Discussion très riche hier sur France-Culture, avec Eric Baradat (AFP), Marie-Pierre Subtil (6 mois), dans l’émission Du grain à moudre animée par Hervé Gardette, intitulée “Un long discours vaut-il mieux qu’une bonne photo?” (40 mn).
Outre les questions déjà abordées ici du rôle du commentaire dans l’iconisation ou de celui de l’image comme opérateur d’un passage à l’histoire, je suis pour ma part revenu sur la comparaison de la photographie avec le dessin de presse, dans sa fonction de stylisation de l’événement. Mais le point qui me paraît le plus frappant est l’accélération du processus collectif qui produit les icônes, images extraites du flux de l’information qui accèdent à la dignité de sujets du récit.
Les occurrences de ce processus, mobilisé par exemple autour de la photo de la pleureuse d’Ishinomaki ou des photos du 11 janvier, restaient relativement rares, et liées à des événements situés très haut dans la hiérarchie de l’information. Les nouveaux cas observés, celui du petit Aylan en septembre, puis celui du comité d’entreprise d’Air France (photos Kenzo Tribouillard, AFP), semblent montrer une forme de démocratisation du commentaire d’image, comme l’apprentissage d’un nouveau format médiatique.
Plutôt que de questionner philosophes ou hommes politiques sur l’événement lui-même, l’interrogation au second degré sur l’image (voir ci-dessous Bourdin à Mélenchon: «Vous avez vu les images!» 1:37) favorise une mise en perspective de l’événement, une lecture symbolique, voire un lyrisme dont un article de Frédéric Lordon donne un bon exemple («cette image est au total porteuse d’espoir: car c’est l’image du corps social qui, par ses propres moyens, commence à sortir de son tréfonds d’impuissance, qui n’a plus peur de la tyrannie du capital»).
Comme Michel Onfray à propos de la photo du petit Aylan, Lordon, qui n’est pas un spécialiste de l’image, se sert de l’iconographie pour discuter les dimensions cachées de l’actualité. L’appropriabilité de l’image, rediffusée à haute dose par tous les canaux privés et publics, autorise chacun à déployer un discours élaboré, fondé sur une perception partageable. Un magnifique objet de débat, et un format dont je pronostique la répétition à intervalles rapprochés.
11 réflexions au sujet de « Accélération de l’iconisation? »
Cela fait du bien d’écouter une ou des réflexions qui sortent des chemins battus sur la photo actuelle (et en devenir), son utilisation et son interprétation, quelles soient journalistiques, économiques, sociologiques ou politiques.
Merci, cher André Gunthert, de nous ouvrir, une fois encore, les yeux !
Merci, cher Dominique, pour votre retour toujours bienveillant!
J’avoue ne pas avoir lu l’article de Frédéric Lordon, néanmoins j’ai peine à voir dans cette image, un quelconque message d’espoir. Bien au contraire, des vidéos passées en boucle, je n’ai retenu qu’un vidéogramme (repris à l’envi par la presse écrite), celle d’un homme digne en dépit de l’humiliation entouré d’une foule haineuse et vociférante que je n’ai pu m’empêcher de rapprocher de deux tableaux de Bosch : le Christ aux outrages et Le couronnement d’épines. En effet, nombreux sont les éléments plastiques et iconiques qui convoquent ces deux références. Aussi cette question en suspens : quel message d’espoir dans l’iconisation christique non plus d’un homme mais d’une figure (le DRH d’Air France) paradigmatique du « Grand Capital » ?
Merci pour ce commentaire qui montre le mécanisme d’iconisation à l’œuvre, par la comparaison avec des tableaux célèbres définis comme des précédents, qui sont utilisés pour orienter la lecture (en l’occurrence vers la figure christique). En d’autres termes, il semblerait sinon absurde, du moins peu pertinent dans l’absolu de comparer le martyre du Christ et l’incident du comité d’entreprise d’Air France – mais le passage par l’iconographie donne un semblant de bien-fondé à une association acrobatique, sur la base d’un rapprochement formel qui passe pour un exercice d’érudition.
Bonjour André, je suis perplexe :) à 12’50 » lorsque tu rapproches l’appropriabilité de la photographie et de la caricature .
La photographie est ouverte à toutes les appropriations. Ce sont les commentaires qui vont nous la donner à voir et de Mélanchon à Valls on peut y mettre ce que l’on veut ou presque comme l’a montré cet exemple d’Air France.
Le dessin de presse est fermé. http://plantu.blog.lemonde.fr/files/2015/10/DRH-PENDU550.jpg
Si tu partages l’idéologie du caricaturiste, tu vas t’approprier l’image, si tu y es opposé tu vas la dénoncer.
Oui, bonne remarque. La photo est théoriquement plus “ouverte”, le dessin de presse plus “fermé” – mais d’une part l’icône, image symbole sélectionnée pour sa lisibilité, présente justement des traits de signification plus nets (cas de la photo du petit Aylan, assez univoque). Et surtout, le degré de “fermeture” d’une interprétation n’est pas contradictoire avec son appropriabilité. Pour résumer dans mon vocabulaire, le dessin de presse relève souvent d’une imagerie narrative, autrement dit d’un stéréotype connu, qui favorise sa compréhension et son appropriation (par ceux qui connaissent ou partagent ledit stéréotype).
Le cas du comité d’entreprise d’Air France est un peu particulier, car il a été saisi d’abord pour incarner une lecture “de droite” (humiliation des patrons), avant d’être, par réaction, interprété en sens contraire (mais parfois de façon un peu forcée) par le camp adverse.
Interessant débat en effet. J’ai été surpris par les propos de Marie-Pierre Subtil (Revue 6mois) qui trouvait les photos de Kenzo Tribouillard / AFP « pas bonnes » puis s’est résignée à dire le contraire après avoir plaidé pour des reportages en longueur… Belles réponses d’Eric Baradat (AFP) qui avec André Gunthert tenaient des propos construits.
Une image iconique sort toujours d’une série de photos, donc d’un reportage plus long que le 250eme de seconde de l’icone. Ca va de soi me semble-t-il. Mais bon dans le monde du photojournalisme, tous ne lisent pas ce site et c’est dommage.
Ce qui m’a intéressé dans cette discussion, outre les points déjà évoqués ci-dessus, est le décalage des points de vue. Vous étiez face à une professionnelle de l’image qui estimait que c’est à elle et à ses semblables de décider quelle image doit être diffusée, comme si Internet n’existait toujours pas. A l’opposé, vous soutenez cette évidence que, désormais, c’est le citoyen qui détermine quelle image peut faire sens et qui la diffuse.
@Collas Gilles: « Le citoyen qui détermine » — pas tout à fait… Je parlerais plutôt de coproduction. Le rôle des professionnels reste à l’évidence crucial: c’est bien l’AFP qui a diffusé ou produit les dernières icônes… Mais pour la suite du processus, on constate d’évidentes divergences au sein du paysage pro. Le “raté” de la photo du petit Aylan par Libé, qui n’aperçoit l’image qu’au moment de sa diffusion par l’AFP à 18h30, alors que cette iconographie a buzzé tout l’après-midi, montre que le quotidien n’a pas de veille organisée sur les réseaux sociaux. D’autres ont eu de meilleures antennes… Mais les médias apprennent vite, plusieurs ont déjà compris le profit qu’ils peuvent tirer du dialogue avec Twitter, et il me paraît évident que la gestion de cette coproduction se perfectionne au fil des événements…
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