent des réactions négatives. Du reste, les réactions positives, comme celles des petites filles noires ci-dessus, relèvent du même paradigme: pour l’un ou l’autre camp, Ariel est bien perçue comme un modèle d’identification – refusée dans un cas (#NotMyAriel), plébiscitée dans l’autre. Cet exemple confirme donc le rôle de l’espace culturel (et au sein de celui-ci, des œuvres considérées comme représentatives) dans les mécanismes de reconnaissance et de formation des identités.
Cher André, j’aime beaucoup votre blog, non seulement parce que vous avez un très grand talent d’analyse que vous partagez généreusement, mais aussi parce que les sujets que vous traitez sont importants. Et je reconnais que, malheureusement, dans mes commentaires parfois sempiternels j’enfonce souvent des portes ouvertes.
Mais je déteste viscéralement Disney, depuis l’enfance (des adultes bien intentionnés m’en ont fait subir, forcément), et j’ai fait tout ce que j’ai pu pour épargner mes enfants, ce qui n’est pas si facile dans une société convaincue que Disney rend la culture « accessible » aux enfants (croyant stupidement que les enfants sont « moins intelligents » que les adultes). Donc ils ont subi, comme moi, on n’en meurt pas, ils lisent et regardent bien autre chose heureusement, mais ils ont eu cette chance, vu qu’ils sont métis, de n’avoir pas subi le regard approbateur et fier d’adultes regardant avec eux un Disney ou l’héroïne est noire… argument « massue », n’est-ce-pas, qui donne la nausée… Les enfants veulent toujours plaire aux adultes, c’est notre devoir le plus basique, de faire un effort, en leur présence, d’être un peu moins cons.
Il faut du travail pour être antiraciste, c’est un travail profond, constant.
Ici un film dont je suis très fier, qui m’a surpris, par une de mes anciennes étudiantes (en architecture) et amie:
La culture humaine est infiniment généreuse et bonne.
Cher Laurent, merci pour vos appréciations. Pour ma part, je serais ravi de rendre compte sur ce blog d’une polémique enflammée sur les réseaux sociaux discutant du sexisme dans les films de Godard. Si un tel débat n’existe pas, et si les querelles publiques sur le sexisme ou le racisme visent les films les plus connus, comme Star Wars, la franchise James Bond ou les dessins animés de Disney, c’est précisément parce que ces œuvres sont considérées par l’ensemble des intervenants comme des véhicules de modèles sociaux.
Dans le débat qui porte sur le rôle-titre de la Petite Sirène (Ariel blanche ou noire?), les questions soulevées ne sont pas d’ordre littéraire ou esthétique, mais concernent la représentativité et la visibilité d’une figure commune de la culture populaire occidentale (non pas la Sirène d’Andersen, et encore moins celles d’Homère, mais bien celle de Disney de 1989). Vos goûts personnels ne changent rien au fait que ce dessin animé a été un succès commercial, qui justifie qu’il puisse être interrogé du point de vue de sa représentativité sociale (c’est très précisément ce que comprennent les petites filles noires qui se réjouissent du changement de modèle proposé par la nouvelle version, non pas seulement pour faire plaisir à leur maman, mais parce qu’elles devinent les effets de ce changement dans leur vie de tous les jours).
Bonjour,
vous signalez que dans le cadre de cette polémique, des personnes ont répertorié tous les cas où des non-occidentaux ont été joués par des blancs (sans reprendre à votre compte cette liste d’ailleurs) ; mais on peut observer dans un esprit objectif, que Jésus, en tant que juif , était bien blanc (ou quoi d’autre ?), que les blancs qui jouaient Othello (d’Orson Welles à John Gieguld et tous les autres) commettaient l’horrible péché de se noircir le visage pour apparaître tel que le personnage doit être (Othello est un mercenaire « maure » au service de Venise), enfin que Cléopatre est (sauf accident dans la lignée…) la descendante de la dynastie des Ptolémée, dynastie grecque fondée par un général d’Alexandre qui gouverna l’Egypte : à ma connaissance, les Grecs anciens étaient blancs (mais peut-être la science nouvelle va corriger ce stéréotype…).
Ceux qui se félicitent qu’on change les habitudes déplorables du passé (ils ont sans doute raison) devraient prendre de meilleurs exemples.
Vous évoquez (cette fois en le reprenant à votre compte, sauf erreur) « l’origine méditerranéenne de la figure de la sirène » pour l’opposer à la version d’Andersen, mais le mot « méditerranéen » ne signifie pas non-blanc. Les sirènes – dans leur conception la plus courante – sont une invention de la mythologie grecque, donc une création issue d’une population « blanche ».
@ECHO: Merci de me donner l’occasion de préciser que les justifications pseudo-rationnelles pour faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre sont le plus souvent indémontrables, anachroniques ou absurdes, mais surtout rigoureusement inutiles. Comme le montre la pratique disneyienne elle-même, absolument rien n’empêche un producteur culturel de procéder à ses propres choix narratifs – comme de représenter Robin des bois par un renard, ce qui n’est conforme à aucun critère de vraisemblance ou d’historicité. Rien n’empêche non plus de discuter ces choix – vive la liberté du débat!
Je crois que la raison pour laquelle les querelles publiques sur le sexisme ou le racisme attaquent les dessins animés Disney ou les franchises James Bond ou Star Wars, c’est aussi parce qu’il n’y a pas grand-chose d’autre à se mettre sous la dent. Je n’ai encore vu aucun film de Godard (oui, ma culture a des lacunes) mais j’imagine que la force des œuvres de Kundera, Boulgakov, Dostoïevski, Tarkovski, Munshi Premchand… (c’est personnel, mettez à la place les auteurs qui vous ont le plus touché) les protège de ce genre de débat, qui risque trop de se mettre à dos les rieurs… et pourtant comme il serait facile de trouver ces œuvres racistes ou sexistes ou les deux !
Un certain nombre d’études ont démontré comment l’intelligence artificielle, en cristallisant les croyances sous une couche occulte de logiciel, en les mécanisant, renforce les vices sociaux (racisme, sexisme, élitisme, etc. etc.). Personne n’a délibérément construit un logiciel raciste (encore que, non en fait ça vient juste d’être fait, mais ça suscite un débat très très houleux) mais l’intelligence artificielle traite la culture comme des données calculables, et le problème vient de là. Disney fait un peu la même chose. Il faut un peu plus d’efforts que d’avoir une héroïne noire pour être antiraciste, et puis il y a quand même une raison commerciale assez évidente pour le choix de cette actrice: Elle a des traits extrêmement juvéniles, ce qui vend bien (pour être gentil) ou va dans le sens de la sexualisation commerciale des enfants qui est une vague de fond de notre époque (pour être un peu plus vache).
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