Chaque lutte s’affiche aujourd’hui sur les réseaux sociaux à travers une nuée d’images autoproduites, qui participent puissamment à la construction de son récit. On n’utilise généralement le terme de «propagande» qu’à propos d’une imagerie condamnable, mais l’association de la valeur documentaire et d’un fort impact imaginaire est bien le trait commun à toute iconographie de combat, qui recherche spontanément à susciter l’engagement du spectateur.
A côté des scènes d’émeutes urbaines, celle qui accompagne aujourd’hui la protestation contre le pouvoir iranien multiplie les images allégoriques, caractérisées par le recours à des effets d’incarnation et d’individualisation de la révolte. Déclenché par la mort de Mahsa Amini, arrêtée par la police des mœurs le 13 septembre pour non-respect des codes vestimentaires, le mouvement social met en avant des figures de jeunes femmes défiant le pouvoir, ôtant et agitant leur foulard ou se coupant les cheveux en public en signe de protestation contre la loi patriarcale.
Une autre imagerie a suivi la répression des émeutes: celle montrant les portraits des victimes de la réponse brutale du régime, responsable d’une cinquantaine de morts en l’espace de dix jours. En associant incarnation singulière, allégorie de la révolte et hommage aux morts, une vidéo connait une forte viralité à partir du 25 septembre. Publiée par la journaliste et activiste Masih Alinejad, elle montre une jeune femme blonde, de dos, en train de nouer ses cheveux en chignon avant de s’avancer le bras levé, prête pour la confrontation. Cette séquence sera ensuite reliée au décès d’une manifestante, Hadis Najafi, 20 ans, tuée de six balles par les forces anti-émeutes, et associée à des extraits issus du compte Instagram de la jeune fille.
Largement relayée par la presse internationale, cette vidéo fait l’objet d’un démenti le 26 septembre: la femme dont le geste a frappé les esprits – mais dont le visage n’est pas visible –, déclare ne pas être Hadis Najafi. Les images reprises des comptes Instagram et TikTok de la victime décédée, qui reprennent tous les codes de la jeunesse occidentale, sont en revanche parfaitement authentiques. Hadis Najafi est rapidement élevée au rang de figure du mouvement, aux côtés de Mahsa Amini. De nombreuses copies fixes ou animées ou leurs interprétations graphiques prolongent et amplifient l’hommage à la jeune femme, mêlant inextricablement les deux sources. Le geste de se relever les cheveux de la manifestante anonyme est trop éloquent pour être abandonné.
Cet épisode n’est pas sans rappeler la fausse identification de Neda Agha-Soltan, autre victime de la police iranienne, tuée alors qu’elle manifestait contre le pouvoir en 2009. Brièvement confondue par les médias avec une autre femme, son image sanglante deviendra un étendard de la révolte. Quelles qu’en soient les causes, la confusion des personnes au profit d’une incarnation emblématique ne change rien à la réalité d’un affrontement meurtrier. Mais elle permet de mieux saisir le travail généralement invisible de la mise en scène des luttes, qui sélectionne tout naturellement les symboles les plus saillants, lestés de tout le poids de la caution documentaire.