Comment une image raconte-t-elle une histoire? Malgré le succès récent de la notion de narration visuelle, qui suggère d’explorer une narrativité autonome des formes iconographiques, le modèle théâtro-littéraro-cinématographique, basé sur la représentation de l’action dans le temps, reste matriciel1 et impose de penser le récit visuel comme une adaptation des contraintes de la séquentialité dans l’univers des images.
Il existe pourtant des moyens autonomes qui permettent à l’image de faire récit. Le plus courant et le plus puissant d’entre eux est l’emprunt des codes de la communication non verbale, en particulier l’expressivité faciale, de plus en plus utilisée dans la photographie d’information comme un outil de commentaire éditorial de l’actualité.
Comment passe-t-on de l’expression à la narration visuelle? Prenons un exemple: l’officialisation de la candidature d’Emmanuel Macron à la présidentielle, intervenue dans l’intervalle des deux tours de la primaire de droite, est traitée à Libération par la mise en Une d’un portrait par Philippe Lopez, associé au titre: «Macron. Attention à la marche» (édition du 17/11/2016).
Jeu de mots sur le nom du mouvement du candidat, “En marche”, ce titre en forme d’avertissement indique la réserve avec laquelle le quotidien accueille un micro-événement que le journal télévisé de France 2 a présenté la veille de manière dithyrambique.
Acrimed critique les ambiguïtés du traitement par Libération du « candidat des médias », dont la mise en avant semble contredire l’analyse politique, qui souligne les contradictions d’une candidature isolée. Mais dans la logique de cette présentation paradoxale, l’image retenue apporte la puissance de la figuration, à la fois écho naturalisé de l’éditorialisation et incarnation lestée par le réalisme photographique.
A la différence des formes classiques de l’usage illustratif, qui puisent dans un stock iconographique étendu pour rechercher l’expression la plus adaptée au message, sans respecter la temporalité de l’actualité (par exemple la photographie de Nicolas Sarkozy en gisant, datée de 2012), la prise de vue de Philippe Lopez est bien celle de l’événement présenté. Format en hauteur oblige, sa photographie est toutefois sérieusement recadrée, ce qui permet de retrancher un personnage superflu.
L’instantané du candidat rejoignant la tribune présente plusieurs traits de composition bienvenus, comme le bleu-blanc-rouge du drapeau flottant à l’avant-plan, mais on peut présumer que la raison principale de la sélection de cette image tient à l’expression concentrée et sérieuse du personnage.
Macron ne sourit pas – les commissures des lèvres à peine relevées, contredites par l’ombre portée des sourcils, qui donne à son visage un air presque soucieux, ne suffisent pas à produire le léger rictus empreint de gravité qui traduit habituellement la confiance dans le sérieux d’une candidature présidentielle.
Ou peut-être que si. Dans un autre contexte d’énonciation, l’expression du visage pourrait soutenir une présentation favorable, comme on en trouve un exemple avec une couverture de L’Express de mars 2016.
Malgré la subtilité de notre lecture des expressions faciales, compétence essentielle de la vie en société, la communication non verbale garde un caractère naturellement ambigu, et demande à être complétée par la prise en compte d’informations d’énonciation et de contexte, qui permettent de préciser l’interprétation.
C’est avec le même outillage cognitif que s’effectue la lecture du portrait de Macron. Plutôt qu’une analyse isolée de l’expression, celle-ci s’insère dans le réseau complexe formé par la réaction médiatique à l’annonce de candidature, la position occupée par Libération dans ce concert, et en premier lieu les indications de la titraille – ici en partie ambiguë, mais finalement plutôt négative («Libération explique pourquoi il peut gagner. Et pourquoi il n’a quasi aucune chance»). On notera que l’air sérieux de Macron renforce l’affirmation d’incrédulité, là où un sourire aurait suggéré une lecture positive du titre. Texte et image participent donc ensemble à l’orientation de l’interprétation.
Outre l’expression faciale, on peut bien sûr rencontrer d’autres emprunts à la communication non verbale, comme le vocabulaire gestuel ou postural (gestes d’action, démarche assurée, etc…), l’évocation dynastique à travers le motif du couple, ou encore la narration déictique, qui intègre dans l’image les manifestions de l’attention. La riche iconographie macronienne témoigne d’une exploration déjà très développée de ces diverses figures de valorisation (voir ci-dessous).
Si le sourire, ressource élémentaire de la communication sociale2, offre à la narration visuelle un instrument expressif robuste, il convient de distinguer sa signification expressive de sa signification narrative. En contexte, la sélection d’un portrait souriant peut manifester par exemple la réaction positive d’un organe de presse à un événement, de même que le choix d’un visage soucieux ou grimaçant marquera au contraire la réserve ou la réprobation.
La narration visuelle résulte donc d’un processus de reconstitution hypothétique, effectué par le récepteur à partir d’une collecte d’informations dont seule une partie est livrée par l’image. A l’expressivité iconographique s’ajoute la prise en compte du contexte3, de l’énonciateur, du ou des énoncés associés – et le cas échéant de la réception.
Il peut donc exister d’autres formes de narration que séquentielle. Articulant message discursif et communication non verbale, la Une de Libération propose une réaction éditoriale à la candidature de Macron, composition narrative complexe qui suggère le doute et l’avertissement. Résultat d’une reconstitution interprétative, le récit à composante visuelle peut présenter des fluctuations en fonction de l’information dont dispose le lecteur. Cette imprécision peut être un inconvénient. Elle peut être aussi une ressource. Les ambiguïtés du message laissent à chaque lecteur une marge d’adaptation. Pourtant, malgré cette variabilité relative, et sous réserve de confrontation, chacun aura eu l’impression d’avoir interprété correctement la proposition de récit.
- Wendy Steiner, “Pictorial Narrativity”, in Marie-Laure Ryan (dir.), Narrative Across Media. The languages of Storytelling, Lincoln, University of Nebraska Press, 2004, p. 145-177. [↩]
- Marianne LaFrance, Marvin A. Hecht, Elizabeth Levy Paluck, “The Contingent Smile. A Meta-Analysis of Sex Differences in Smiling”, Psychological Bulletin, vol. 129, n° 2, 2003, p. 305-334. [↩]
- Je réserve l’usage du mot “contexte” (distinct de l’expression “contexte d’énonciation”) à la désignation des éléments d’information extra-diégétiques reliés à l’action décrite. [↩]
5 réflexions au sujet de « De l’expression à la narration. Lecture d’une image sociale »
je trouve qu’il sourit – à peine- sur la photo – et c’est affaire d’interprétation – chacun voit midi à sa porte – et c’est justement le propos : donc je suppose (comme d’habitude) qu’il faut à la presse s’intéresser à la mode pour vendre son papier (on changera, on mettra des « marronniers », on optera pour autre chose – c’est plus facile en quotidien – et puis passera le temps, qui s’en souvient ?… ). Mais pour le sourire, c’est à peu près certain : c’est plus facile à présenter… (si j’osais – j’ose – j’indiquerais une recherche – le mot est assez lourd – que je propose dans la maison(s)témoin sur les sourires de certains – en ligne probablement demain sous le titre « pantoufles »…)(je pose le lien demain)
Merci de ce décryptage. Il faudrait ajouter au contexte évoqué ici, une possible lecture narrative de la typographie, et prendre en compte l’énonciation graphique du titrage qui figure une marche descendante dans le sens de la lecture. À son seuil (risqué) se trouve justement un bolide (« Macron » en embuscade davantage qu’en pôle position) dont l’italique rouge traduit à la fois vitesse, prise de risque et possible instabilité…
@Gilles Rouffineau: Merci pour ce complément d’analyse! Toutefois, dans le contexte d’usage d’une image sociale, il reste à établir dans quelle mesure une lecture élaborée de la typographie participe de l’interprétation.
Mesure délicate en effet, mais il me semble légitime de lui accorder une place, plus ou moins consciente, dans ce « réseau complexe » et les incertitudes de réception/construction de ce type de message éditorialisé. Si le contexte de presse justifie précisément de chercher le récit narratif potentiel dans l’image, comment renoncer à débusquer l’image implicite dans le texte verbal qui l’accompagne ? (Sous une forme plutôt simpliste, ici d’ailleurs, et assez ostentatoire au plan visuel : couleur, disposition, lettrage…)
les sourires sont ici : http://www.maisonstemoin.fr/2016/12/05/pantoufles/
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