(Chronique Fisheye #15) Qui est l’auteur d’une icône médiatique? Pour les institutions spécialisées, festivals ou prix, la réponse ne fait pas le moindre doute: c’est au photographe seul que doit revenir le mérite d’une prise de vue exceptionnelle.
La question se complique pourtant lorsqu’on se rend compte que la qualité du coup d’œil ou la force d’une composition ne suffisent pas à produire une œuvre reconnue par tous. Comme l’a montré la controverse qui a opposé cet été le directeur du festival Visa pour l’image, Jean-François Leroy, au directeur du World Press Photo, Lars Boering, la hiérarchie de l’information joue un rôle primordial dans cette sélection. Pour Jean-François Leroy, l’image primée en 2015 par le WPP, malgré ses qualités graphiques, ne relevait pas du reportage sur le vif, et mettait en avant un sujet de société, l’homosexualité en Russie, sans rapport avec l’actualité internationale.
L’importance accordée à l’événement représenté n’est pas un facteur secondaire dans un processus caractérisé par l’unanimisme médiatique, qui suppose par définition une large reconnaissance. Ce critère est d’ailleurs susceptible de livrer la première place à des images d’amateur, lorsqu’il n’existe pas d’équivalent professionnel, comme le portrait sanglant de la jeune Neda en 2009, issu d’un enregistrement vidéo au camphone.
La mise en avant du photographe passe également sous silence les mécanismes de la chaîne graphique, qui fait des iconographes ou des éditeurs visuels les vrais responsables de la sélection d’une image. La décision de mettre une photographie en couverture, constitutif de la validation d’une icône, relève systématiquement de la direction de rédaction – il s’agit souvent d’un choix collectif.
On peut penser que la sélection des éditeurs, lorsqu’elle conduit des organes différents à retenir une même image, ne fait que reconnaître son excellence. Ce serait méconnaître la question cruciale de la disponibilité d’une iconographie au moment imposé par le rythme de l’actualité, qui renvoie à celle des diffuseurs. Il n’y a aucun hasard à ce que la plupart des icônes récentes passent par le canal des plus grandes agences, comme l’AFP ou Reuters, auxquels les organes de presse sont abonnés. L’unanimisme du choix d’une image peut donc aussi s’expliquer par l’homogénéité des sources et les contraintes logistiques, autant que par le consensus esthétique.
Un dernier facteur est venu compliquer l’équation. Depuis peu, la rediffusion ou le commentaire d’images par les internautes sur les réseaux sociaux se sont imposés comme un indicateur ou une préfiguration de la décision éditoriale. La mise en Une des photos du petit Aylan dès le lendemain du naufrage des réfugiés kurdes par la presse anglaise ou espagnole a été encouragée par la viralité de cette iconographie sur Twitter.
Si cette évolution incarne de manière visible la réponse du public, celle-ci n’a jamais été absente des préoccupations des professionnels. Ajoutons enfin que le statut d’icône ne résulte pas de la seule publication, fut-elle plurielle. Il est complété par une large activité de commentaire, qui en établit progressivement la compréhension. Cette activité a pris dans la période récente des proportions de plus en plus importantes, impliquant philosophes ou personnalités politiques de premier plan aussi bien que simples citoyens, par l’intermédiaire des médias sociaux.
En d’autres termes, la qualité d’icône est le résultat d’un processus éminemment collectif, qui forge un consensus culturel autour d’une image. Le photographe n’est que le premier maillon d’une chaîne, soumis à des décisions qu’ils ne contrôle pas et qui peuvent le cas échéant contredire sa propre perception. Transformée en emblème d’un moment-clé, la qualité première d’une icône est son appropriabilité, qui permet de passer du particulier au général. Chargée de significations, de projections et d’émotions, l’image devient un nouveau fait social, un monument prêt pour l’histoire.
4 réflexions au sujet de « L’icône médiatique, une création collective »
Merci André pour cette analyse qui synthétise et met en lien un certains nombre de discours de façon éclairante.
En te lisant, je me suis rappelée que le succès viral de la photographie du petit Aylan a conduit certains journaux (français notamment) à se justifier de leur choix de ne pas publier l’image. Ne peut-on y voir une forme de mise à jour de ces processus éditoriaux, une première déconstruction de l’idée que tout est l’oeuvre du seul photographe?
Je ne suis pas trop convaincu pour une fois.
L’oeuvre est créée par le photographe. Sa consécration est et a toujours été nécessairement le fait des professionnels de l’information, de la culture et du public.
Ce qui a changé, c’est l’importance du public.
Aujourd’hui une icone c’est une image qui est reprise sur les réseaux sociaux plusieurs millions de fois dans la semaine qui a suivi sa première parution, elle-même quasiment en temps réel avec l’événement. Et dans 10 ans ou plus, même si on l’a oubliée, on la considérera toujours comme une icone, ne serait-ce qu’en raison de cette exposition passée qui sera comme une réassurance pour les historiens et les sociologues de son importance à l’instant de la prise de vue.
Hier, à l’inverse, l’icône pouvait être une image ramenée à l’issue d’un reportage de plusieurs semaines, publiée au départ dans un seul quotidien. C’étaient les prix photographiques, sa reprise dans des ouvrages historiques, des expositions qui allaient la constituer, lentement, en icone.
En fait je me demande si l’icone d’aujourd’hui ne fonctionne pas comme hier le scoop ? Sauf que ce n’est pas son contenu, mais sa notoriété auprès du grand public qui en fait un scoop que les professionnels de l’information sont obligés de reprendre.
@Raphaële Bertho: Très bonne remarque! L’article de Johan Hufnagel expliquant les raisons du raté de Libération est en effet très intéressant. Il insiste justement sur la responsabilité collective du signalement de l’image, et sur le débat qui préside à la publication (à Libé, on avait bel et bien vu passer les photos d’Aylan, mais elles avaient été jugées « trop dures »).
@ Thierry: « Ce qui a changé est l’importance du public » Et donc le public, ce n’est pas collectif? Plusieurs précisions: en presse, il n’y a pas d’œuvre, il n’y a que des images publiées. Toute image publiée a un co-auteur: son éditeur, responsable de sa sélection et plus largement de sa mise en scène – de son légendage ou de son environnement énonciatif, et de son échelle (valeur scalaire), c’est-à-dire de sa visibilité. C’est aussi l’éditeur qui procède à des décisions de coupe ou de retouche, qui sont rarement validées par le photographe (voir par exemple les versions publiées des photos de Sarkozy cycliste dans Le Parisien: http://imagesociale.fr/1889). L’une des photos les plus publiées du petit Aylan est par exemple une image coupée de moitié, coupe qui efface un personnage et modifie considérablement sa lecture (http://imagesociale.fr/2022). A noter que la plupart de ces opérations ne sont pas documentées, et sont donc à proprement parler invisibles pour le lecteur.
Les images appelées (depuis peu) “icônes” sont définies comme l’expression d’un choix collectif, qui se manifeste par la multidiffusion simultanée, et qui est lu comme l’expression signifiante de la vox populi ou de l’espace public. A l’époque de la “madone de Benthala” (1997, 750 publications simultanées), l’espace public, c’est exclusivement la presse, autrement dit la collection des sélections éditoriales. Aujourd’hui, l’espace public est largement modelé par les grands médias sociaux, Twitter et Facebook, qui participent à l’élection de ces images, et modifient aussi leur signification et leur portée. C’est en particulier cette participation collaborative qui alimente la lecture de plus en plus “historiciste” des photos ainsi désignées (voir par exemple l’iconographie du 11 janvier: http://imagesociale.fr/963).
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