Pas d’icône pour les Gilets jaunes

(Chronique Fisheye #38) Par sa durée, son extension territoriale, comme par le niveau élevé des violences, la révolte des Gilets jaunes est l’une des plus graves crises sociales françaises depuis Mai 1968. Parmi ses conséquences immédiates, on peut observer une altération profonde du climat politique et une dégradation de l’image d’un gouvernement dont les débuts, à peine un an et demi plus tôt, paraissaient prometteurs.

Au regard de la signification historique du conflit, et en attendant l’examen rétrospectif qui permettra d’en approfondir la compréhension, on peut se demander comment la photographie a contribué à sa perception contemporaine. Il va sans dire qu’il n’est pas question de procéder ici à l’étude, même sommaire, des centaines de milliers de clichés produits au cours des affrontements. En revanche, on peut dresser un premier bilan de la représentation de la crise dans l’espace public, à travers le filtre proposé par le dialogue des grands médias et des réseaux sociaux.

Constamment abreuvé par des milliers de sources, ce filtre a été d’une extrême efficacité pour sélectionner les images les plus représentatives d’un conflit, dans lequel elles ont joué un rôle de premier plan. Car la crise des Gilets jaunes n’a pas seulement été illustrée par des documents visuels: elle a été en permanence remodelée par l’affrontement des images, photos ou vidéos, brandies comme les preuves de visions contradictoires par les télévisions, les journaux ou les réseaux sociaux.

Le Monde, 14/05/2019, photo Benjamin Girette.

Cette situation inhabituelle résulte des caractéristiques originales du mouvement. Dans le contexte des conflits sociaux, la presse ne fait habituellement pas preuve de beaucoup d’empathie à l’endroit des classes populaires, et adopte volontiers un point de vue légitimiste, mettant en avant la casse matérielle et fermant les yeux sur les violences policières. Mais lors de conflits de moindre envergure, la brièveté de l’exposition médiatique ne permet pas la critique de cette vision de classe, et l’existence d’un porte-parolat institutionnalisé fige le dialogue autour de figures ritualisées.

Dans le cas des Gilets jaunes, deux facteurs vont considérablement modifier la donne. L’extension sur plusieurs mois de la crise fait apparaître les défauts de la couverture médiatique, et la carence d’une expression organisée du mouvement encourage une implication plus large du public dans la discussion et l’interprétation des événements.

Nouveaux outils du dialogue social, les réseaux sociaux fournissent à cette extension de l’échange un terrain apparemment chaotique, mais en réalité fortement structuré par les mécaniques d’amplification de l’attention. Dans un contexte d’affrontement aux racines profondes, qui n’oppose pas seulement les Gilets jaunes au gouvernement, mais plus largement les classes sociales et les sensibilités politiques entre elles, les vidéos et les photos apportent à l’argumentation leur précieuse valeur documentaire, et deviennent rapidement les éléments autour desquels se structure la controverse. Ces échanges sont également suivis de près par les grands médias, en particulier les télévisions d’information continue, qui recyclent volontiers les images sélectionnées par la conversation.

Cette nouvelle structuration de l’information fait rapidement apparaître, à partir du mois de janvier 2019, la question des violences policières. Systématiquement niée par les représentants du gouvernement, la répression du conflit social devient alors le cœur du débat. Parmi les sources qui alimentent ce déplacement, on peut relever les observations effectuées par le journaliste indépendant David Dufresne sur Twitter, souvent illustrées de photographies des blessures effectuées par les victimes elles-mêmes, les vidéos autoproduites par les manifestants, ou encore celles réalisées par de jeunes agences de presse, qui les mettent volontairement à disposition sur les réseaux sociaux, confirmant l’évolution de leur rôle dans la formation de l’opinion.

Si l’on est conduit à se pencher longuement sur les images des réseaux sociaux, c’est qu’aucune photo n’aura entretemps émergé comme une image emblématique du conflit, selon la tradition désormais bien connue des «icônes» photographiques multidiffusées en couverture des principaux organes de presse, comme l’image de la petite haïtienne en 2010 (Daniel Morel), du petit Aylan en 2015 (Nilüfer Demir), ou encore celle de la petite immigrée hondurienne en 2018 (John Moore), qui témoignent d’un large consensus.

Cette courte liste livre immédiatement la clé de l’énigme. Si ces figures mettant en scène des victimes innocentes n’ont jamais trouvé d’équivalent pendant la crise française, s’il n’y a pas eu d’icône des Gilets jaunes, c’est parce que la majeure partie de la presse, malgré le nombre jamais vu des blessés et des mutilés, ne les a jamais perçus et encore moins montrés comme des victimes. Deux photos ayant rencontré un certain succès, celle de Geneviève Legay à Nice le 23 mars, et celle du manifestant étranglé à Nantes le 3 août, en dehors des Actes des Gilets jaunes, confirment a posteriori ce constat.

5 réflexions au sujet de « Pas d’icône pour les Gilets jaunes »

  1. @Leon: Il y a eu des affiches, mais l’image qui a probablement le plus marqué, du côté des soutiens au mouvement, est celle des fresques murales réalisées par le groupe d’artistes Black Lines rue d’Aubervilliers en janvier 2019, en particulier celle qui montre un visage éborgné avec le texte: «Que fait la police? Ça crève les yeux!» (ces peintures ont rapidement été recouvertes, ce qui ne les a pas empêché de devenir virales).
    https://actu17.fr/paris-une-fresque-pour-les-gilets-jaunes-et-2-portraits-geants-de-christophe-dettinger/

  2. paradoxalement, puisque ce n’est pas une image, il me semble que les affiches « Où est Steve ? » représentent un emblème (une icône ?) de notre contemporain – peut-être pas des Gilets Jaunes (leur lutte n’est pas terminée ni close) mais de ce gouvernement : ce sont les exactions de la police qui sont caractéristiques principales de ce gouvernement (Alexandre Benalla en serait alors un parangon)

  3. Bravo pour la clarté de vos analyses, et votre courage. L’une venant de l’autre, surement! Les Gilets Jaunes sont la face visible d’un mouvement bien plus profond que Mai 68, d’abord en termes quantitatifs (en 1970, le nombre d’années que le Français moyen avait passées à l’école était 6 ans, ca donne une idée de la proportion d’étudiants, et leur origine sociale. cf. Hans Rosling, Gapminder, 2012) mais aussi en termes de représentativité. Et puis le renversement est radical: En 68, les étudiants se révoltaient contre l’état, en 2019, les Gilets Jaunes portent des drapeaux Français, chantent la Marseillaise, s’estiment en défenseurs de l’état. Ce qui explique, mais ne justifie pas, la violence extrême des « forces de l’ordre », ou plus exactement de leurs donneurs d’ordre. Et ce qui explique que les media ont beaucoup plus de difficultés, ne parlons même pas de récupérer le mouvement, mais tout simplement de percevoir ce qui se passe. Les « icones » de 68 sont arrivées assez vite, une esthétique relativement consensuelle s’est installée en quelques années, et a percolé très vite dans la publicité et le marché, mais on voit mal la même chose pour les Gilets Jaunes… signe de l’originalité du mouvement, son caractère nouveau, et radical.

  4. Votre billet est une vague reprise des travaux de Rony Brauman et René Backmann contenus dans « Les médias et l’humanitaire – Ethique de l’information ou charité-spectacle » CCFPJ 1996.
    Les gilets jaunes ne sont pas présentés comme des victimes par les médias, avec les conséquences qui en découlent.
    Rien de neuf sous le soleil.

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