Un sérieux obstacle théorique à l’étude des formes visuelles réside dans l’antithèse de l’image et du langage, opposés comme chien et chat, c’est à dire comme deux instruments aux propriétés contradictoires, dans une dynamique de concurrence nécessairement conflictuelle. Cette opposition se manifeste de façon exemplaire dans la formule rumorale de «l’image qui vaut mille mots», qui affirme simultanément la supériorité expressive du visuel sur le langage et la rivalité fondamentale des deux formes.
Cette approche conflictuelle est contredite par la quasi-totalité des pratiques symboliques qui, depuis l’Antiquité, s’appuient au contraire sur la composition des moyens formels, de l’oraison incarnée au journalisme visuel en passant par le chant, le théâtre, l’opéra, l’illustration, l’affiche, le cinéma, la bande dessinée, etc. Dans ce paysage, les usages strictement monomédiatiques sont l’exception plutôt que la règle. Une symphonie se fait entendre à travers l’exécution incarnée d’un orchestre. Un roman s’affiche sous une couverture illustrée. Mais l’histoire des arts s’est élaborée à partir d’une réflexion essentialiste, tendant à distinguer les formes de représentation par des propriétés spécifiques, dans la tradition du Paragone. Les approches savantes, divisées en disciplines distinctes, n’ont fait que prolonger la séparation en médias.
Il existe une forme qui manifeste de manière emblématique les effets de la césure de l’image avec son contexte. Les albums d’images découpées, appelés albums factices, gardent la mémoire d’un travail de la réception des formes visuelles, sélectionnées et montées à des fins souvent énigmatiques.
Nathalie Sebayashi consacre sa thèse à ces collections muettes d’images extraites de la profusion éditoriale – journaux illustrés, publicités, cartes à jouer, décors imprimés, etc. S’il est possible de reconstituer la fonction de certains recueils, comme les albums pédagogiques réalisés à des fins éducatives, avant que l’édition commerciale ne pourvoie à ces besoins, il est souvent difficile d’interpréter ces montages, lorsque leur usage n’est pas documenté.
Grâce à l’entremise de Nathalie Sebayashi, j’ai eu l’opportunité de rencontrer l’historien d’art et collectionneur strasbourgeois François Petry, que je remercie pour son amabilité. Le but de notre visite était la consultation de deux albums factices réalisés à partir de la collection de portraits de personnages historiques réunis par le bibliophile Perrot au XVIIIe siècle. Cet ensemble fournit des indications précieuses pour réfléchir sur le lien entre la circulation des images et la construction de la célébrité.
De provenances diverses, les portraits, le plus souvent gravés d’après un tableau, ont été soigneusement découpés et collés sur un beau papier de grand format. Distribués par personnalités, elles-mêmes rangées par ordre chronologique, les portraits sont organisés par formats et par proximité de ressemblance (face, profil, ou variantes à partir d’une même source). Les sous-ensembles les plus abondants sont logiquement ceux des principaux souverains français (François 1er, Henri IV, Louis XIV…).
Etendue sur trois siècles, la collection permet de vérifier l’étrange contrat avec la ressemblance, qui semble porter sur l’établissement d’une convention reconnaissable, soit la ressemblance entre eux des portraits d’un même personnage, plutôt que celle avec le sujet. Rendre identifiable un “grand homme” est d’abord l’exercice des dessinateurs, habiles à figer un canon qui facilitera la multiplication des produits d’édition.
Autant que d’une histoire visuelle, ces portraits portent en effet la trace d’une histoire éditoriale. La plupart des images ont été prélevées dans des recueils ou des séries historiques, dont le découpage a souvent conservé la légende ou une partie du décor.
Dans ces productions, le portrait des rois et des princes est l’accompagnement obligé du récit biographique, marqueur d’un degré éminent de célébrité, mais aussi d’une répétition prolifique, à travers l’essor de la vulgarisation illustrée. Ce n’est pas par hasard que l’album s’ouvre sur le portrait de François 1er, que son plus récent biographe, Didier Le Fur, décrit comme «l’un des premiers rôles dans le roman de l’histoire de France. Roi chevalier et prince modèle de la Renaissance pour les uns, souverain dominé par les femmes et chantre de l’intolérance religieuse pour les autres, le vainqueur de Marignan est écrasé par ses légendes.»
Le sujet du portrait est donc d’abord le héros d’une histoire. Collection d’images orphelines, les albums de Perrot proposent une manière de démonstration par l’absurde du poids du récit, en ne retenant que l’accompagnement visuel d’une longue construction historiographique. La répétition de portraits identiques, reproduits ou recopiés à partir d’une même source, suggère la dimension de ressource économique de l’image des personnages célèbres.
Loin de l’idée du portrait comme principal véhicule de la notoriété, tel que le définit Nathalie Heinich dans De la Visibilité, c’est le travail d’héroïsation et son exploitation commerciale qui forment l’indispensable terreau de la construction réputationnelle. Si l’impression gravée participe depuis la Renaissance à la diffusion de l’image des grands hommes, c’est d’abord parce que leur vie ou leurs actions focalisent l’attention, ensuite parce que leur notoriété alimente le désir fétichiste du public de se rapprocher des héros. Dans ce cas comme dans l’ensemble des usages narratifs, dissocier le récit de sa figuration est aussi peu pertinent que de désolidariser le signifié du signifiant.
A tout lecteur français, la consultation de l’album Perrot semble proposer des repères familiers. Ce n’est pourtant que parce que l’observateur partage la connaissance des vies des principaux souverains qu’il peut donner un sens à cette série. La compétence du destinataire restitue le récit évacué par le dispositif, comme c’est souvent le cas des images narratives – le décor d’une église fournit un autre exemple de cet exercice de corrélation aussi banal qu’indispensable. Ce n’est donc pas parce que le récit est absent qu’il est superflu. Au contraire, son apparente omission est la marque du mécanisme de reconstitution implicite, qui le suppose connu de tous.
- Lire également sur ce blog: «Le portrait, du théâtre dans la photo», 18/09/2016.
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