Gilets jaunes: pourquoi la vidéo l’a emporté sur le journalisme

Mantes-La-Jolie, 6/12/18; Paris, 22/12/18; Paris, 5/01/19; Bordeaux, 12/01/19.

La crise qui oppose les Gilets jaunes à l’Etat et ses dirigeants n’a pas bénéficié du rôle arbitral en principe dévolu au journalisme d’information, dont la fonction est d’éclairer l’opinion en présentant les faits de façon indépendante. Pendant deux mois, une écrasante majorité des médias, et notamment les grands JT et les chaînes d’info, ont adopté le point de vue du pouvoir, en focalisant l’attention sur les violences des manifestants, et en dissimulant celles bien supérieures occasionnées par la répression la plus féroce jamais observée dans une démocratie depuis 1968 (au 14 janvier, Libération dénombre 93 blessés graves parmi les gilets jaunes, dont 68 par des tirs de lanceur de balle de défense; au moins treize victimes ont perdu un oeil).

Cette asymétrie se vérifie jusque dans les propos du chef de l’Etat. Lorsque celui-ci déclare «n’accepter aucune forme de violence», dans sa Lettre aux Français du 13 janvier, il ne craint pas d’être mal compris par un public qui risquerait d’associer ce terme aux exactions des forces de l’ordre.

Pourtant, à l’ère des médias sociaux, une telle divergence avec le réel ne peut pas résister longtemps à la contre-information alimentée par la communication militante, par divers canaux alternatifs habituellement peu visibles (Brut, Le Média, RT France, Révolution permanente, etc.) et par la diffusion d’extraits vidéos via la conversation en ligne. Cette contre-information a nourri une vigoureuse critique des médias qui, loin de se borner à une «haine» circonscrite aux seuls Gilets jaunes, a concerné une part grandissante du public, qui s’est progressivement détaché d’un récit de moins en moins crédible, au profit d’une information alternative “bricolée” avec les moyens du bord, plus consommatrice de temps et d’efforts, mais plus satisfaisante dans sa restitution du réel.

D’abord invisible pour les grands médias, qui opposent un journalisme présumé objectif à la communication en circuit fermé des militants, ce déplacement du public a fini par alerter les acteurs de l’information eux-mêmes, comme le montre une réunion du CSA du 10 janvier, qui a constitué un tournant dans le traitement médiatique des Gilets jaunes.

Selon le compte rendu du Monde, la journaliste Mémona Hintermann, chargée du dossier, a souligné une prise de conscience de la part des responsables des chaînes, préoccupés par la possible perte d’audience de groupes entiers, mécontents d’une représentation défavorable d’un mouvement approuvé par une majorité de Français. A partir de ce moment, on a pu observer la multiplication des signes d’un rééquilibrage du traitement médiatique, débordé par l’auto-production d’un récit alternatif de l’actualité via la conversation en ligne.

Cette crise majeure de l’information n’aurait pas pu se jouer sans la circulation d’extraits vidéos, séquences autonomes produites par divers acteurs: militants, témoins occasionnels, mais aussi par de jeunes journalistes ou de nouvelles agences (Rémy Buisine, Clément Lanot, Brut, Line Press, etc.), et diffusées rapidement en accès libre sur les réseaux sociaux.

Cette production au plus près de l’événement d’une information à la fois disponible, crédible et partageable s’inscrit dans le prolongement d’une évolution historique, encouragée par la communication numérique. Celle-ci privilégie l’accès direct à un document qui restitue les faits avec un minimum de médiation, donnant au spectateur l’illusion d’avoir assisté à la scène, et d’être capable de juger seul de l’événement. D’une durée qui n’excède pas quelques minutes, le document vidéo présente de préférence une action, un événement ou une performance qui a les apparences de la spontanéité, et comprend l’essentiel des informations nécessaires à sa compréhension.

A ces conditions, il réunit plusieurs propriétés précieuses: celle d’être perçu comme une convocation du réel, une présomption de témoignage, mais aussi une démonstration autosuffisante. Ce genre micro-documentaire a inspiré un nouveau format de news, dont le nom de l’agence «Brut» (2016) illustre bien ces principes.

Deux facteurs en accentuent encore l’efficacité. Dans le contexte de la crise des Gilets jaunes, c’est la défiance envers un récit médiatique ressenti comme orienté, partial et axé sur le commentaire, qui a constitué le principal levier du déplacement vers le document vidéo. L’intensification progressive de la conversation et de la recherche d’information, en proportion de l’amplification de la crise, a également créé une forme de critique et de commentaire participatif, permettant d’établir la validité et la signification des sources.

Plusieurs exemples ont en effet montré qu’un enregistrement vidéo, quelle que soit son authenticité, ne suffit pas à comprendre la réalité d’une situation complexe, ou que l’interprétation d’une image peut prêter à discussion. La première vidéo à faire l’objet d’un large débat participatif a été la séquence filmée par un policier à Mantes-La-Jolie le 6 décembre 2018, montrant l’humiliante interpellation collective d’une centaine de jeunes à genoux, les mains sur la tête.

Si la majorité des réactions s’offusque d’un traitement dégradant, on trouve également des commentateurs pour applaudir la fermeté des forces de l’ordre. L’interprétation des images dépend de la façon de voir les mineurs: comme des enfants d’âge scolaire, que la société doit protéger, ou comme des délinquants justement punis.

Ces caractéristiques imposent de dépasser la simple expression de l’indignation. Pour mieux convaincre, on voit les internautes associer ces images à des situations comparables – traitement des prisonniers de guerre, épisodes historiques ou encore humiliations collectives par les groupes terroristes. Cette forme de lecture symbolique, rarement appliquée au document vidéo, se répand au fur et à mesure de la diffusion du témoignage. Cette propagation suggère que les participants au débat ne prennent pas seulement connaissance de l’information visuelle, mais simultanément des appréciations qui l’accompagnent, et qui contribuent à orienter leur jugement.

Une internaute l’exprime clairement: «Ce soir, je vois les vidéos de Mantes-la-Jolie. Stupeur. Cette vidéo de lycéens, à genoux, en rangs, les mains sur la tête pour certains, attachés pour d’autres, me glace. (…) Puis je lis les commentaires, un peu partout, en réaction à cette vidéo. Beaucoup d’indignation devant ces attitudes inhumaines. Et aussi, aussi… Tous ces autres commentaires, haineux.»

Au fur et à mesure de l’approfondissement de la crise, la critique conversationnelle des vidéos devient un genre en soi du débat public: non seulement comme outil de l’établissement des sources, mais comme une arme argumentative qui met les faits au service d’une lecture politique ou morale. L’épisode des motards (22 décembre) ou du boxeur Christophe Dettinger (5 janvier), qui marquent les Actes 7 et 8, voient le déploiement d’une controverse qui mobilise de nouvelles séquences et réoriente à plusieurs reprises l’interprétation des vidéos. Attestation de la primauté du débat en ligne, le commentaire médiatique postérieur reprend la structure établie par la critique conversationnelle.

Lorsque des camps s’affrontent pour convaincre l’opinion, l’information n’est jamais neutre, mais devient une arme. Dans la crise des Gilets jaunes, les médias mainstream comme le gouvernement ont toujours été en retard d’une bataille. Confrontés à l’alternative construite par les documents audiovisuels, preuves autosuffisantes mobilisables sans intermédiaire, ils ont continué à défendre le privilège de la médiation, sans voir que celle-ci n’a plus aucun pouvoir si elle ne s’appuie plus sur la confiance. La rugueuse crudité de la vidéo, l’autonomie de sa consultation ou l’efficacité de la critique participative sont autant de traits qui dessinent les attentes d’un public qui a acté la faillite des médiateurs, et qui ne compte plus que sur lui-même.

Références

 

12 réflexions au sujet de « Gilets jaunes: pourquoi la vidéo l’a emporté sur le journalisme »

  1. on peut sans doute ajouter à cette dimension purement médiatique celle, économique, du recours au don – ainsi que celui développé pour les postiers des Hauts-de-Seine (9 mois de grève excusez du peu) – qui marque aussi une différence dans les comportements de nos contemporains (tout au moins de la visibilité de ces comportements)

  2. Personnellement je pense que les (apparentes) mutations de la presse écrite sont vaines. Elle est structurellement incapable d’être autre chose que l’image déconnectée du monde que s’inventent les dominants eux=même ne vivant que de l’entre-soi des idées réactionnaires sclérosées de leur milieu de nantis. Tant cette classe d’héritiers (sans légitimité) et cette presse n’ont que mépris pour le « peuple dangereux ». Elles le prouvent chaque jour qui passe sans que rien ne change dans leur perception déformée du réel.
    La chasse aux prétendues « Fake news », elle même n’a fait qu’alimenter, à juste titre, la méfiance envers cette presse et cette classe de « bienpensants » toutes deux s’élevant en censeurs du discours de l’agora. La mise en lumière, désormais incontestable, du parti pris de classe adopté depuis de nombreuses années par la presse, la définitivement discréditée.
    Non seulement le monde politique, autiste et arrogant, mais aussi la presse partisane et prétentieuse, tous deux narcissiques, sont désormais dans une impasse totale où toute mutation est impossible.
    C’est leur reversement au profit de nouvelles modalités s’y substituant qui doivent aujourd’hui être mise en place, elles le seront irrémédiablement sous la seule pulsion démocratique. A moins… d’un régime totalitaire qui aujourd’hui doit tenter ceux qui se voient chanceler (et pour preuve la violence d’état qui est déjà en œuvre).
    Le plus grand danger aujourd’hui c’est la tentation qu’à , déjà, la droite de s’allier avec l’extrême droite au nom d’un « prétendu ordre social » à restauré présentée comme une raison d’état. La dictature pour sauver la démocratie à l’instar de la guerre humanitaire pour imposer la démocratie.

  3. > La répression la plus féroce jamais observée dans une démocratie depuis 1968.

    C’est faire peu cas de la répression policière brutale qui s’exerce dans les périphéries des grandes villes de France quotidiennement depuis des années dans l’indifférence la plus totale de l’opinion.
    On peut même dire que cette répression qui a conduit à la militarisation des méthodes de la police française a bien été accueillie par l’opinion car elle paraissait une réponse légitime aux désordres sporadiques des jeunes banlieusards.
    La militarisation de la répression policière consiste à prendre le contrôle des lieux où se déroulent les contestations en affrontant directement les protestataires pour les disperser et/ou procéder à des arrestations.

  4. Opposer les « media dominés » (pour reprendre l’excellente expression de Hervé Kempf de Reporterre) aux vidéos « brutes » et aux commentaires courts, ne reflète pas l’essentiel de la réalité des media d’aujourd’hui, dont la caractéristique principale est la marginalisation du journalisme d’investigation. Les media possédés par quelques milliardaires (Le Monde, Libération, BFM, etc.) pensaient supprimer l’investigation pour la remplacer par le commentaire, mais elle s’est réfugiée dans les media indépendants qui, de fait, s’appuient beaucoup plus sur l’ecrit que sur la vidéo ou la photo, qui comme media d’expression, associés aux editoriaux et commentaires sont plutôt les attribus des médias « dominés » que des media indépendants, qu’il n’est même pas besoin de nommer tant ils ont un succès croissant et sont faciles à trouver.

  5. Merci pour cette chronique, et merci aussi pour le commentaire de Laurent Fournier, qui resitue l’avenir de l’investigation écrite, ou en donne des pistes.
    Par ailleurs, la violence des événements actuels à la fois ne m’en semble pas le point principal (mouvement social inédit), et à la fois me parait présentée par les vidéos en un affrontement binaire (violence policière / celle de « casseurs ») assez réducteur. J’ai en tête un autre élément constituant un troisième pôle, intrinsèquement lié au mouvement social : les morts, soit 10 personnes. Violence inintéressante ? Accidents de la route ? Quid de l’imagerie sociale sur ce paramètre habituellement mis en avant, cf. de nombreuses analyses percutantes d’André Gunther ici, sur d’autres tensions humaines ?

  6. Il faut que l’événement relaté par les médias impliquent les auditeurs de ces médias pour que ceux-ci se rendent compte de manière critique de l’orientation, je dirais politique, qu’ont ces médias, alors même que pour des événements auxquels les auditeurs directs ne participent pas (événements en général hors de France dans ce cas), il est notoire que ces médias sont tous aussi orientés mais crus par leurs auditeurs. Bien sûr, il ne s’agit pas de faire des procès d’intention ni de clouer les médiateurs au pilori, ni même de traiter les auditeurs (que nous sommes) d’idiots, mais de se rendre compte du travers pervers qu’ont pris les médias avec la société marchande et que le rapport nécessaire de confiance avec les auditeurs est rompu. Il était temps…

  7. @Egide: Vous avez tout à fait raison (voir ci-dessous). Il n’en reste pas moins qu’il s’agit de la répression la plus dure d’un mouvement social.

    «La plupart des autres pays européens ont opéré un changement de doctrine du maintien de l’ordre, adossé à une stratégie de désescalade. L’action policière vise alors à éviter la confrontation physique et l’usage de la violence. On déploie pour ce faire des stratégies de communication avec les groupes mobilisés, en amont et pendant les manifestations. L’absence de recours aux lanceurs de balles de défense et aux grenades de désencerclement entre dans ce type de stratégie.
    La France suit une trajectoire inverse : il y a un recentrement sur les fonctions répressives de la police, ce qui a pour corollaire un élargissement de la “communauté d’expérience” des violences policières. Les groupes sociaux confrontés aux violences policières comprennent désormais non seulement des jeunes hommes des quartiers de banlieues, mais également, lors des conflits récents, des ouvriers, des syndicalistes, des militants de tous bords, des supporters de footballs, des lycéens, des étudiants ainsi que des journalistes. Les “gilets jaunes”, c’est-à-dire des protestataires souvent novices, issus des classes populaires et moyennes, viennent à leur tour grossir les rangs de cette communauté d’expérience.»
    Entretien des Inrockuptibles avec le spécialiste Jérémie Gauthier, enseignant-chercheur à Strasbourg.
    https://www.lesinrocks.com/2019/01/15/actualite/violences-policieres-un-palier-ete-franchi-dans-lusage-de-la-force-par-la-police-111159128/

  8. Toutes les sources citées dans cet article sont des médias « mainstream ». Conclusion: ne vous y fiez pas, c’est de la propagande gouvernementale!

  9. Si vous lisiez plus attentivement mon billet, vous auriez remarqué que je parle d’un « tournant » après le 10 janvier (pour être exact, il faut ajouter à ce virage l’interview de David Dufresne donnée le 7 janvier au Média, et diffusé en libre accès). Les articles postérieurs des grands journaux sont donc représentatifs d’une évolution qui intègre des éléments du récit alternatif, en particulier sur les violences policières.

  10. De la haute invisibilité et du social (une piste)

    gilet de haute visibilité dit « gilet jaune »

    Etant visible même à faible dose, la fluorescéine est utilisée pour tracer les cours
    d’eau souterrains, les résurgences, les fuites, etc.

    Hydrographie, mécanique des fluides…

    « J’ai une maladie: je vois le langage. » Roland Barthes

Les commentaires sont fermés.