Le 2 septembre 2015, l’image rare de la mort d’un enfant s’affichait sur tous les écrans. Je reproduis ici mon analyse publiée au printemps dernier dans le n° 25 de la revue 6 Mois, dans la rubrique «Iconique» partagée avec Mariette Darrigrand.
Comment se crée une icône? A l’aube du 2 septembre 2015, alors que les secours ramènent sur la plage de Bodrum (Turquie) les rescapés du chavirage d’un canot pneumatique, la photographe Nilufer Demir découvre les corps sans vie de plusieurs naufragés. De ce drame, nous n’avons retenu qu’une image, et un seul nom: celui du «petit Aylan», de son vrai nom Alan Kurdi, mort noyé avec son frère, sa mère et neuf autres émigrants syriens fuyant la guerre civile.
Cette image n’aurait pas été publiée dans des circonstances habituelles. Mais les nombreux naufrages en Méditerranée et l’intensification des combats en Syrie, qui a accru pendant l’été le flot des réfugiés, font du corps de l’enfant de 3 ans le mort de trop qui inverse le sens de l’histoire. Le navrant spectacle des noyades, qui était jusque là épargné au public occidental, se transforme en emblème de la tragédie des migrants. Les photos d’Alan deviennent l’icône accusatrice de l’indifférence de l’Europe.
Le premier reportage diffusé le 2 septembre à 8h42 par l’agence Dogan News Agency couvre l’ensemble de l’événement, documenté par 50 photographies. Puis s’engage le processus de réduction au symbole. Deux photos qui montrent le corps de l’enfant allongé sur le sable mais cachent son visage sont propulsées sur Twitter par les réseaux militants turcs et arabes dès le milieu de matinée au titre d’images de deuil et d’hommage aux victimes. En revanche, les clichés où l’on voit le frère d’Alan, Galip, 5 ans, allongé sur le dos et dont le visage est visible, ne sont pas repris. Cet écart témoigne de la marge d’acceptabilité paradoxale des photos du «petit Aylan» – images terribles mais néanmoins tolérables, dès lors qu’elles documentent un discours de dénonciation et d’alerte.
Une image délibérément choisie pour provoquer le débat: telle est bien la fonction des photos de Nilufer Demir, qui contribue à leur viralité sur les réseaux sociaux. Ce processus polémique s’accompagne de violentes contestations de l’authenticité des images. Il est relayé dans la soirée du 2 septembre par les premières reprises médiatiques du drame sur les chaînes d’information continue, puis par les sélections de Une de plusieurs rédactions pour les parutions du lendemain matin. Les journaux espagnols, anglais ou français ne retiennent pas les mêmes images que Twitter, perçues comme trop brutales, mais choisissent celles qui montrent le corps de l’enfant à côté d’un policier turc.
Peu nombreux, les quotidiens qui mettent en Une ces photos le 3 septembre affichent une position critique des hésitations de la politique européenne. Le journal Libération ne retient par l’image d’Alan, repérée tardivement et jugée trop violente – une erreur compte tenu de l’histoire du quotidien, qui imposera un texte de justification le surlendemain, lorsque son caractère iconique sera devenu évident.
Comme tout processus d’iconisation d’une photographie d’actualité, le passage au symbole modifie la lecture de l’image, en l’identifiant comme une production culturelle hissée à la dignité de document historique. Une des manifestations de cette consécration est sa mise en relation avec d’autres icônes photographiques célèbres. La comparaison avec la «napalm girl», la petite fille fuyant un bombardement photographiée par Nick Ut au Vietnam en 1972, s’impose dès les premiers jours. D’autres rapprochements, avec la photo de l’enfant juif du ghetto de Varsovie de 1943 ou encore celle de la mort en direct d’un enfant palestinien atteint par les balles israéliennes à Gaza en 2000, confirment la lecture allégorique qui recontextualise le document au sein d’une histoire des images.
Une différence de taille sépare pourtant la valorisation des photos du petit Alan de ces icônes historiques. Pour la première fois, ce ne sont pas les médias traditionnels qui ont œuvré à la désignation d’un symbole, mais les réseaux sociaux qui se sont comportés comme un organe de sélection collectif d’une image choquante incarnant un message d’alerte. La force paradoxale de la photo de l’enfant mort ne suffira pas à renverser le cours d’une politique hostile à l’accueil des migrants, mais elle demeure comme l’image d’un remords qui hante les songes d’une Europe apeurée.
- Lire « Iconique » n°26: «La révolte avec des fleurs»
Une réflexion au sujet de « Aylan, l’image d’un remords »
Si ce récit rétrospectif tout en finesse peut renforcer notre détermination à chercher nous-mêmes l’information, où qu’elle se trouve, et ne pas attendre qu’elle arrive à nous, soigneusement préparée, alors merci, cher André Gunthert !
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