Entretien avec Franck Jamet pour le magazine Photo n° 521, octobre 2015.
Évolution technique autant que phénomène social, l’image numérique a transformé nos pratiques et modifié notre perception du monde. André Gunthert, enseignant chercheur à l’EHESS, retrace l’histoire de cette mutation et des usages actuels de l’image dans L’Image partagée, ouvrage publié aux éditions Textuel. Photo l’a rencontré pour mieux comprendre l’importance de la place de la photographie numérique dans le monde contemporain.
André, vous affirmez que « la révolution de la photo numérique est sa fluidité », pouvez-vous nous préciser votre pensée?
Autrefois, les images avaient soit une dimension matérielle (tableaux, photos…) soit des caractéristiques techniques (cinéma, télévision) qui empêchaient qu’on puisse s’en servir ou les rediffuser largement. Au musée, le public contemple passivement des images qu’on n’a pas le droit de toucher. Cette dimension a constitué un paramètre très important dans l’histoire des images, objets désirables, mais souvent inaccessibles – pensez au cinéma avant la VHS. En transformant les documents en informations, la révolution numérique les a rendus éminemment transmissibles. Cette fluidité (terme que je préfère à dématérialisation) affecte particulièrement les images. Le piratage, les mèmes sur internet, les selfies sont des témoignages du caractère appropriable de l’image, qui a changé fondamentalement nos usages.
En quoi l’arrivée du numérique a-t-elle transformé le monde de la photo?
On pensait que la photographie amateur avait mis à la disposition de chacun la capacité de produire des images – c’était déjà la promesse du Kodak en 1888. Mais on s’est aperçu qu’on était loin du compte! Le smartphone – un outil a priori non photographique – a plus démocratisé la photo que tous les appareils existants, dans des proportions inédites. La fluidité numérique a également bouleversé l’économie du document visuel, avec la disparition du laboratoire ou la multiplication des banques d’images low cost. Mais surtout, les réseaux sociaux ont donné à toutes ces images un support pour les voir, les discuter ou les utiliser en contexte. Facile à produire, mais aussi à rediffuser ou à détourner, la photo est devenue au début des années 2010 l’un des principaux agents de la conversation numérique, un formidable outil d’expression, un langage universel. Une autre évolution encore en cours est le brouillage de la frontière entre image fixe et image animée, avec l’invention de nouveaux formats comme les gifs.
Certains professionnels de l’image voient dans ce tournant digital la fin de la photo et la concurrence des amateurs…
La photographie professionnelle a été confrontée à sa plus importante mutation depuis l’arrivée de la télévision, mais parler de fin de la photo à un moment où elle est si omniprésente, ce serait croire que la photo se réduit à la pratique argentique professionnelle. La photographie professionnelle n’a heureusement pas disparu, mais l’adaptation a été brutale! Les agences ou les acteurs industriels qui tentaient de s’accrocher au passé, comme Kodak, ont été balayés. Le marché de l’image a été saturé par une offre à bas prix. La concurrence des amateurs a été une sorte d’épouvantail pour éviter d’affronter ces changements, en rejetant la responsabilité sur le monde extérieur. Mais la concurrence que les photographes ont eu à affronter était celle, interne, de la restructuration du secteur. Une nouvelle photographie est en train de naître. Le problème, c’est qu’on n’entend pas beaucoup la voix des nouveaux acteurs. Le poids de la mythologie traditionnelle est très pesant, et il n’y a pas encore de récit des nouvelles pratiques, ce qui créé une asymétrie caractéristique du monde actuel de la photo, qui hésite entre une légende dévaluée et le saut dans l’inconnu.
Quels sont les nouvelles façons d’utiliser les images?
J’en retiendrai principalement trois. Dans le journalisme, la versatilité de la photographie numérique a encouragé un travail plus expressif et plus personnel. La photographie a pris ses distances avec la norme documentaire, pour se rapprocher de la puissance du dessin de presse. Du côté des non-professionnels, les pratiques conversationnelles ont favorisé l’exercice interprétatif et les usages sociaux des images. Le selfie est ainsi le symptôme le plus apparent d’une présentation de soi, plus complexe que les formes héritées du passé, qui intègre l’interaction de la réception, avec souvent une dimension de second degré. Il faut enfin saluer ce qui est devenu une ressource quotidienne: les usages documentaires des sources visuelles qui, grâce aux bases de données et aux outils de recherche, permettent d’identifier un tableau, une personnalité, un événement, une marque, etc…
Qu’est-ce que le numérique a changé dans les formes visuelles, a t-il dorénavant une esthétique propre?
C’est une question redoutable. On peut trouver des éléments d’une anti-esthétique dans les mèmes ou les selfies. Mais je dirais au fond que le numérique a moins changé les aspects formels de l’image qu’il n’a modifié notre rapport à l’esthétique et au statut même de l’image. Fondamentalement, les nouveaux usages ont désacralisé l’image (l’exemple le plus significatif est ici l’application Snapchat, qui efface les photos ou permet d’écrire ou de griffonner par-dessus). D’un autre côté, les usages conversationnels nous ont permis de comprendre qu’une image est d’abord un support de projection, qu’il n’y a pas d’interprétation fermée des formes visuelles, mais que leur lecture est une construction sociale. Au final, nous ne percevons plus l’image de la même façon, c’est là l’apport principal de la transition numérique.
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