Les pratiques de contrôle de l’image de soi par l’autocensure, notamment la présentation masquée des acteurs du mouvement étudiant du printemps dernier, ou encore les stickers collés sur les visages des enfants par leurs parents, ont retenu l’attention dans la période récente. Ces formes de monstration paradoxale semblent aller à l’encontre des comportements exhibitionnistes volontiers mis en avant depuis les débuts du web.
Pourtant ces manifestations d’une hypervisibilité ostentatoire vont souvent de pair avec des formes de protection de l’identité, dont la plus courante, le pseudonymat, passe également pour une signature emblématique de la présence en ligne.
On comprend mieux ces comportements apparemment contradictoires d’exhibition ou de masquage si on admet de les considérer comme une gamme de réponses à la situation de communication particulière suscitée par les technologies de l’information. Dans sa thèse sur les réseaux sociaux, la chercheuse danah boyd a caractérisé cette situation par trois traits principaux: les publics invisibles, l’effondrement des contextes et la confusion entre public et privé1.
On peut essayer de se représenter ces caractères à partir de la comparaison avec le schéma des fonctions du langage du linguiste Roman Jakobson, qui décrit la production du message d’un émetteur vers un destinataire dans la communication verbale2.
Avec les textos ou les messageries privées, les outils numériques permettent d’émuler cette interaction de pair à pair. Mais avec le web interactif ou les réseaux sociaux, ils donnent aussi accès à un mode d’échange plus ouvert: la conversation publique en ligne. Celle-ci modifie au moins trois des paramètres classiques de la communication. Au lieu d’une profération unique et non réitérable, le dispositif numérique étend la temporalité de la mobilisation du message, qui reste consultable après avoir été produit, et peut souvent être rediffusé dans un nouveau contexte. Cette rémanence fait perdre à l’émetteur le contrôle du canal (ou contact) et celui du contexte d’énonciation.
Mais la modification la plus importante concerne le statut du destinataire. Alors que l’interaction verbale implique un interlocuteur défini, la conversation en ligne, lorsqu’elle est paramétrée pour être publique, expose le message à un groupe indéfini, composé à la fois des participants actifs (réponses, likes, rediffusion) et des lecteurs passifs, dont l’extension dépend du degré d’attention, amplifié par l’algorithme, et qui peut croître de manière imprévisible en cas de rediffusion virale.
Si l’on admet que la détermination du destinataire rétroagit sur la production du message (par exemple sur le choix de la langue, qui doit être commune aux deux interlocuteurs), on comprend que l’indétermination sociale et temporelle qui caractérise la conversation en ligne affecte considérablement l’échange.
Le terme de «public» («audience») retenu par danah boyd est tout à fait approprié. On parle d’un «public» dans une situation où la communication d’un émetteur s’adresse à un groupe large et en partie inconnu, comme dans la performance théâtrale. Appelons communication sociale cette forme particulière d’interaction, non encore décrite par la linguistique.
S’adresse-t-on à un public comme à un destinataire identifié? Les comportements d’autocensure montrent la nécessité d’adaptations particulières. On peut comparer la conversation publique avec une interaction avec un inconnu. Dans ce cas, le locuteur adapte sa communication, en choisissant par exemple un sujet anodin et supposé partageable, comme le temps qu’il fait. La multiplication des vidéos de chatons sur internet prend ici tout son sens: celui d’une «captatio benevolentiæ» visant à minimiser les risques d’une interaction hasardeuse
Mais la situation de communication sociale est plus complexe, car elle expose simultanément à des interlocuteurs aux positions diverses, qui peuvent réagir chacun de façon différente. Contrairement au postulat des bulles de filtre, la conversation en ligne soumet l’émetteur à une interaction plus étendue que les échanges traditionnels, protégés par les mécanismes de constitution des groupes sociaux. La conflictualité potentielle ou les occasions de malentendus y sont amplifiés par l’écart social des participants ou par l’interprétation incorrecte des contextes.
L’adaptation de l’émetteur repose alors sur une série de paris sur les comportements simultanés d’une audience composite. Par hypothèse, on peut considérer le public comme l’agrégation d’un ensemble de destinataires compris entre ceux dont les positions ou les opinions sont proches ou compatibles avec le message exprimé, susceptibles de réagir de manière positive, et ceux dont les positions sont au contraire les plus éloignées, susceptibles de réagir de manière négative. Entre ces deux pôles (appelons-les Alliés et Opposants), existe un éventail de positions largement distribuées, y compris une forme médiane ou neutre, dont l’accès au contenu n’est manifesté que par le compteur de vues. Une variante adaptée à la communication sociale du schéma de Jakobson peut donc se présenter comme suit:
Tout le monde n’interagit pas de la même façon sur les réseaux sociaux, et chaque message peut s’adresser à des publics différents. La formule qui règle les stratégies de communication dans la conversation publique peut se résumer à la détermination d’un niveau d’exposition par le biais des choix d’énonciation. Pour chaque message, le locuteur adapte sa formulation en fonction du degré de proximité ou d’éloignement du public visé. Une formulation allusive s’adressera en priorité aux Alliés, tout en protégeant l’émetteur des interactions avec les Opposants. Une énonciation provocante sollicitera au contraire les Opposants, tout en mobilisant l’appui des Alliés. On retrouvera au théâtre, et plus particulièrement dans ses formes populaires, comme le théâtre de rue, une gamme similaire de stratégies d’interaction avec un public composite.
Le caractère indéfini de l’audience explique le privilège de l’argumentation dans la conversation en ligne. Le philosophe Jürgen Habermas explique que la rationalité est un attribut fondamental des échanges dans la sphère publique. L’observation de la conversation numérique montre que ce trait résulte de l’expérience de l’interaction entre interlocuteurs inconnus, où la reconnaissance préalable de l’autorité s’efface, et où le recours à un argument rationnel s’avère la façon la plus efficace de convaincre une audience non acquise.
L’introduction des images dans la conversation en ligne peut être analysée à partir du modèle de la communication sociale. Ce sera l’objet d’un autre billet.
7 réflexions au sujet de « Le destinataire inconnu, ou la communication sociale »
Cinq personnes sont nommément citées dans cet article, quatre hommes et une femme : le virulent néo-féministe que vous êtes n’aura pas manqué de mettre des Majuscules de Majesté aux initiales des prénoms et des noms propres des quatre hommes, et de renvoyer la seule femme à son statut d’objet et de nom commun (à moins qu’il ne s’agisse d’un nom sale ? Parce que c’est vrai, les femmes c’est toujours un peu sale…), en renvoyant son nom à l’obscurité des minuscules initiales.
C’est amusant, je trouve : un lapsus calami parfaitement réussi. Il y a longtemps que je pense que les néo-féministes (hommes et femmes, bien entendu) sont les vrais phallocrates de notre époque et qu’ils ne font que rhabiller le patriarcat pour lui donner des vêtements plus modernes et un peu plus décents. Ce billet et son laspus, que je n’ose ici qualifier de séminal, en est la plus parfaite illustration: on ne peut pas se déguiser bien longtemps !
@Armande de la Sinne: Votre statistique est inexacte. Le nom de danah boyd s’écrit bien en minuscules. Cette graphie n’a rien d’un lapsus: elle relève d’un choix revendiqué de l’auteure, dans une démarche de réappropriation personnelle, qui l’a conduite à modifier officiellement son état-civil. Ses différents éditeurs, aux Etats-Unis comme en France, se conforment à cet usage. Voir: https://cfeditions.com/boyd/danah/
(j’avais vu les minuscules mais comme je ne désire pas me montrer ici social-traître – comme on disait dans des temps immémoriaux…- je m’étais phallocratiquement tu) cependant moi ce qui m’a fait bondir c’est le « émuler de pair à pair » : le vie de blogueur, pas toujours facile hein… :°))
Je me demande quel est l’intérêt pour son auteur de publier la photo d’une mère, portant des lunettes de soleil, avec son gamin (ou sa gamine) affublé d’un masque grotesque « stické » après coup.
Il eût mieux valu que ce cliché familial reste dans le téléphone ou le tiroir de la commode. ;-)
@Dominique Hasselmann: L’exemple d’autocensure publié ci-dessus (avec l’autorisation de sa propriétaire) n’est pas un cas isolé, mais un traitement qui se répand sur les réseaux sociaux, en parallèle avec d’autres formes de masquage, qui marquent leur respect et leur attention pour les questions de droit à l’image. Plutôt que de condamner ce comportement, il me semble plus intéressant de comprendre ce qu’il signifie: une tentative de contrôle a priori de l’exposition, sans perdre le bénéfice du partage. Il s’agit sans conteste d’une expression complexe, que j’analyse comme une réponse aux contraintes particulières de l’environnement numérique. Par ailleurs, je trouve ce cliché (et son éditorialisation) particulièrement réussis!
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