(Chronique Fisheye #35) Y a-t-il trop d’images? Depuis la transition numérique, cette idée est devenue pour beaucoup une certitude. En 2015, l’historien de l’art Horst Bredekamp ouvrait son essai Théorie de l’acte d’image par l’évocation du «déferlement d’images», explicitement associé à l’industrie du divertissement: «Les myriades d’images qui, jour après jour, jaillissent sur les téléphones mobiles, les écrans de télévision, sur internet et dans la presse écrite, partout dans le monde, comme si la civilisation actuelle voulait s’enfouir dans une sorte de cocon d’images1».
Récemment paru, le troisième numéro de la revue d’histoire de la photographie francophone Transbordeur fournit une réponse aussi élaborée que précise à cette impression diffuse2. Issu d’un colloque organisé en 2017 à l’université de Lausanne, sous la direction d’Estelle Blaschke, Olivier Lugon et Davide Nerini, ce volume propose un déplacement fondamental de la question des images techniques, en plaçant celles-ci sous le signe de l’information. Plutôt que de suivre la pente qui réduit la photographie à ses applications esthétiques, la revue rouvre le dossier de l’histoire technique des images d’enregistrement au XXe siècle, trop souvent considéré comme une variable secondaire, après la mise au point des principaux procédés au XIXe siècle.
En étudiant aussi bien l’influence sur le journalisme des premières formes de transmission des images, ou téléphotographie, dans les années 1930, la mise au point de leur production électronique ou de leur stockage magnétique, constitutives de la vidéo, ou encore les utilisations subversives de la photocopie dans les années 1970, Transbordeur déploie l’archéologie de problèmes que l’on croyait à tort issus de la seule technologie numérique. Au-delà de la circulation de l’information, la revue explore également la question de son organisation, à travers les rapports du document visuel à l’univers de l’archive, via les applications du microfilm en bibliothèque, les évolutions du catalogage des photographies dans les collections institutionnelles, ou encore les investigations récentes en intelligence artificielle.
Par l’ensemble de savoirs ainsi mis en résonance, ce numéro produit un effet théorique puissant. Au lieu du paysage traditionnel de disciplines en tunnel – photographie, cinéma – étudiées de façon distincte, et principalement sous l’angle de leurs usages culturels, on aperçoit un bouillonnement d’innovations et de recherches qui confèrent à l’image un rôle d’enregistrement, de diffusion ou d’agencement de l’information. Plutôt qu’un média surnuméraire, le document visuel apparaît comme un instrument prometteur pour faire face à l’immense flux de données que produisent et consomment les acteurs de la société industrielle.
C’est en découvrant ce nouvel horizon qu’on se rend compte à quel point l’inquiétude de la profusion des images découle de la vision traditionnelle d’une icône qui doit être rare pour rester précieuse. Dans cette approche léguée par l’histoire de l’art, tout comme la prolifération des formes culturelles, devenues de vulgaires produits d’une industrie sans âme, celle des formes visuelles ne peut que contribuer à leur désacralisation.
Cependant, comme le notait Walter Benjamin, l’image à l’ère de sa reproductibilité technique a profondément changé de nature. Ce qu’elle conserve de l’héritage iconographique est la capacité à transmettre des messages sous la forme familière des apparences sensibles. Mais son adaptation à l’âge documentaire s’accompagne d’une mutation de ses usages. Reproduire, transmettre, diffuser, conserver, classer de l’information: à plus d’un égard, la gamme des emplois du support photographique au XXe siècle anticipe et annonce les applications des technologies numériques.
La réponse de la revue à la question d’un trop d’images est donc nette. L’inquiétude qui peut se manifester ne porte pas sur un gaspillage de la ressource visuelle, mais sur l’incapacité à l’organiser. A cet égard, l’introduction du numéro fait remarquer qu’il est rare que les images nous parviennent «dans l’état chaotique et quelque peu menaçant suggéré par ces critiques». Non seulement parce que les éléments de leur contextualisation sont le plus souvent fournis par la source, mais plus encore parce que l’image constitue en elle-même un outil d’orientation et d’identification des contenus. Déterminée par l’histoire documentaire du XXe siècle comme une ressource informationnelle, l’image s’est imposée comme un indispensable véhicule de connaissance. Il n’y aura jamais trop d’images – telle est la revigorante conclusion que suggère la lecture de cet ouvrage.
11 réflexions au sujet de « Il n’y aura jamais trop d’images »
Je n’ai pas lu l’ouvrage, mais je doute.
Pour une fois, je ne suis pas d’accord!
On ne dira pas, en effet, « il y a trop de concepts ». Ni « trop de musique ». Parce que dans le premier cas un concept non-pensé n’existe pas, et la « reproduction mécanisée des concepts » n’a pas été inventée, et dans le deuxième cas parce que la musique subie, ou qu’on n’écoute pas, n’en est plus: on appelle cela, intuitivement, du bruit.
Si on appelle encore « image » sa reproduction mécanisée lorsqu’elle est imposée, c’est probablement pour plusieurs raisons, entre autres parce que même dans ce cas l’image a encore des effets calculables, et utilisables. Il n’empêche, ce n’est pas parcequ’on appelle encore « image » sa reproduction mécanisée imposée de manière souvent délibérée et calculée, voire finement ajustée, et participant à l’accroissement du chaos subi, qu’on peut l’assimiler à l’image crée par l’activité de la pensée, avant l’ère de la reproduction de masse, dans une relation entre le créateur et le receveur, moins écrasante, moins dominante et plus égalitaire.
Pourquoi ne retenir, lorsqu’il s’agit d’images, que celles qui sont imposées, au détriment des autres? Pourquoi y aurait-il plus d’«images imposées» que n’importe quel autre contenu imposé? Pourquoi ne pas souligner que la «reproduction mécanisée» a aussi permis de faire accéder à la visibilité l’image des minorités et l’image de soi, plus que ne l’a jamais autorisé aucun procédé «auratique» (au grand dépit des conservateurs qui, tels Baudelaire, auraient préféré réserver l’avantage de la représentation aux privilégiés)? L’histoire visuelle ne se réduit pas aux raccourcis qui vous arrangent.
J’ignorais que la reproduction mécanisée des images a ouvert l’accès à la visibilité l’images des minorités. Parlez-vous des premières gravures encyclopédiques montrant les peuplades colonisées ? Ou, à peine mieux, les photos esthétisantes du « national geographic »? Mais qu’avons-nous gagné par cet « accès à la visibilité » que vous semblez considérer comme allant de soi que c’est un progrès ? Personellement, je trouve l’orientalisme d’un Delacroix infiniment plus sympathique et plus franc dans sa naïveté assumée, presque « honnête » si j’ose dire, que les photos d’Afrique ou du Bangladesh ou de Calcutta que l’on voit dans les journaux et magazines, comme si, quelle que soit l’intention et l’éthique personnelle du photographe, le procédé même de fabrication de ces images pervertissait l’objet dès le départ, de manière plus sournoise encore que lorsque c’était fait à la main. Un peu comme l’intelligence artificielle, qui sous ses apparences froides opère en fait, un racisme au carré, plus retranché encore, et plus sournois, que le bon vieux racisme de nos ancêtres.
A votre avis, qu’a vu Baudelaire pour être si fâché par le daguerréotype? Des photos de fleurs?
« La société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal. Une folie, un fanatisme extraordinaire s’empara de tous ces nouveaux adorateurs du soleil. D’étranges abominations se produisirent. En associant et en groupant des drôles et des drôlesses, attifés comme les bouchers et les blanchisseuses dans le carnaval, en priant ces héros de bien vouloir continuer, pour le temps nécessaire à l’opération, leur grimace de circonstance, on se flatta de rendre les scènes, tragiques ou gracieuses, de l’histoire ancienne. Quelque écrivain démocrate a dû voir là le moyen, à bon marché, de répandre dans le peuple le goût de l’histoire et de la peinture, commettant ainsi un double sacrilège et insultant ainsi la divine peinture et l’art sublime du comédien. »
Pour un état récent de la question, voir: La visibilité des anonymes. Les images conversationnelles colonisent l’espace public.
Manifestement votre citation donne raison à Laurent Fournier. La représentation de la représentation ne semble pas rendre justice en quoi que ce soit aux « minorités ». Sans revenir à Adorno et à une idée de production mécanisée abêtissante, ce qui est proposé dans la citation leur assigne un rôle et des attitudes.
En devenant des sujets il ne deviennent pas des Sujets.
Cela me fait penser aux truands qui reproduisent les truands de cinéma. Le marginal est rattrapé par la culture industrielle.
Plus généralement tout cela conduit à un processus de civilisation à la Elias. A la fin, ce sont les « dominants » qui donnent à la fois la technique et les codes. Il restera ensuite aux universitaires à gloser à l’infini sur les marges de manœuvres et les détournements. Mais comme toujours, c’est oublier un peu vite que le charivari permet le fonctionnement « as usual » de la société. Et un jeu (à tous les sens du terme) bien cadré permet la résilience du système.
@chapo lisa: Je ne suis pas certain de bien comprendre vos réflexions ni vos présupposés, étant moi-même assez éloigné des positions d’Adorno à propos de la « reproduction mécanisée » (expression elle-même assez criticable). On a fait du chemin depuis, et je suis pour ma part plus proche des thèses de James Scott et des subaltern studies sur les questions de visibilité des minorités, phénomène global complexe, mais parfaitement identifiable à l’échelle historique. Les réactions de panique morale, comme celle de Baudelaire, sont des indicateurs typiques de modifications de la sphère publique.
Les subaltern studies: Est-ce que Chakravorty-Spivak, dans « can the subaltern speak? » (« est-ce que les assujettis, les implicites peuvent parler ? « ) qui est la question centrale qui domine les subaltern studies, n’a pas montré qu’elle est sans réponse, et que la notion de « subaltern » (assujettis, implicite), s’y on s’y accroche de manière trop fixe, ouvre la voie, une autoroute, au discours dominant, sous la forme du politiquement correct ?
Les media portent aux nues les assujettis qui ont réussi, qui font des « app » pour facebook ou deviennent pdg de Google, pour mieux cacher que les drones et la surveillance s’appliquent toujours aux mêmes. Et si un drone qui fonctionne sur la base des photos prises par le téléphone de sa cible même, ce n’est pas de la « reproduction mécanisée des images » réduites par l’IA à du « pattern matching », alors qu’est-ce que c’est ?
Vous avez raison: pour éviter d’«ouvrir la voie au au discours dominant» (le diabolique «politiquement correct»), il est donc préférable d’invisibiliser les minorités, et de renoncer à toute «reproduction mécanisée des images» (comme la production de pièces de monnaie ou de timbres)… J’ai bon? :D
Cher André Gunthert, je suis plutôt un fan de votre blog, et je trouve que les questions qui sous-tendent cette petite polémique méritent mieux que des formules à l’emporte-pièce. Je suppose que vous appelez les « minorités » ce que les locuteurs anglais appellent les « subaltern », c’est-à-dire les gens et les cultures qui sont « minoritaires » (ou « marginaux ») dans la culture dominante (ou « légitime » au sens de Bourdieu), mais qui en nombre et même en termes de quantité et diversité de production culturelle, sont très majoritaires. Mais ils sont éparpillés, ce qui les empêche de se compter. Friedrich Schiller avait déjà remarqué, il y a 200 ans, que les jeux populaires sont beaucoup plus divers et moins uniformes que ceux des jeux des classes raffinées (et il ajoute, malicieux, que « c’est un phénomène facile à expliquer » et c’est dommage qu’il ne nous ait pas donné sa version car c’est là que ça serait devenu vraiment intéressant!) Personnellement je traduirais plutôt « subaltern » par « assujetti » ou « implicite » (comme les serviteurs sont à la fois indispensables et invisibles, c’est-à-dire implicites, et on ne realise leur présence que lorsqu’ils se révoltent, réclament une augmentation, ou tombent malades).
Pour moi l’article de Chakravorty-Spivak, « can the subaltern speak? », pose les limites de ce concept, que je résumerais, en langage simple, ainsi: A partir du moment ou les assujettis se mettent à parler, ils ne sont plus assujettis. Evidemment quand on dit ça on n’a rien dit, à part une évidence, et la seule chose intéressante est de savoir comment cette transformation peut être effectuée dans la pratique. A part d’être une des rares intellectuelles à avoir lu les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (de Schiller), Chakravorty-Spivak est surtout une disciple de Derrida, et je ne peux pas m’empêcher de penser à Derrida lorsqu’il disait que tout discours (et tout discours est dominant par définition, il n’est discours audible que dans l’exacte mesure ou il est « dominant », « légitime », de la même manière que l’architecte et enseignant Bernard Huet disait: « Il n’y a pas d’architecture d’opposition »), que tout discours, donc, disait Derrida, porte en lui la possibilité de sa propre déconstruction. La déconstruction donc, est l’irruption de la vie dans le mécanisme bien rôdé du discours, sa possibilité de grandir, et (là je m’inspire librement de Gödel, Turing et Wittgenstein), le germe de sa propre déconstruction dans tout discours n’est pas un signe de son imperfection mais de son honnêteté, la preuve qu’il porte une vraie signification et pas une tautologie. Pour paraphraser Gödel, soit un discours est substantiel, soit il est complet. Mais il ne peut pas être les deux à la fois.
Encore une fois, en disant ça on n’a encore rien dit, et il faudrait développer les détails, et en particulier Derrida a bien décrit comment la déconstruction, en elle-même une opération non-violente, mieux même, un véritable travail de sauvegarde, de sauvetage, un peu comme on sauve les monuments de notre patrimoine des assauts des bandits financés pas les promoteurs (ce n’est pas un hasard si Lafarge a été durant 3 ans le fournisseur exclusif en ciment de l’Etat Islamique) comment le travail patient et non-violent de la déconstruction doit faire face à la violence qu’il déchaîne, violence intrinsèque, contenue depuis le début, dans les structures mêmes du discours officiel, et bien sûr de tout discours, car tout discours peut avoir la malchance de devenir un jour officiel. (On se rapproche là de René Girard, qui lui aussi situe la violence à l’origine de tout ce qui existe, mais il ne faut pas pour autant rejeter toute création comme intrinsèquement mauvaise, et Girard même s’il en donne parfois l’impression, ne franchit pas ce pas).
Bref, trêve de bla-bla et prenons un exemple, qui vous tient surement à cœur: Les Gilets Jaunes. Leur signe de ralliement, un gilet jaune, est un exemple évident de « reproduction mécanisée des images ». C’est un accessoire vestimentaire qui a été conçu pour signaler la présence d’un travailleur dans une zone dangereuse (routes ouvertes à la circulation, chantiers où des engins circulent, usines où des machines dangereuses opèrent) et qui symbolisait, avant leur mouvement, les travailleurs à la fois utiles et légitimes, ceux qui font un travail jugé à la fois nécessaire et dangereux, et à qui la société accorde, au moins symboliquement en leur attribuant un gilet jaune, une protection. (On peut admirer la belle intuition du choix de ce symbole, qui souligne que ce ne sont pas eux les casseurs, mais l’élite qui s’approprie leur travail, et qui ne leur accorde en échange qu’une protection symbolique, le gilet jaune). Ce symbole, le Gilet Jaune, semble a priori conforter votre thèse: La reproduction mécanisée des images peut être un support pour la visibilité de ce que vous appelez les « minorités » mais que je préfère appeler les « assujettis ». (difficile de soutenir que 84% des français sont une « minorité »).
Mais je crois qu’il faut y voir au contraire une déconstruction, un renversement complet. En effet, les Gilets Jaunes ne portent pas un gilet jaune pour aider les CRS à mieux viser. La fonction initiale du gilet n’existe plus. La nouvelle fonction est un discours complètement nouveau, que jamais les créateurs-concepteurs du gilet jaune n’auraient pu imaginer, et qui, paradoxe intéressant, va sûrement imprimer sa marque dans l’histoire bien plus profondément que sa fonction initiale: C’est un geste de réappropriation de la dignité de l’existence au quotidien, marquée par les tâches subalternes et les risques qui leur sont inséparables. C’est devenu un symbole du courage.
La reproduction mécanisée de l’image n’existe plus, elle n’agit plus, pas plus en tout cas qu’elle n’agit sous la forme des lettres qui composent le texte que je compose en cet instant sur l’écran de mon ordinateur. Les Gilets Jaunes ont « de-mécanisé » l’image des gilets jaunes: En se réappropriant ce symbole des tâches subalternes, mais qui réclament protection et respect, les Français en ont fait certes un élément de vocabulaire, mais preuve de leur bon sens et de leur bon gout, sans non plus l’esthétiser (par exemple comme se serait senti obligé de faire tout « communiquant » d’un chanteur sur un vidéo-clip) mais en en faisant le support neutre, la toile sur laquelle ils inscrivent leurs expressions et idées individuelles. Le gilet jaune n’a pas plus de signification « profonde » que la lettre « e » dont nous nous servons pour écrire et lire. C’est la manière dont il est porté, le lieux ou il est porté, ce qu’on écrit dessus, ce qu’on porte en même temps et ce qu’on fait en le portant, qui ont un sens. Ce sont ces choses qui font des images, multiples, diverses, et parfois ambigües, et plus du tout le gilet jaune dont la fonction initiale, unique, et conçue pour être aussi « neutre » que possible, a été complètement balayée.
Allez-vous insister qu’il s’agit là quand-même de la « reproduction mécanisée d’une image »? J’attends votre réponse avec impatience!
Je vous propose de laisser de côté les «images mécanisées» – expression dépourvue de définition, ce qui fait que je ne comprend pas grand chose à votre «dé-mécanisation»… (Pour moi, les images sont des artefacts en 2 ou 3 dimensions, à ne pas confondre avec l’usage métaphorique paresseux du terme, qui aperçoit en tout symbole, représentation ou projection une «image» – autant dire qu’à ce degré de flou, on ne risque pas d’y voir plus clair…)
Des images, on peut industrialiser soit la diffusion (estampe, image d’Epinal, internet), soit l’enregistrement (photographie, vidéo), soit la transmission (bélinographe, télévision). Chacun de ces moyens a des effets différents sur ce que j’appelle pour ma part la visibilité publique des minorités (là encore, on peut s’épargner les querelles stériles de vocabulaire: quoique les femmes représentent la moitié de la population, nul ne peut nier qu’elles ne bénéficient pas d’une égalité de statut avec les hommes). Bien entendu, il ne suffit pas d’être apparent pour être légitime. Mais le combat pour la reconnaissance, entreprise globale qui nécessite la mobilisation de tous les instruments disponibles, passe aussi par l’accès à l’exposition, comme en attestent les revendications de toutes les minorités, qui bataillent pour s’assurer une meilleure visibilité dans la sphère publique.
Il apparaît clairement (et assez logiquement) que l’abaissement des barrières à l’entrée de la diffusion des images, qui a pour effet une augmentation de leur accessibilité économique, étend les publics concernés, et modifie par voie de conséquence les contenus diffusés, qui s’adaptent à ces nouveaux publics. Ce que vous dénommez «mécanique», je l’appelle donc «social» (c’est même le titre de ce blog), parce qu’il ne me semble pas pertinent de caractériser par le seul point de vue de la technique de production des évolutions dont les effets les plus importants sont culturels, politiques et sociaux.
Les deux exemples les mieux connus de ces processus sont les usages de l’imprimerie au service de la Réforme au XVIe siècle (qui s’étendent également à l’image, via l’estampe, et accompagnent la première diffusion de caricatures politiques); et les premières décennies du spectacle cinématographique, qui se tourne d’abord vers les classes populaires, avec des incarnations puissantes comme le vagabond Charlot. On est d’accord que les films burlesques n’ont pas abattu le capitalisme – mais à vrai dire, rien n’a abattu le capitalisme (seul le dérèglement climatique y mettra peut-être un terme). Je ne suivrai donc pas ici la vision militante, qui attend la victoire définitive sur la domination, et néglige par conséquent les épisodes de révolte, les batailles perdues, et même les batailles gagnées. De mon point de vue d’observateur, je vois un paysage plus complexe, où les illustrations de Luther et les films de Charlot ont participé hier, comme les vidéos des Gilets jaunes aujourd’hui, à des formes de lutte dont le caractère social et politique me paraît évident.
André Gunthert, vous écrivez:
« les images sont des artefacts en 2 ou 3 dimensions, à ne pas confondre avec l’usage métaphorique paresseux du terme, qui aperçoit en tout symbole, représentation ou projection une «image» »
On sens le débat avec Bredekamp qui resurgit, là…
Mais pourtant votre définition ne fait que rejeter Bredekamp, qui voit l’interprétation comme un élément constitutif de l’image, dans les marges. Car qu’est-ce qui distingue un « artefact » d’un tas de matériaux réunis par le hasard -voire par la « paresse »!!! Rien de matériel ne les distingue, un artefact est un objet matériel auquel quelqu’un a donné le statut d’artefact, comme tout un chacun le vit au quotidien avec les téléphones portables et les « selfies », etc. qui transforment toutes les anecdotes même les plus insignifiantes de nos existences en « artefacts » gravés dans le marbre du cloud numérique de google (dont l’IA se charge d’en extraire, dans le secret dont sa survie dépend, un « sens » si j’ose dire, très matériel, et bien sûr, autofinancé!)
Non, la seule chose qui distingue un « artefact en 2 ou 3 dimensions » de tout le reste, c’est ceci: Quelqu’un a décidé que c’en est un. Ce n’est pas un recours à l’autorité, ni du formalisme. Il n’y a pas d’autre manière de vérifier que c’est bel et bien un « artefact ». Des pans entiers de l’art contemporain reposent sur ce jeu: qui est-ce qui « fait » l’artefact, et comment, et pourquoi, etc. Dans un mouvement parallèle, la notion de « fake news » et ses enjeux politiques cruciaux, dépendent de cela même. Qui a le pouvoir de décider qu’un ensemble de faits constitue une information qui mérite d’être rapportée? A peu près tout le monde, et c’est cette constatation, bien tardive après tout, que l’autorité n’est plus nécessaire à la constitution d’une « information » qui affole le pouvoir.
Si j’ai bien compris, c’est bien ça « l’acte d’image », non? L’image est bien un procès, pas un objet. A moins de s’exclure soi-même de ce qui définit une image.
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